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Mes amis ne m'offrirent qu'une petite partie de leur superflu: l'étrangère m'avait donné tout ce qu'elle avait! Ce châle qu'elle ôta de ses épaules nues pour en couvrir mon enfant malade, je l'ai conservé comme une relique.

Mile de Kulture (Petites Morales).

26. L'UN OU L'AUTRE.

C'était en Thermidor 1), à la Conciergerie 2).
Ils étaient là deux cents, parqués pour la tuerie,
Pêle-mêle, arpentant le sinistre préau.

La Terreur3) redoublait. Derniers coups du fléau
5 Sur les épis! Derniers éclairs de la tempête!
Sur Paris consterné le sanglant coupe-tête
Fonctionnait sans trêve. Ils étaient là deux cents,
Condamnés ou du moins suspects, tous innocents!
Chaque matin, un homme à figure farouche,
10 Entrait, puis, retirant sa pipe de sa bouche
Et lisant bien ou mal ses immondes papiers,
Appelait, par leurs noms souvent estropiés,
Ceux qu'attendait dehors la fatale charrette.
Mais l'âme de chacun à partir était prête;
15 Le nouveau condamné, sans même avoir frémi,
Se levait, embrassait à là hâte un ami

Et répondait: „Présent!" à l'appel sanguinaire.
Mourir était alors une chose ordinaire;

Et tous, les gens du peuple et les gens comme il faut, 2c Du même pas tranquille allaient à l'échafaud.

Le Girondin) mourait comme le royaliste.

Or, un jour de ces temps affreux, l'homme à la liste,
En faisant son appel dans le troupeau parqué,
Venait de prononcer ce nom: „Charles Leguay!"
25 Quand, parlant à la fois, deux voix lui répondirent,
Et du rang des captifs deux victimes sortirent.
L'homme éclata de rire en disant: „J'ai le choix."
L'un des deux prisonniers était un vieux bourgeois,
Débris de quelque ancien parlement de province,

1) Thermidor, der Hißemonat, elfter Monat des republikanischen Kalenders (19. Juli bis 17. August). 2) Das Gefängnis beim Justizpalast in Paris. 3) Die Schreckensherrschaft vom 31. Mai 1793 bis zum 27. Juli 1794. 4) Die Girondisten, anfangs erbitterte Gegner der Königspartei (Royalisten), wurden später von der Bergpartei (la Montagne) eingekerkert und hingerichtet.

En poudre, et qui gardait, sous son habit trop mince,
L'air digne et froid qu'avaient les députés du tiers;
L'autre, un jeune officier, au front calme, aux yeux fiers,
Très beau sous les haillons de son vieil uniforme.
L'homme à la liste, ayant poussé son rire énorme,
Reprit: Vous avez donc tous deux le même nom?"

Nous sommes prêts tous deux,“ dit le vieillard. „Non, non,“
Dit le greffier, „il faut s'expliquer, quand je parle.“
Tous les deux se nommaient Leguay; tous les deux, Charle;
Tous les deux de la veille ils étaient condamnés.

Alors l'autre, roulant ses gros yeux avinés:

„Du diable si je sais qui des deux je préfère !
Citoyens, arrangez entre vous cette affaire,

Mais sans perdre de temps, car Samson 1) n'attend pas."
Le jeune vint au vieux et lui parla tout bas;
L'héroïque marché fut très court à débattre:

„Marié, n'est-ce pas ?" "Oui." "Combien d'enfants?" "Quatre." Le greffier répétait en riant: „Dépêchons!"

,,C'est moi qui dois mourir," dit l'officier. „Marchons!"

27. LA JEUNESSE DE LAMARTINE 2).

I.

F. Coppée.

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Le peuple vint arracher une nuit de sa demeure, mon grand-père, malgré ses quatre-vingt-quatre ans, ma grand'mère, presque aussi âgée et infirme, mes deux oncles, mes trois tantes, religieuses, et déjà chassées de leurs couvents. On conduisit toute cette famille dans un char escorté de gendarmes jusqu'à Autun3). Là, une immense prison avait été destinée à recevoir tous les suspects de la province. Mon père par une exception dont il ignora la cause, fut séparé du reste de la famille et enfermé dans la prison de Mâcon1). Ma mère fut laissée seule dans l'hôtel de mon grand-père sous la surveillance de quelques soldats de l'armée révolutionnaire. Que l'on songe aux douleurs de ma mère pendant que la famille entière était dans une captivité qui ne s'ouvrait que pour la mort. Pendant que

1) Der Henker von Paris. 2) Lamartine, ein hervorragender Dichter der Restaurationszeit (1815-1830), lebte von 1792-1869. 3) Stadt__zwischen Saône und Loire. 4) An der Saône, oberhalb Lyon gelegen. In dieser Stadt wurde Lamartine 1790 geboren.

l'époux qu'elle adorait, était sur les degrés de l'échafaud et que captive elle-même dans sa maison déserte, des soldats féroces épiaient ses larmes pour lui faire un crime de sa tendresse et pour insulter à sa douleur!

II.

Sur le derrière de l'hôtel de mon grand-père, qui s'étendait d'une rue à l'autre, il y avait une petite maison basse et sombre qui communiquait avec la grande maison par un couloir obscur et par de petites cours étroites et humides comme des puits. Quand le grand hôtel fut mis sous le séquestre, ma mère se retira seule, avec une femme ou deux, dans cette maison. Un autre attrait l'y attirait encore. Précisément en face de ses fenêtres, de l'autre côté de cette ruelle obscure, silencieuse et étroite comme une rue de Gênes, s'élevaient et s'élèvent encore aujourd'hui les murailles hautes et percées de rares fenêtres d'un ancien couvent d'Ursulines 1). Comme les prisons ordinaires de la ville regorgeaient de détenus, le tribunal révolutionnaire de Mâcon fit disposer ce couvent en prison supplémentaire. Le hasard ou la Providence voulut que mon père y fût enfermé. Il n'avait ainsi, entre le bonheur et lui, qu'un mur et la largeur d'une rue. Un autre hasard voulut que le couvent des Ursulines lui fût aussi connu dans tous ses détails d'intérieur que sa propre maison. Une des sœurs de mon grand-père, qui s'appelait Madame de Lusy, était abbesse des Ursulines de Mâcon. Les enfants de son frère, dans leur bas âge, venaient sans cesse jouer dans le couvent. Il n'y avait pas d'allées du jardin, de cellules, d'escaliers dérobés, de mansardes 2), de greniers ni de soupiraux de cave qui ne leur fussent familiers et dont leur mémoire d'enfant n'eût retenu jusqu'aux plus insignifiants détails.

Mon père, jeté tout à coup dans cette prison, s'y trouva donc en pays connu. Pour comble de bonheur, le geôlier, républicain très corruptible, avait été, quinze ans avant, cuirassier dans la compagnie de mon père. Son grade nouveau ne lui changea pas le cœur. Accoutumé à respecter et à aimer son capitaine, il s'attendrit en le revoyant, et quand les portes des

1) Die Ursulinerinnen sind ein Nonnenorden, welcher sich_hauptsächlich mit der Erziehung junger Mädchen beschäftigt. 2) Mansarde, Dachstube, so genannt nach dem französischen Baumeister Mansard, welcher zuerst solche Dachstuben anbrachte.

Ursulines se refermèrent sur le captif, ce fut le républicain qui pleura. Mon père se trouva là en bonne et nombreusecompagnie. La prison renfermait environ deux cents détenus sans crime, les suspects du département1). Ils étaient entassés. dans des salles, dans des réfectoires, dans des corridors du vieux couvent. Mon père demanda pour toute faveur au geôlier de le loger seul dans un coin du grenier. Une lucarne haute, ouvrant sur la rue, lui laisserait du moins la consolation de voirquelquefois à travers les grilles le toit de sa propre demeure. Cette faveur lui fut accordée. Il s'installa sous les tuiles, à l'aide de quelques planches et d'un misérable grabat. Le jour, il descendait auprès de ses compagnons de captivité pour prendreses repas, pour jouer, pour causer des affaires du temps, sur lesquelles les prisonniers étaient réduits aux conjectures, car on ne leur laissait aucune communication écrite avec le dehors.. Mais cet isolement ne dura pas longtemps pour mon père.

Le même sentiment qui l'avait poussé à demander au geôlier une cellule qui eût jour sur la rue, et qui le retenait des heures entières à regarder le toit de sa petite maison en face, avait aussi inspiré à ma mère la pensée de monter souvent au grenier de sa demeure, de s'asseoir près de la lucarne un peu en arrière, de manière à voir sans être vue. Elle contemplait de là, à travers ses pleurs, le toit de la prison où était enlevé à sa tendresse et dérobé à ses yeux celui qu'elleaimait. A travers deux murs et une rue étroite, leurs yeux. pouvaient-ils manquer de se rencontrer? Leurs signes suppléèrent à leurs paroles, de peur que leur voix ne révélât aux sentinelles dans la rue leurs communications. Ils passaient ainsi régulièrement plusieurs heures de la journée assis l'un en face de l'autre. Toute leur âme avait passé dans leurs yeux. Ma mèreimagina d'écrire en gros caractères des lignes contenant en peu de mots ce qu'elle voulait faire connaître au prisonnier. Celui-ci répondait par un signe. Dès lors les rapports furent établis. Mon père avait chez lui un arc et des flèches avec lesquels j'ai bien souvent joué dans mon enfance. Ma mère imagina de s'en servir pour communiquer plus complètement avec le prisonnier. Elle s'exerça quelques jours dans la chambre à tirer de l'arc, et

1) Die 86 Verwaltungsbezirke, in welche Frankreich eingeteilt ist, heißen Departements. Das in Rede stehende heißt Saône-et-Loire.

quand elle eut acquis assez d'adresse pour être sûre de ne pas manquer son but à quelques pieds de distance, elle attacha un fil à une flèche, et lança la flèche et le fil dans la fenêtre de la prison. Mon père cacha la flèche, et tirant le fil à lui, il amena une lettre. On lui fit passer par ce moyen, à la faveur de la nuit, du papier, des plumes, de l'encre même. Il répondait à loisir. Ma mère, avant le jour, venait retirer de son côté les longues lettres dans lesquelles le captif épanchait sa tendresse et sa tristesse, interrogeait, consolait sa femme et parlait de son enfant. Ma pauvre mère m'apportait tous les jours dans ses bras au grenier, me montrait à mon père, me faisait tendre mes petites mains vers les grilles de la prison, puis me pressant le front contre sa poitrine, elle me dévorait de baisers, adressant ainsi au prisonnier toutes les caresses dont elle me couvrait à son intention.

III.

Ainsi se passèrent des mois et des mois, troublés par la terreur, agités par l'espérance.

J'ai déjà dit que la rue qui séparait le couvent des Ursulines de la maison paternelle était très-étroite. Non content de voir ma mère, de lui écrire et de lui parler, mon père conçut l'idée de se réunir à elle en franchissant la distance qui les séparait. Elle frémit, il insista. Quelques heures de bonheur dérobées aux persécutions et à la mort peut-être, valaient bien une minute de danger. Qui sait si cette occasion se retrouverait jamais? si demain on n'ordonnerait pas de transférer le prisonnier à Lyon, à Paris, à l'échafaud? Ma mère céda. A l'aide de la flèche et du fil elle fit passer une lime. Un des barreaux de fer de la prison fut silencieusement limé et remis à sa place. Puis un soir où il n'y avait plus de lune, une grosse corde attachée au fil glissa du toit de ma mère dans la main du détenu. Fortement attachée d'un côté dans le grenier de notre maison à une poutre, mon père la noua de l'autre à un des barreaux de sa fenêtre. Il s'y suspendit par les mains et par les pieds, et se glissant de noeud en noeud au-dessus de la tête des sentinelles, il franchit la rue et se trouva dans les bras de sa femme et auprès du berceau de son enfant.

Ainsi échappé de la prison, il était maître de n'y pas rentrer; mais condamné alors par contumace ou comme émigré, il aurait

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