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A l'origine, il y avait en France des maîtres et des esclaves. L'esclave était un homme possédé comme un meuble, comme un outil, et que le maître pouvait vendre, transporter, selon son bon plaisir, d'un lieu dans un autre.

Plus tard il y eut des serfs et des seigneurs. L'esclave était une chose; le serf était comme une plante, liée au sol, et qu'on vendait avec le sol.

Le seigneur avait le droit de prendre aux serfs tout ce qu'ils avaient, et de les tenir en prison toutes les fois qu'il voulait.

Il n'y avait pas de loi égale pour tous qui protégeât le pauvre contre le riche, le faible contre le fort. C'était le seigneur qui exerçait la justice sans autres règles que la tradition et la fantaisie. „Pas d'autre juge que Dieu entre le seigneur et le serf," disait-on. Mais Dieu était bien loin et en attendant qu'il intervînt, le serf était la victime du seigneur.

L'imagination des seigneurs dans leurs exigences fiscales dépassait toute mesure. Sous le règne de Louis XIV, Fléchier1) cite un marquis de la province d'Auvergne 2), qui avait établi dans ses domaines l'impôt de Monsieur, l'impôt de Madame la marquise et l'impôt de Messieurs les enfants.

Le paysan ne pouvait ni moudre son blé, ni cuire son pain, ni faire son vin chez lui et librement. Il lui fallait se rendre au moulin, au four, au pressoir du seigneur, et, bien entendu, ce n'était pas gratuitement. Dans certaines localités le vigneron devait céder au propriétaire du pressoir le huitième de sa récolte. Si l'on essayait de se dérober à ces obligations, le seigneur avait le droit de faire confisquer le pain ou la pâte des récalcitrants qui ne se rendaient point à son four.

Le seigneur avait aussi le droit de chasse, et l'exercice de ce privilège amenait souvent des conséquences intolérables. On ne pouvait couper les orges avant la Saint-Jean, ni arracher les mauvaises herbes dans les champs avant la ponte des perdrix. Les récoltes étaient dévastées par le gibier, quand elles n'étaient pas saccagées par le chasseur et par ses chiens.

La personne et la vie des bourgeois n'étaient pas plus respectées que les moissons des paysans. Les nobles ne ménageaient pas aux roturiers les coups de canne et de

1) Ein berühmter Kanzelredner des 17. Jahrhunderts. 2) Siehe Seite 28

cravache. Le chevalier de Rohan fit bâtonner Voltaire1) par ses laquais dans les rues de Paris et comme Voltaire eut lá témérité de se plaindre, on se débarrassa de lui en le jetant à la Bastille 2).

Le comte de Charolais rentrait un jour de la chasse. Sans doute il n'avait pas trouvé de gibier: il était de mauvaise humeur. Il avise un brave bourgeois qui se tenait tranquillement sur la porte de sa maison. La fantaisie lui prend de le coucher en joue: il tire et il le tue. Cela se passait sous Louis XV3). Après ce bel exploit, le comte de Charolais alla demander sa grâce au régent, qui lui répondit: „Le roi vous l'accorde, mais il l'accordera plus volontiers à celui qui vous en fera autant!“ Le mot pouvait être spirituel, mais il ne rendait pas la vie à la pauvre victime de M. le comte de Charolais.

II.

La liberté du travail.

Quand nous aurons appris un métier, nous l'exercerons comme nous l'entendrons. Nous nous établirons où nous voudrons, soit comme patron, soit comme ouvrier, et personne ne nous gênera dans l'exercice de notre travail.

La liberté du travail, c'est un droit élémentaire, aussi simple que celui de circuler dans les rues. Et cependant ce droit a été longtemps méconnu. C'est depuis la révolution qu'on a proclamé et établi la liberté du travail.

Sous l'ancien régime 1) il y avait pour chaque métier des corporations fort jalouses de leurs privilèges. Dans chacune d'elles, il n'y avait qu'un certain nombre d'apprentis. Il n'était donc pas apprenti ou patron qui voulait: car il était défendu de travailler en dehors de la corporation.

De plus il était interdit à chaque corporation d'empiéter sur le métier de la corporation voisine. Un forgeron ne pouvait pas faire une clef; cela regardait le serrurier. Le tailleur ne pouvait pas réparer un vieil habit; cela regardait le fripier, qui à son tour n'avait pas le droit de faire un habit neuf. La corporation des savetiers eut un long procès avec la corporation

1) Der berühmteste Schriftsteller des achtzehnten Jahrhunderts. 2) Siehe Seite 128. 3) Der Nachfolger von Ludwig XIV. Für ihn regierte, so lange er minderjährig war, als Regent (régent) der Herzog von Orleans. 4) L'ancien régime, die Zeit vor 1789.

des cordonniers, parce que les savetiers s'étaient permis de faire des souliers neufs pour leurs femmes et pour leurs enfants.

Les métiers nouveaux, les inventions utiles et économiques avaient beaucoup de peine à s'établir, parce que les anciennes corporations y voyaient une atteinte à leurs droits. Ainsi les boutons couverts d'étoffe furent longtemps proscrits, parce que les boutonniers d'or et de nacre poursuivirent à outrance les boutons d'étoffe qui coûtaient moins cher. Le parlement ordonna même aux officiers de police de couper dans la rue les nouveaux boutons sur les habits de ceux qui les portaient.

. D'un autre côté, les femmes étaient exclues des métiers les plus convenables à leur sexe, par exemple, la broderie.

Ainsi, la liberté du travail n'existait pas. Le droit de travailler était le privilège exclusif des membres des corporations. Triste temps, où le travail lui-même, ce droit de tous, ce droit des pauvres surtout, était matière à privilèges.

24. LE COMTE DE SAINT CYR.

Pendant la révolution française en 1793, personne ne pouvait entrer à Paris ou en sortir sans décliner son nom et ses qualités à la sentinelle qui veillait à la barrière; elle avait pour mission de ne laisser passer personne, sans l'inscrire dans le registre de la république.

Un jour que le comte de Saint Cyr avait affaire au-delà de la barrière, il se présenta devant la sentinelle pour se soumettre aux questions d'usage. „Inscrivez Monsieur le comte de Saint Cyr," dit-il, en réponse à la question qui lui fut adressée. „Qu'est-ce que c'est qu'un monsieur? Nous n'avons plus de messieurs à Paris, nous n'avons que des bourgeois," répondit le garde. Écrivez alors comte de Saint Cyr."

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„Nous n'avons pas plus de comtes, les titres de noblesse n'existent plus." „Eh bien écrivez de Saint Cyr." „Je t'ai déjà dit que la noblesse est abolie, tu ne peux donc pas t'appeler de Saint Cyr." Écrivez alors Saint Cyr," dit le comte en s'impatientant. „Depuis que tout a été réformé, tous les saints du calendrier ont été rayés." „Alors que voulez-vous que je vous dise? Mettez simplement Cyr." Sire? C'est bien pire alors," dit la sentinelle; „depuis l'abolition de la royauté, nous n'avons plus ni Messieurs, ni comtes, ni nobles, ni Saints, ni Sires, il n'y a plus qu'une république indivisible.“

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Le comte de Saint Cyr se trouva donc, après avoir retranché peu à peu de son nom ce qui pouvait déplaire à la république, devant la barrière de Paris sans pouvoir entrer, faute de savoir comment il devait se nommer.

25. LE VIEUX CHÂLE.

Parmi des diamants dont la valeur était une fortune, et des dentelles antiques qui auraient fait envie à une reine, la marquise Tancrède conservait soigneusement un vieux châle en laine, criblé de taches et de déchirures. Quand on lui en demandait la cause, elle racontait ce que je vais vous dire:

Mon mari, effrayé par les progrès de la révolution qui menaçait à la fois les nobles dans leurs biens et dans leur existence, était passé en Allemagne pour y placer sûrement notre argent et nos bijoux. Il devait ensuite revenir me chercher en France ainsi que mon fils, enfant de deux ans et demi.

Mais, avant son retour, un mandat d'arrêt fut lancé contre nous; notre projet d'émigration avait transpiré. Les conséquences de ces arrestations commençaient à devenir terribles. Je résolus de m'y soustraire par la fuite et de gagner, s'il était possible, la frontière belge.

Des amis que j'avais à Valenciennes1) se chargeaient, une fois arrivée dans cette ville, de pourvoir à ma sûreté et de me conduire en Belgique. De là, je pouvais sans obstacle rejoindre le marquis. Je partis avec mon fils sous un pauvre costume de paysanne, que je me procurai secrètement; mon enfant était attaché à mon dos par des lanières. Mais que ce voyage fut long! Que de fatigues, de périls, de terreurs, d'angoisses!

Un jour, brisée de fatigue, j'entrai dans une chaumière en demandant la permission de me reposer; on m'engagea à me réchauffer auprès du feu, ainsi qu'une vieille mendiante arrivée en même temps que moi.

Lorsque la chaleur m'eut rendu quelque force, je remerciai le maître de la maison et repris ma route; il me restait encore près de quinze lieues à faire avant d'atteindre Valenciennes. Le froid était glacial. Le vent fouettait mes jupes et m'arrivait en plein visage.

Après une marche d'un quart d'heure, la vieille femme me rejoignit. Elle avait l'aspect sévère, les traits flétris; ses pieds

1) Stadt in Nordfrankreich, unweit der belgischen Grenze.

étaient nus et ses longs cheveux gris n'étaient protégés que par un mouchoir en lambeaux. La seule partie de son vêtement qui parût entière, était un petit châle de laine fort usé, mais qui, étroitement enroulé autour d'elle, couvrait à la fois le cou, les épaules et la poitrine.

La mendiante m'inspirait une certaine frayeur depuis que je l'avais vue considérer avec attention mes mains blanches. Je résolus de lui parler pour l'attendrir, si elle me voulait du mal, ou pour la maintenir dans ses dispositions, si elle en avait de bonnes à mon égard. Ne sachant comment entamer la conversation, je me plaignis du froid.

"Oui," répondit-elle brusquement, ce doit être chose dure pour ceux qui sont habitués à vivre dans les beaux salons dorés, de courir les champs par un temps pareil. Quant à moi, je suis faite aux rigueurs des saisons comme à celles du sort. Ce châle," ajouta-t-elle, est tout ce que je possède, et il me suffira pour braver le froid."

"

Nous fîmes encore quelques pas, sans mot dire. La vieille avait manifesté l'intention de me quitter au tournant de la route. J'attendais cette séparation avec toute l'impatience de la crainte que me causaient son ton rude et ses allures suspectes.

A ce moment, mon enfant se réveilla, il tremblait de fièvre; ses petites mains étaient raidies.

„J'ai froid, maman!" me dit-il.

N'ayant rien pour le garantir, je le changeai de place et essayai de le réchauffer en le berçant entre mes bras, mais je ne pus y parvenir; alors le courage m'abandonna tout-à-fait et de grosses larmes coulèrent sur mes joues.

La vieille nous regardait fixement, mon enfant et moi; puis détachant son petit châle, elle me le tendit:

„Tenez," dit-elle, vous êtes encore plus malheureuse que moi!"

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Et, sans me laisser le temps de la remercier, elle disparut au tournant de la route.

„Avant d'atteindre le terme de ce périlleux voyage," ajouta la marquise, „bien des mains généreuses me furent tendues; je me chargeai le cœur de beaucoup de reconnaissance, mais aucun service ne me toucha comme celui-là."

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