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suggéré ce ne serait plus là qu'une question aussi futile qu'insoluble.

En second lieu, M. Cousin, dans son article, n'a fait mention que des principes de Kant qu'il adopte, en sorte que je suis loin d'être d'accord avec lui sur la validité de ces principes : tandis que dans ses Leçons, d'où la plus grande partie de cet article semble avoir été tirée, il réfute presque tous les autres principes de Kant, à commencer par celui sur lequel se fonde, en quelque sorte, la critique de la raison pure, et qu'en effet je crois très-faux, savoir, que l'espace et le temps sont des intuitions sensibles, des formes de la sensibilité. Je pense, avec M. Cousin, que ce sont là des concepts de l'entendement. Mais M. Cousin prétend, et je ne saurais être de son avis, que ces concepts existent en nous à priori, comme notions innées. Sans ces notions, selon M. Cousin, sans ces intuitions sensibles, selon Kant, l'expérience extérieure elle-même ne serait pas possible, et nous ne saurions nous former aucune idée de mouvement. Est-ce à dire que si l'espace et le temps n'existaient pas en nous à priori, nous ne saurions faire aucune différence entre le mouvement et le repos, et que nous ne verrions point les corps hors de nous, mais seulement en nousmêmes; qu'ils ne nous paraîtraient point distants les uns des autres, ni même les uns hors des autres, ni, par suite, étendus; et que nos idées ou les phénomènes extérieurs qui se succèdent, nous sembleraient coexister, ou bien qu'il n'y aurait, pour nous, ni coexistence ni succession?

Quoi qu'il en soit, et pour en revenir à l'article dont il s'agit; supposé, ou que M. Cousin n'ait pas interprété comme il faut son auteur, ce qui n'est pas du tout vraisemblable, ou que j'aie mal interprété M. Cousin, ce qui pourrait être; mes observations en elles-mêmes, et que leur application soit juste

ou non, n'en conserveront pas moins une bonne partie de leur valeur, de leur importance, et conséquemment de leur utilité; car, j'ose le croire, elles offriront un aliment très-substantiel aux esprits méditatifs.

J'espère qu'on ne trouvera rien de systématique dans mes doctrines, c'est-à-dire qu'on n'y verra pas l'intention préconçue de former un système quelconque, ce qui serait fort loin de ma pensée. Suivant le principe des éclectiques, je prends la vérité où je crois la reconnaître, sans m'embarrasser de savoir, ni d'où elle tire son origine, ni si elle pourra s'accorder avec telle ou telle opinion reçue, ni quelles en seront les conséquences.

Un écrivain de nos jours, grand détracteur de l'éclectisme, prétend qu'on ne mérite le nom de philosophe, qu'autant que l'on forme, ou que l'on adopte et qu'on soutient un système quelconque, à l'exclusion de tout autre. Mais cette opinion, qu'au surplus je ne partage point, est-elle incompatible avec l'éclectisme?

Comme, d'un côté, il n'existe point et qu'il n'existera jamais, je pense, de système complet vrai dans toutes ses parties; et que, de l'autre, l'éclectisme nous permet, nous recommande même, de prendre dans chaque système ce qu'il contient de bon, ou ce qui nous paraît tel: chacun, en puisant ainsi à toutes les sources, ne pourra-t-il point former, sur telle ou telle branche de la philosophie, un système à sa façon, et acquérir ainsi à peu de frais le nom de philosophe, grâce à l'éclectisme lui-même ?

Que l'on n'accorde ce titre honorable qu'à celui qui forge ou combine des hypothèses, soit en se creusant la cervelle, s'il y trouve quelque chose de nouveau pour le fond, soit en tirant ses matériaux des mines fécondes de l'antiquité et du

moyen âge ou même des temps modernes, il ne m'importe guère; car je n'ai pas la moindre prétention de passer pour philosophe.

Mon opinion n'en est pas moins, que celui-là seul est digne d'un pareil titre, qui aime sincèrement et recherche consciencieusement la vérité, qui méprise toute hypothèse sans fondement, quelque brillante qu'elle soit, qui regarde comme incertain ou douteux tout ce qui n'est pas, ou constaté par l'observation, ou démontré par le raisonnement, soit qu'il résulte ou non quelque système, entier ou partiel, des principes qu'il a pu recevoir ou établir avec ces précautions. Ainsi, selon moi, celui qui, ne s'appuyant que sur des conjectures probables, construit un système plus ou moins ingénieux et séduisant, mais qui ne soutient pas l'examen, est un homme d'imagination; ce n'est pas un philosophe (sous ce point de vue, bien entendu, ce qui n'empêche pas qu'il ne puisse l'être à d'autres égards): celui qui présente une hypothèse comme vraie, parce que ses conséquences lui plaisent, et qui ne fait connaître, ni les objections qu'on pourrait lui opposer, ni les observations favorables à l'hypothèse contraire, est un avocat qui emploie habilement sa rhétorique à défendre une bonne ou une mauvaise cause; ce n'est pas un philosophe : celui qui, par esprit de système, doute de tout, ou qui érige le doute même en système, est un extravagant; ce n'est pas un philosophe : je ne dis rien de celui qui, les yeux fermés, reçoit, sans examen, telle ou telle doctrine, sur la foi ou l'autorité d'autrui; car il ne sera considéré comme philosophe par personne. Du reste, que l'on appelle philosophes ceux qui érigent des systèmes à priori, bien qu'il soit certain que par là ils font plutôt reculer qu'avancer la science, ou même tous ceux qui s'occupent spécialement de l'étude de la philosophie, je ne

m'y oppose point : je demanderai seulement que l'on distingue parmi eux les hommes, malheureusement fort rarés, qui se trouvent dans les conditions nécessaires pour tirer de cette étude quelques vérités utiles, quelques principes certains; je veux dire ceux que la nature a faits elle-même philosophes, ou qui le sont par caractère; ceux dont la raison domine toujours l'imagination et ne se laisse point influencer par le sentiment; ceux dont l'esprit est doué d'une entière impartialité, ou d'une parfaite indifférence de jugement (qu'il ne faut pas confondre avec une indifférence de sentiment, défaut que l'on ne saurait trop déplorer).

Quant aux éclectiques, si l'on comprend sous cette dénomination les professeurs ou les écrivains qui n'appartiennent à aucune secte, à aucune coterie, je crains fort qu'en France le nombre n'en soit extrêmement limité, même parmi les philosophes qui nous recommandent le plus expressément l'éclectisme: car ces philosophes, qui tous, je crois, sont idéalistes ou rationalistes, chacun à sa manière, ne laissent pas de chercher à faire des prosélytes, en fulminant une espèce d'interdit sur tous ceux qui ne sont pas de leur parti, je veux dire, sur les sensualistes de toutes les nuances, et en témoignant une hypocrite indignation touchant les prétendues conséquences qui découleraient, suivant eux, du sensualisme même le plus raisonnable. Des journaux et des revues, qui, d'après leurs titres, sembleraient devoir accueillir toutes les opinions, se font un mérite, un devoir (dans leur intérêt et dans celui des maîtres auxquels ils se dévouent) de regarder comme non avenues celles de ces opinions qui ne concordent pas, plus ou moins, avec les idées dominantes. C'est en effet le meilleur moyen de les discréditer et de réduire leurs auteurs au silence. Ce misérable esprit de coterie, qui règne partout, empêche la

vérité de se faire jour ou de triompher de l'erreur, en ôtant tout moyen de comparaison entre des opinions contraires, dont les unes (suivant l'esprit du temps) sont traitées en enfants gâtés, tandis que les autres, quand on daigne en faire mention, soit dans des écrits, soit dans des leçons orales, sont toujours présentées sous le jour le plus défavorable : autant l'on était injuste envers Descartes au dix-huitième siècle, autant on l'est maintenant à l'égard de Locke et du sensualisme.

Si l'éclectisme consiste à n'adopter dans son entier aucun système existant à l'exclusion de tous autres systèmes connus, mais à prendre dans chacun d'eux ce qu'il contient de vrai, et à rejeter ce qu'il a de faux ou d'erroné, il n'est peut-être pas un philosophe aujourd'hui qui ne soit éclectique, ou qui ne voulût l'être, à commencer par ceux-là mêmes qui déclament contre cette manière de philosopher.

Mais comme ce qui paraît vrai à l'un n'est pas toujours vrai pour l'autre ; comme ce qui est raisonnable pour celui-ci peut sembler ridicule ou absurde à celui-là: il s'ensuit que, si chacun se composait un système propre avec les éléments qu'il aurait pris ailleurs ou trouvés en lui-même, nous aurions autant de systèmes divers, tous mêlés de vrai et de faux, qu'il y a de philosophes; ce qui ne serait peut-être pas sans inconvénient.

Mais, d'un autre côté, comment trouver de la justice et de la raison dans nos spiritualistes modernes, qui, en prêchant l'éclectisme, crient anathème contre ceux qui n'admettent pas au moins leurs dogmes fondamentaux, si tant est qu'ils en aient de communs; sans parler des récompenses promises ou des menaces faites à leurs disciples, suivant qu'ils serviront ou qu'ils abandonneront leur cause. Ne ressemblent-ils pas à

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