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puisque c'est elle-même qui le constitue, et nous ne pourrions pas dire qu'il ne serait pas contradictoire que le corps ne fût fût pas résistant. De même nous pouvons penser à une figure de trois côtés, sans penser ni au nombre ni à la valeur de ses angles; mais dès que nous connaissons les propriétés qui constituent le triangle, et qui sont toutes également essentielles, nous ne pourrions pas non plus soutenir, sans contradiction, qu'il pourrait avoir plus ou moins que trois angles, et que ces trois angles, pris ensemble, fussent plus grands ou plus petits que deux droits. Il semble donc, encore une fois, que ce jugement, tout triangle a ses trois angles égaux à deux droits, est un jugement analytique, tout aussi bien que celui-ci, tout corps est résistant; ou que, si l'un des deux est synthétique, l'autre l'est pareillement.

Il me reste à faire une dernière question. Dans la supposition que l'on réponde d'une manière satisfaisante aux difficultés, réelles ou imaginaires, que je viens de soulever, et que l'on prouve clairement que le principe de Kant est aussi facile dans ses applications que vrai en lui-même, je demande quels avantages la métaphysique en pourra retirer, et quelles vérités cette lumière pourra nous faire découvrir?

Il est à remarquer que nos jugements et nos raisonnements ne reposent point en général sur les vérités d'une nécessité réelle ou absolue, que nous ne connaissons point comme telles, sauf quelques pr'ncipes abstraits, qui, évidents par eux-mêmes et garantis par la raison universelle, peuvent seuls être regardés comme des vérités nécessaires dans le sens

le plus absolu. Car même cette proposition, tout corps est étendu, n'est peut-être une vérité nécessaire que dans le sens relatif, conditionnel et logique, puisque des philosophes ont même nié l'étendue des éléments de la matière (comme d'autres nient leur impénétrabilité absolue). D'ailleurs, en partant d'un principe vrai en lui-même, ou universellement reconnu pour tel, nous pouvons encore très-mal raisonner, comme raisonner très-juste en partant d'un principe faux. Dans ce dernier cas, nous arrivons nécessairement à une conclusion fausse en elle-même, quoique légitime comme conséquence; et la fausseté de la conclusion nous fait quelquefois reconnaître celle du principe. Mais ce qu'il y a de déplorable, c'est qu'en raisonnant mal (et pour qu'un raisonnement soit mauvais, il suffit que la plus imperceptible considération nous ait échappé), il peut arriver que, l'inexactitude même du raisonnement corrigeant la fausseté du principe, on arrive à une conclusion vraie ou vraisemblable; et l'on peut aussi arriver à une telle conclusion, en partant d'un principe qui, sans être entièrement faux, n'est pas vrai dans sa généralité. Quant aux principes mêmes de nos jugements et de nos raisonnements, ils ne sont guère moins incertains, ou sujets à contestation : ces principes sont d'abord, il est vrai, quelques vérités évidentes par elles-mêmes, nommées axiomes, mais qui sont en très-petit nombre, et qui, seules, ne peuvent conduire à rien; ensuite, les définitions, sur lesquelles les hommes ne sont pas toujours d'accord; en troisième lieu, les préjugés, vrais ou faux, qui leur

sont communs, et qui sont la source de beaucoup d'erreurs ou d'incertitudes; enfin, leurs opinions particulières, leurs manières de concevoir, d'envisager les mêmes choses; ce qui varie à l'infini.

Telle est la base, ou plutôt la pierre d'achoppement de la philosophie.

Ce sont ces observations directes, si simples et si justes, qui retiennent dans le doute les bons esprits, les esprits consciencieux, les esprits à la fois humbles et sévères, exempts de la vanité de faire parler d'eux aux dépens de la vérité, n'aimant, ne recherchant qu'elle, sans écouter ni l'ambition, ni l'intérêt, ni la crainte, si ce n'est celle d'embrasser des erreurs ou des chimères.

Cependant, si les bons esprits doutent, tous ceux qui doutent ne sont pas pour cela de bons esprits. Plusieurs ont érigé le doute même en système ; ils se sont fait un principe de n'avoir aucun principe; ils n'hésitent point, ils sont décidés à douter de tout, ou pour mieux dire à ne rien croire; et tournant dans un cercle vicieux, ils emploient le raisonnement pour prouver, qu'on ne peut rien prouver par le raisonnement. De là vient qu'on a rangé, mais à tort, le scepticisme parmi les doctrines philosophiques. Hume, qui était un excellent esprit, n'aurait sans doute jamais embrassé cette doctrine prétendue. Le scepticisme, tel qu'il vient d'être défini, n'est pas une doctrine philosophique, ce n'est qu'une extravagance le scepticisme comme je l'entends est la philosophie même.

FIN.

EXTRAITS DES OUVRAGES DE KANT‘.

TRADUCTION DE M. TISSOT.

Matière et forme de la connaissance.

Dans toute connaissance, il faut distinguer la matière, c'est-à-dire l'objet, et la forme, c'est-à-dire la manière dont nous connaissons l'objet. Un sauvage, par exemple, voit de loin une maison dont l'usage lui est inconnu : cet objet lui est, à la vérité, représenté comme il pourrait l'être à un autre homme qui le connaît déterminément comme une habitation appropriée à l'usage de l'homme. Mais quant à la forme, cette connaissance d'un seul et même objet est différente dans chacun d'eux dans l'un c'est une simple intuition, dans l'autre c'est intuition et concept en même temps (Logique, p. 43).

*Depuis plus de trois ans, j'avais écrit mon article sur Kant (d'après celui de M. Cousin), lorsque j'ai lu, tout récemment, les ouvrages dont ces extraits ont été tirés.

On s'étonnera peut-être, ou que, d'après cette lecture, je n'aie point modifié mon article, auquel effectivement je n'ai rien changé; ou que je me sois décidé à y joindre ces extraits, car en effet mon amour-propre n'y trouvera guère son compte.

Mais je dois dire d'abord qu'une grande partie de cet article (la moitié à peu près) avait déjà été publiée en 1842 (dans mes Tablettes philosophiques); etje rappellerai, en second lieu, que je n'ai pas eu formellement l'intention de réfuter Kant, mais seulement, comme je l'ait dit, de proposer quelques doutes sur ses doctrines, et que je suis fort loin d'être persuadé d'avoir raison contre lui. Quant à la publication de ces extraits; d'une part, j'ai pensé qu'elle était absolument nécessaire pour éclairer le lecteur et le diriger dans l'examen des importantes questions qui y sont traitées; et, d'une autre part, j'ai voulu donner une preuve de bonne foi et d'équité, en laissant Kant se défendre lui-même contre de légères attaques, si l'on veut considérer comme telles mes observations.

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