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„Moi, je demeure bien plus près. Vois-tu, c'est cette petite maison au coin de la rue. Notre fenêtre est la plus haute, il y a des capucines tout autour."

„Comme c'est joli," dit Lydie avec un soupir.

J'aimerais bien

„Nous n'avons pas de fleurs chez nous. mieux demeurer dans ta maison, que dans la nôtre." „Pourquoi ?"

"Oh, c'est qu'il y a tant de méchants garçons qui me crient des injures et qui se moquent de moi, quand je passe, et une fois même ils m'ont jeté de la boue."

„Les méchants! . . . pourquoi font-ils cela? Moi, s'ils me jetaient de la boue, je leur en jetterais aussi.“

„Mais il ne faut pas rendre le mal pour le mal.“

„C'est drôle, ça," dit Madeleine.

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Tu ne voudrais pas faire

du mal à ceux qui t'en font, ni à Henriette, ni à ces vilains garçons ?"

„Non,“ répondit Lydie, „parce que je sais que Dieu ne le veut pas."

Madeleine resta silencieuse.

„Adieu,“ dit-elle enfin; „maman m'attend, il faut m'en aller vite, et toi?"

„Personne ne m'attend, maman travaille dehors. J'irai chez la voisine."

Lydie rentra dans la sombre maison, regardant avec effroi autour d'elle, de peur de voir les mines effrontés des gamins qui se moquaient de son infirmité et poussaient même quelquefois la cruauté jusqu'à lui donner des coups.

Ils n'étaient pas là, heureusement, quand Lydie rentra. Elle traversa la cour, monta l'étroit escalier, si sombre, si sale; elle chercha à tâtons la clef de la porte, bien qu'elle sût que sa mère devait l'avoir ôtée. La porte de la voisine était aussi fermée. Que faire? Retourner dans la rue? . . . Oh! non, car on entendait les voix redoutables des gamins qui peut-être guettaient son retour. Elle n'avait d'autre parti à prendre que de rester sur l'escalier noir. Pauvre petite Lydie! elle s'assit sur la dernière marche et s'appuya contre le mur, car elle était faible et lasse. Quelques habitants de la maison passèrent tout à côté sans même la voir; un homme seulement trébucha contre elle et jura. Elle ne bougea pas, et il s'éloigna sans même savoir peutêtre contre quoi il s'était heurté. Tout rentra dans le silence.

Lydie passa deux grandes heures dans l'obscurité, ainsi repliée sur elle-même; elle pensait à beaucoup de choses: à sa mère, qui semblait ne pas l'aimer, mais qu'elle aimait, elle, de toute la force de son petit cœur altéré d'amour; à l'école où elle était plus heureuse qu'elle ne l'avait jamais été ailleurs, et où pourtant on l'accusait quelquefois de mauvaise volonté et de paresse. Elle savait bien que si elle n'apprenait pas facilement comme les autres, il n'y avait pas de sa faute; mais elle ne s'étonnait pas qu'on aimât mieux les plus intelligentes. Elle pensait aussi à cette école du dimanche qui ne revenait qu'une fois par semaine, et qui était la grande joie de sa pauvre petite vie. De là, sa pensée alla naturellement plus loin. Elle se demanda si Jésus l'aurait aimée, lui, quand il était sur la terre, et s'il aurait dit de sa voix douce: Laissez-la venir près de moi. Elle était encore plongée dans cette rêverie, qui était devenue un demi-sommeil plein d'images vagues et à moitié fantastiques, quand sa mère rentra chargée d'un énorme paquet de linge qu'elle venait de laver.

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„Qu'est ce que tu fais là à dormir, paresseuse, engourdie?... Allons vite, ouvre-moi la porte. Ne vois-tu pas que je suis abîmée? La clef1) est dans ma poche, prends-la; dépêche-toi.“

Lydie, tirée brusquement de son beau rêve, prit la clef et fit ce qu'on lui commandait; mais elle était lente, et sa mère eut encore le temps de s'impatienter. Elles entrèrent enfin dans la chambre, où il faisait déjà nuit. Un misérable lit, dans un coin une paillasse pour Lydie, une vieille commode et deux chaises de paille défoncées, c'était tout l'ameublement, sauf pourtant les cordes tendues en travers d'un mur à l'autre pour faire sécher le linge.

"Ouf!" dit la mère, en laissant tomber son lourd fardeau. "Quand est-ce que tu pourras m'aider? Ah! faut-il que j'aie si peu de chance de n'avoir gardé que celle-là!"

Madame Lebrun avait perdu plusieurs enfants, deux ou trois, beaux, vigoureux et déjà élevés; il ne lui était resté que la plus chétive de tous. Cette pensée l'exaspérait, et elle ne se rendait pas compte des tortures qu'elle infligeait au cœur aimant de sa fille, quand elle lui parlait ainsi. L'habitude d'être ellemême injuriée, maltraitée, l'avait endurcie pour les autres. Elle

1) clé auszusprechen, in neuerer Zeit auch so geschrieben.

n'était pas méchante; elle aimait Lydie à sa manière, et travaillait sans relâche pour lui procurer le nécessaire; mais elle n'avait jamais le temps de s'occuper de ce qui se passait en elle, de ce qu'elle pouvait penser et sentir. Vraiment, la vie était si dure pour la pauvre femme qu'on ne saurait s'étonner qu'elle, à son tour, fût un peu dure pour les autres.

Quand le linge fut étendu, le feu allumé, et que Lydie et sa mère eurent mangé, sans échanger une parole, la soupe réchauffée à la hâte, la petite s'étendit sur la paillasse, où elle passait souvent de longues heures sans sommeil. Mais cette fois, elle s'endormit et rêva que sa maîtresse de l'école du dimanche la prenait sur ses genoux et lui donnait un baiser.

II.

Nous souffrirons ensemble !

Pendant ce temps, Madeleine était rentrée dans un intérieur bien différent. Ce n'est pas qu'il fût plus riche, mais l'ordre, le soin, la propreté lui donnaient un aspect agréable; le lit était couvert d'un vieux morceau de pers1) fané, mais bien raccommodé; il y avait de petits rideaux à la fenêtre, et chaque chose occupait sa place. Madame Jacques était même parvenue à conserver quelques débris d'un temps plus heureux; une petite pendule et trois tasses de porcelaine ornaient la commode. Le fourneau était allumé, et la soupe y cuisait, répandant autour d'elle un fumet appétissant. Elle se hâtait de finir une camisole d'un travail très - fin et très compliqué qu'elle devait rendre le lendemain; elle quitta pourtant son ouvrage pour embrasser sa fille, et lui fit raconter tous les événements de la journée. Après cela, la petite mit le couvert, deux assiettes sur un bout de la petite table. Elle avait été accoutumée à faire tous ces petits arrangements avec gentillesse et c'était plaisir de la voir mettre chaque chose à sa place avec une précision minutieuse.

Madame Dubois, la voisine de Madame Jacques, entra comme elle achevait; elle n'était plus la même depuis que Madelaine allait à l'école: rechignée, grondeuse, elle ne rendit même pas à la petite son baiser. Pour dire la vérité, Madeleine avait un peu peur d'elle, en la voyant de si mauvaise humeur, et elle

1) Dunkelblaues Tuch.

se réfugiait autant que possible auprès de sa mère, dont la douce figure pouvait bien être triste, mais jamais sévère ou repoussante.

Vous n'êtes pas venue me voir aujourd'hui," dit Madame Jacques.

„Non. A quoi bon? Nous sommes aussi bien seules, chacune dans notre coin; nous n'avons rien de gai à nous dire."

„Je serais bien allée moi-même auprès de vous; mais vous savez que j'ai un ouvrage très - pressé à finir, et le jour est meilleur dans cette chambre que dans la vôtre."

„Je ne vous demande rien, vous le savez bien. Puisque le bon Dieu m'a ôté mes enfants, c'est sans doute pour que je sois seule. Si seulement j'avais encore mes yeux, je ne dirais rien.“ „Est-ce que vos yeux vous font mal?"

„Non; ils ne me servent plus à rien, voilà tout. J'y vois encore pour me conduire, mais regardez mon ouvrage d'aujourd'hui, et vous me direz ce que vous pensez de mes yeux."

Madame Jacques jeta un coup d'œil sur l'ouvrage de sa pauvre voisine; elle fut consternée de le voir si irrégulier, si mal fait.

„Qu'est-il donc arrivée ?" dit-elle; „il y a huit jours, ce n'était pas ainsi, n'est-ce pas ?“

„Non, ce n'était pas ainsi, sans doute. Voilà pourtant plusieurs semaines que ma vue baisse d'une manière effrayante. Je voulais me le dissimuler, mais il n'y a plus moyen. Samedi dernier on m'a dit qu'on ne pourrait plus me donner d'ouvrage s'il était aussi mal fait. Croyez-vous qu'on acceptera celui-ci? Non, ils me diront poliment de ne plus revenir. C'est très simple. Qu'est-ce que ça leur fait, une pauvre vieille femme qui meurt de faim?"

Le bon Dieu ne peut pas tarder à me prendre, puisqu'il m'ôte les moyens de gagner mon pain, car je n'ai personne au monde qui puisse me venir en aide, et quant à aller vivre d'aumône dans un établissement de charité1), j'aimerais mille fois mieux mourir de faim!

Le jour commençait à baisser; Madame Jacques avait fini son travail; elle le secoua, le plia, regarda un moment sans

1) Armenhaus.

rien dire, du côté du ciel que doraient faiblement les lueurs du couchant; puis, se tournant tout à coup vers sa vieille amie: Vous n'irez pas dans un établissement de charité, et vous ne mourrez pas de faim," dit-elle; „avec l'aide de Dieu, je vous soutiendrai par mon travail."

"

"

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Pauvre enfant!" dit la vieille femme émue, vous ne pouvez pas vous charger de moi, quand vous avez à peine assez pour vous et Madeleine."

„Nous pouvons nous passer de bien des petites choses . . . D'ailleurs vous mangez comme un oiseau, madame Dubois. Quant au loyer, il est certain que je ne pourrais pas le payer; il faut venir loger ici. Nous pouvons mettre votre lit dans le coin, derrière la porte, votre fauteuil à côté. La commode, il n'y faut pas songer; mais je connais une personne qui vous l'achètera à un prix raisonnable. Nous saurons bien nous arranger."

"Mais il n'y aurait plus moyen de remuer dans cette petite chambre!"

„Maintenant que Madeleine va à l'école, nous n'avons plus besoin de tant de place. Il ne m'en faut pas beaucoup, à moi." Après un moment de silence, madame Dubois reprit, les yeux pleins de larmes et la voix toute tremblante:

„Avez-vous bien réfléchi à ce que vous voulez faire? Je ne vous suis rien.“

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Vous avez été ma seule amie depuis que j'ai perdu mon mari. Si nous devons souffrir un peu, nous souffrirons ensemble; ce ne sera rien de nouveau. N'avez-vous pas souvent partagé avec moi votre morceau de pain, quand moi je n'avais rien?"

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Et Madeleine?"

Et bien, Madeleine sera contente d'avoir sa bonne amie toujours avec elle. Embrasse madame Dubois, Madeleine, et dis-lui, que tu prendras soin d'elle."

Madame Dubois resta un moment la tête dans ses mains. „Je ne sais," dit elle enfin, „si mes propres enfants feraient pour moi ce que vous faites. Que Dieu vous le rende."

Son cœur plein d'amertume quelques instants auparavant débordait de reconnaissance et d'émotion.

Madeleine mit, sans qu'on le lui dit, une troisième assiette sur la table, et la soupe qui avait été préparée pour deux servit pour trois.

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