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ruiné sa femme et perdu sa famille; il n'y songea pas. II réserva comme dernier moyen de salut, la possibilité de cette évasion pour la veille du jour où l'on viendrait l'appeler au tribunal révolutionnaire ou à la mort. Il avait la certitude d'en être averti par le geôlier. C'est le seul service qu'il lui eût demandé.

IV.

C'était le temps où les proconsuls 1) de la Convention 2) se partageaient les provinces de la France et y exerçaient, au nom du salut public, un pouvoir absolu et souvent sanguinaire. La. fortune, la vie ou la mort des familles étaient dans un mot de la bouche de ces représentants, dans une signature de leur main. Ma mère qui sentait la hache suspendue sur la tête du mari qu'elle adorait, avait eu plusieurs fois l'inspiration d'aller se jeter aux pieds de ces envoyés de la Convention, de leur demander la liberté de mon père. Elle obtint des autorités révolutionnaires à Mâcon un passe-port pour Lyon et pour Dijon. Combien de fois ne m'a-t-elle pas raconté ses répugnances, ses découragements, ses terreurs, quand il fallait paraître enfin toute tremblante en présence d'un représentant du peuple. Quelquefois c'était un homme grossier et brutal, qui refusait même d'écouter cette femme en larmes et qui la congédiait avec des menaces comme coupable de vouloir attendrir la justice de la nation. Le représentant Javogues fut celui de tous ces. proconsuls qui laissa à ma mère la meilleure impression de son caractère. Introduite à Dijon 3), à son audience, il lui parla avec bonté et avec respect. Elle m'avait porté dans ses bras jusque dans le salon du représentant, afin que la pitié eût deux visages pour l'attendrir, celui d'une jeune mère et celui d'un enfant innocent. Javogues la fit asseoir, se plaignit de sa mission de rigueur, que ses fonctions et le salut de la République lui imposaient. Il me prit sur ses genoux, et comme ma mère faisait un geste d'effroi dans la crainte qu'il ne me laissât tomber: „Ne crains rien, citoyenne," lui dit-il, „les républicains ont aussi des fils." Et comme je jouais en souriant avec les bouts de

1) Die Kommissäre, welche zur Zeit der ersten französischen Revolution vom Konvent in die aufrührerischen Provinzen abgesandt wurden. 2) Der Nationalkonvent trat im September 1792 zusammen. 3) Hauptstadt von Burgund, im Departement Côte d'Or in der Nähe der Saône gelegen.

son écharpe tricolore1): „Ton enfant est bien beau," ajouta-t-is pour un fils d'aristocrate. Élève-le pour la patrie et fais-en un citoyen." Il lui donna quelques paroles d'intérêt pour mon père et quelques espérances de liberté prochaine. Peut-être est-ce à lui qu'il dut d'être oublié dans la prison; car un ordre de jugement à cette époque était un arrêt de supplice.

Revenue à Mâcon et rentrée dans sa maison, ma mère vécut emprisonnée elle-même dans son étroite demeure, en face des Ursulines. De temps en temps, quand la nuit était bien sombre, la lune absente et les réverbères éteints par le vent d'hiver, la corde à nœuds glissait d'une fenêtre à l'autre, et mon père venait passer des heures inquiètes et délicieuses auprès de tout ce qu'il aimait.

Dix-huit longs mois se passèrent ainsi. Le 9 thermidor") ouvrit les prisons; mon père fut libre. Ma mère alla à Autun chercher ses vieux parents infirmes et les ramena dans leur maison longtemps fermée. Peu de temps après ce retour, mon grand-père et ma grand'mère moururent en paix et pleins de jours dans leur lit. Ils avaient traversé la grande tempête, secoués par elle, mais non renversés. Ils n'y avaient perdu aucun de leurs enfants, et ils pouvaient espérer, en fermant les yeux, que le ciel était épuisé pour longtemps d'orages, et que la vie serait plus douce pour ceux à qui ils la laissaient en quittant la terre.

28. HISTOIRE DU VIEUX MENDIANT.

A la porte de la Madeleine de Paris, un vieux mendiant, connu sous le nom de Jacques, venait chaque jour, depuis nombre d'années, s'asseoir sur un des degrés du temple, et recevoir l'aumône. Il était triste et sombre. Il ne parlait presque jamais et se contentait d'incliner la tête quand on lui donnait quelque chose. Une croix dorée se voyait sur sa poitrine, quand ses haillons venaient à s'ouvrir.

Un jeune ecclésiastique, M. l'abbé Paulin, célébrait habituellement la messe dans cette église et ne manquait jamais en entrant de donner sa petite offrande au pauvre Jacques.

Issu d'une noble et riche famille, M. Paulin s'était consacré à Dieu dans le sacerdoce et il répandait tout son bien dans le

1) Die Farben der französischen Republik: weiß-rot-blau. 2) Siehe Seite 136.

sein des malheureux. l'aimait beaucoup.

Sans le connaître, le vieux Jacques

Un jour, l'abbé Paulin ne vit plus Jacques à sa place accoutumée; et comme il remarquait que cette absence se prolongeait, il s'inquiéta du sort de son vieux protégé et demanda son adresse pour aller le voir. On la lui indiqua, et un matin, après la sainte messe, il se dirigea vers la demeure de Jacques.

Il frappa à la porte d'une mansarde, au 6me étage. Une voix affaiblie lui répondit; il entra.

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C'était bien Jacques. Il était malade dans son lit, ou plutôt sur son mauvais grabat; le teint pâle, l'œil éteint... „Ah! c'est vous, Monsieur l'Abbé," dit-il au bon prêtre, quand il l'aperçut. Vous êtes bien bon de venir voir un misérable comme moi .. Je ne le mérite pas!" Que dites-vous là, mon bon Jacques," dit l'abbé. „Ne savez-vous pas que le prêtre est l'ami des malheureux? D'ailleurs," ajouta-t-il en souriant, nous sommes de vieilles connaissances . . ."

„Oh! Monsieur, si vous saviez! . . Si vous me connaissiez .. vous ne me parleriez pas ainsi

Non,

non; ne me parlez pas avec bonté; je suis un misérable... maudit de Dieu

"

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Maudit de Dieu! Y pensez-vous? Ah! mon pauvre Jacques, ne dites jamais de ces choses-là. Si vous avez fait du mal, repentez-vous; confessez-vous; Dieu est la bonté même; il pardonne tout au repentir."

„Oh, non; il ne me pardonnera pas, à moi.“

„Et pourquoi donc? Ne vous repentez-vous pas ?"

„Si je me repens! si je me repens!" s'écria Jacques, en se levant sur son séant, et en ouvrant des yeux égarés „Si je me repens! Oh! oui, je me repens; voici trente ans que je me repens! .. et cependant je suis un maudit! . . ."

A

Le bon prêtre tâcha de le consoler, de l'encourager; mais en vain. Un mystère terrible était caché au fond de ce cœur, et le désespoir empêchait le coupable de découvrir son crime.

Enfin, vaincu par la douceur, par la bonté de l'abbé, le malheureux Jacques se décida, et d'une voix étouffée, il lui dit ces paroles:

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„J'étais intendant du château d'une riche famille, lorsque la sanglante révolution du dernier siècle éclata. Mes maîtres étaient la bonté même. Monsieur le comte, madame la comtesse, leurs deux filles et leur fils. ... Je leur devais tout: ma position, mon éducation, l'aisance dont je jouissais. Quand vint la Terreur 1) je les ai trahis! Ils étaient cachés, je savais où; je les ai dénoncés pour avoir leurs biens, que l'on promettait aux dénonciateurs. Ils ont été condamnés à mort, tous! . . . excepté le petit Paulin, qui était trop jeune. . .“

...

Un cri involontaire sortit de la poitrine du prêtre; une sueur froide coula sur son front. Monsieur," continua le vieux mendiant, qui n'avait point aperçu l'émotion de son confident, ,,Monsieur, c'est horrible! ... je les ai entendu condamner à mort Monsieur, je les ai vu mettre, tous les quatre, dans la charrette .. et j'ai vu leurs quatre têtes tomber sous le couteau... Monstre! monstre que je suis Et depuis

....

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ce temps, je n'ai plus de paix ni de repos. Je pleure, je prie pour eux Je les vois toujours, là, devant moi. Tenez,

ils sont là, sous cette toile . . .“

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Et en parlant ainsi, Jacques montrait de sa main tremblante un rideau qui voilait un pan du mur. Ce crucifix que vous voyez à mon lit, c'était celui de Monsieur ...; cette petite croix d'or que je porte sur moi, c'était celle que Madame avait toujours avec elle. . . O Dieu! quel crime! quelle horreur!' quel repentir!!! Monsieur l'Abbé, ayez pitié de moi! ne me repoussez pas! priez pour le plus criminel et le plus malheureux des hommes !!!"

Le prêtre était à genoux. près du lit, pâle comme un mort.. Il resta près d'une demi-heure immobile. Puis se levant avec calme, il fit le signe de la croix et tirant le rideau de la muraille, il vit deux portraits ..

Le prêtre pleurait.

„Jacques," dit-il d'une voix tremblante, „je viens vous pardonner de la part de Dieu..." „Je vais vous confesser... Et, assis près du lit, il confessa le vieux Jacques.

1) Die Schreckensherrschaft (vom Juni 1793 bis Juli 1794) war die blutigste Episode der französischen Revolution.

...

Quand le moribond eut achevé: „Jacques," lui dit l'abbé, „Dieu vient de vous pardonner . . . Mais .. ce n'est pas tout . . . moi aussi je vous pardonne pour l'amour de lui. Car vous avez tué... mon père, ma mère et mes deux sœurs!" Les cheveux de Jacques se dressèrent sur la tête Il ouvrit les lèvres; quelques sons inarticulés seuls en sortirent... Il s'affaissa sur son lit.

Le prêtre s'approcha. Le mendiant était mort.

Seinecke (Lectures françaises).

29. MARIE-ANTOINETTE.

I.

Le départ de Versailles.

Dans l'après-midi du 5 octobre 1789, la reine se promenait dans ses jardins de Trianon 1). Elle était assise dans la grotte, seule avec sa tristesse, quand on la supplie de rentrer à Versailles 2): Paris marche contre Versailles. La reine part, et c'est la dernière fois qu'elle s'est promenée à Trianon.

Que trouve-t-elle à Versailles? La peur: les gardes sans ordres, des serviteurs effarés, des députés errants, des ministres qui délibèrent, et le roi qui attend! Elle se tient à la porte du conseil, écoutant, espérant, implorant une mesure, un plan, une volonté, un salut, au moins une belle mort: elle n'entend agiter que des projets de fuite. Les coups de fusils courent les rues de Versailles, le galop des chevaux des gardes du corps désarçonnés résonne sur la place d'Armes, puis, au bout de l'avenue de Paris, c'est le nuage et le bruit que pousse devant elle la marche d'une multitude: bientôt le premier flot du peuple bat la grille des Ministres3); puis vient la garde nationale, qui traîne la Fayette1) en triomphe, puis les cris et les piques, et les poissardes vomissant l'outrage contre la reine, et les coupetêtes, manches relevées, et ce peuple qui vient demander la mort de la reine.

Au château, il n'est qu'anarchie et confusion. Dans le trouble, le vertige, l'épouvante, il n'y a qu'un homme: c'est la reine. Pendant cette nuit qui prépare le lendemain, tandis

1) Trianon (der kleine und große), Name von zwei Schlössern im Park von Versailles. Der große Trianon wurde von Ludwig XIV., der kleine, welcher hier gemeint ist, von Ludwig XV. erbaut. 2) Versailles siehe Seite 17. 3) Das Gitterthor, welches die cour des Ministres abschloß. Seite 18. 4) La Fayette, welcher im amerikanischen Freiheitskriege gegen die Engländer gekämpft hatte, wurde 1789 Befehlshaber der Nationalgarde (Bürgerwehr).

Rahn, Frauz. Lesebuch. I.

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