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n'ont rien de réel; et encore moins, que ces propriétés cessent d'être ou d'exister avec les phénomè-nes qui les révèlent, ou par lesquels elles se manifestent. S'il en était ainsi, on ne voit pas pourquoi, soumis aux mêmes causes, le marbre ne fondrait pas comme le plomb, et pourquoi le plomb ne vibrerait pas comme le bronze.

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Tout phénomène est une modification actuelle produite dans une substance par l'action d'une autre substance (à moins que la première n'ait la faculté de se modifier elle-même); et la nature d'un phénomène dépend tout aussi bien de la manière d'être ou des propriétés passives de la substance qui subit cette mollification, que de la manière d'agir de celle qui la produit.

Toute modification, tout changement, tout phénomène, a donc deux causes : l'une qui est dans l'agent, et que l'on nomme cause efficiente ou productrice; l'autre qui est dans le sujet ou le patient, c'est-à-dire dans la substance modifiée, et que j'appelle cause conditionnelle : et je le répète, de la nature de ces deux causes dépend celle du phénomène.

Qu'un même corps, considéré dans une seule de ses propriétés, ou sous une seule de ses faces, soit soumis successivement à l'action de plusieurs causes productrices différentes, il en résultera tout autant de modifications ou de phénomènes, et les différences qui distingueront ceux-ci les uns des autres ne dépendront que de celles de leurs causes efficientes.

Mais qu'une même cause productrice, ou efficiente, agisse sur différents corps ou sur les diverses propriétés d'un même corps, les différences qui existeront entre les phénomènes ne dépendront alors que de celles de leurs causes conditionnelles, c'est-à-dire des manières d'être ou propriétés des corps sur lesquels la cause efficiente agit. D'où il suit avec évidence, que les deux causes contribuent également à la nature de l'effet produit. C'est ainsi, par exemple, que le son dépend tout à la fois des vibrations de l'air, qui en sont la cause efficiente, la cause proprement dite, et du sens de l'ouïe, qui en est la cause conditionnelle.

Il ne faut donc pas soutenir, comme l'a fait Descartes, qu'un phénomène existe tout entier dans sa cause efficiente, et qu'il ne peut pas être plus parfait que cette cause. D'où il résulterait que les sensations des sons et des couleurs ne sauraient être plus parfaites que les vibrations de l'air et de l'éther. Je crois l'opinion de Descartes primitivement fondée sur l'idée tout à fait fausse que l'on s'est faite de la communication du mouvement, phénomène dans la considération duquel on ne tient point compte de la cause conditionnelle.

Toutes nos sensations, tous nos sentiments, toutes nos idées, en un mot, tous les phénomènes qui se passent dans notre âme, ont immédiatement, ou ont eu originairement leurs premières causes hors de nous, et ces causes existent dans les corps, ou dans les rapports, directs ou médiats, prochains ou éloignés, qui se trouvent entre eux, soit qu'on les considère

comme objets purement matériels, ou bien comme êtres vivants, intellectuels et moraux. Mais comment apercevrions-nous ces rapports, comment ces objets agiraient-ils efficacement sur nous, si nous n'étions pas constitués de manière à recevoir, à sentir et à connaître leur action? Ces phénomènes, quoique produits, originairement ou actuellement, indirectement ou immédiatement, par des causes extérieures, ont donc leurs causes conditionnelles dans l'âme même, ou pour mieux dire, dans certaines propriétés de l'âme, qui préexistent à ces phénomènes et devancent toute sensation et toute idée.

A la vérité, ces propriétés, qui constituent l'âme, se développent et se fortifient elles-mêmes par l'exercice. Mais comment pourraient-elles être mises en jeu, si déjà elles n'existaient pas? Un enfant qui vient de naître ne sait point encore marcher; mais l'apprendrait-il jamais, s'il n'était pas conformé pour cela? Ici, on peut le dire, il n'y a que le premier pas qui coûte, et ce premier pas serait absolument impossible, si l'homme par sa nature n'était pas doué de la propriété de se mouvoir, de la faculté locomotive. Or il en est de même de la marche de l'esprit. Toutes nos connaissances, toutes nos idées sont acquises, il est vrai; mais jamais nous ne pourrions acquérir aucune idée, ni éprouver aucun sentiment, si l'âme, de sa nature, n'était pas douée de certaines propriétés ou facultés particulières, qui distinguent l'homme de la brute et surtout des êtres inanimés. Toute propriété ou faculté de l'âme est donc innée et tient à son essence même; quoiqu'il soit vrai de

dire, que sans une cause quelconque, cette propriété ne se manifesterait point.

Le phénomène n'est, pour ainsi dire, que la propriété elle-même mise en jeu par une cause efficiente: c'est la propriété en acte, comme la propriété est le phénomène en puissance. La propriété peut donc, sans se manifester, exister avant et après le phénomène actuel. Soutenir que le phénomène peut être avant la propriété qui en est la cause conditionnelle, et qu'il peut faire naître ou engendrer cette propriété, ce serait dire que l'effort d'un ressort bandé peut produire l'élasticité, au lieu qu'il est évident que ce phénomène, ou cet effort, suppose déjà l'élasticité dans le corps sur lequel la cause efficiente agit; quoiqu'il soit bien certain que, sans la cause qui tient le ressort tendu, cette propriété que l'on nomme élasticité ne manifesterait son existence en aucune manière.

On reconnaît le phénomène à ce qu'il se montre actuellement, qu'il dépend toujours d'une cause efficiente, ou productrice, soit instantanée, soit permanente, suivant qu'il est lui-même instantané ou continu, et qu'il a toujours une durée finie, quoiqu'il puisse se renouveler sans interruption; tandis que la propriété a par elle-même une existence permanente, et tout à fait indépendante des diverses causes qui peuvent la mettre en jeu.

Ainsi, il ne faut pas confondre les phénomènes de l'âme avec les propriétés ou facultés de l'âme, qui en sont les causes conditionnelles; la sensation, avec la sensibilité physique; le sentiment en général, avec

la sensibilité morale; le sentiment du juste ou de l'injuste, avec le sens du juste et de l'injuste; l'idée en général avec l'entendement; l'idée du juste et de l'injuste, ou toute autre idée de rapport avec le jugement; le souvenir, avec la mémoire; l'attention, action de l'âme, avec l'attention (ou l'attentivité), faculté de l'âme, en vertu de laquelle cette action s'exerce; la volition, avec la volonté; et ainsi du reste. Les métaphysiciens n'ont pas suffisamment distingué ces choses, et de là provient une partie de leurs erreurs, et la confusion ou l'obscurité qui règne dans quelques-uns de leurs écrits.

Il ne faut pas non plus confondre l'idée proprement dite, l'idée qui se présente à l'esprit, soit qu'elle s'y montre ou non pour la première fois, avec l'idée acquise mais qui n'est pas actuellement présente à la mémoire. Celle-ci peut être considérée comme une forme, une détermination particulière de la propriété qui est la cause conditionnelle de l'idée proprement dite. Elle n'est point la propriété en acte, mais elle paraît être quelque chose de plus que le phénomène en puissance. On pourrait la comparer à un tableau caché par un voile, de sorte que, pour avoir ce tableau devant les yeux, il ne serait pas nécessaire de le reproduire, de le peindre de nouveau, il suffirait de tirer le voile qui le masquait.

Concevez maintenant qu'une telle peinture, ou son idée, au lieu d'avoir été originairement produite par une cause efficiente, ait été peinte, en quelque sorte, dans l'âme par la nature elle-même, et à notre insu, avant même que nous fussions nés, vous

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