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ties, non- seulement est vraie, mais qu'elle l'est nécessairement, qu'elle ne pourrait pas ne pas

l'être.

Au contraire, comme l'idée de pesanteur n'est pas renfermée dans celle de corps; car, si je ne conçois pas la pesanteur sans corps, je conçois fort bien le corps sans la pesanteur, il s'ensuit que les corps ne sont pas nécessairement pesants, qu'il ne serait pas contradictoire en soi, ou du moins, qu'il n'impliquerait pas contradiction dans mon esprit, qu'ils ne le fussent pas : et ainsi, pour être certain qu'en effet tous les corps sont pesants, comme je le conçois et comme j'en ai préjugé, je devrais consulter l'expérience; ce qui du reste est impossible; car outre que je ne peux pas peser tous les corps de la nature, rien ne m'assure que ceux qui sont aujourd'hui pesants le seront toujours, le seront éternellement: et quand il serait démontré que tous les corps sont pesants, et qu'ils le seront toujours, il ne s'ensuivrait pas encore qu'ils le seraient nécessairement, puisqu'ils pourraient sans contradiction ne l'être pas : du moins, autant que j'en puis juger, ne sachant pas quelle peut être la raison de la pesanteur, et ne pouvant la déduire, par le raisonnement, d'aucune de mes connaissances.

Maintenant, comme les vérités mathématiques, qui sont toutes, sans contredit, des vérités nécessaires, et par suite, universelles, sont toutes également fondées sur le principe de contradiction, qui est inné, et non sur l'expérience, dit-on, ce qui est vrai en un sens; on en conclut que ces vérités sont

elles-mêmes innées, tandis que les vérités contingentes ne le sont pas.

Mais cette distinction est chimérique. Car, d'un côté, tous les jugements ou propositions qui expriment des vérités, soit contingentes, soit nécessaires, supposent également deux termes, deux idées, qui peuvent être plus ou moins concrètes et particulières, plus ou moins abstraites et générales, plus ou moins intellectuelles, mais qui, toutes, en dernière analyse, dérivent de l'expérience, comme un effet dérive de sa cause première, quelque éloignée qu'elle soit. Et d'un autre côté, outre que le jugement luimême est inné, comme le sont toutes nos facultés, les vérités contingentes sont, d'une manière, fondées sur le principe de contradiction tout comme les vérités nécessaires; car, si une vérité est nécessaire parce que le contraire impliquerait contradiction, une vérité n'est contingente, que parce que le contraire n'impliquerait pas contradiction dans notre esprit : on n'en saurait donner d'autre raison. En sorte que, soit qu'on regarde le principe de contradiction ou comme une faculté particulière, ou comme un élément de la faculté de juger, ou comme une notion commune; je suis obligé d'avoir recours à ce principe pour concevoir que telle chose n'impliquerait pas contradiction, tout aussi bien que pour juger, que telle autre serait contradictoire : et la même faculté, ou le même principe, qui me fait comprendre que telle vérité est nécessaire, me fait aussi concevoir que telle autre ne l'est pas et ce serait une erreur de penser que cette dernière conception est fondée

sur l'expérience; car, à coup sûr, ce n'est point l'expérience qui m'a appris, par exemple, que la matière pourrait n'être pas pesante, que cela n'impliquerait pas du moins contradiction dans mon esprit, puisqu'au contraire ma conception est ici en opposition directe avec l'expérience. Il n'y a donc aucune différence ni d'origine ni de nature, entre ces deux jugements, la partie est nécessairement plus petite que le tout, la matière n'est la matière n'est pas nécessairement pesante: et, s'il y a une différence de nature, ou d'espèce, il n'y en a aucune d'origine entre ces deux autres jugements, la partie est plus petite que le tout, tous les corps sont pesants. Si nos jugements renferment, ou expriment, tantôt des vérités nécessaires, tantôt des vérités contingentes, cela tient, d'une part à la nature même des choses, et de l'autre à la faculté dont nous sommes doués de concevoir les choses, ou du moins certaines choses, telles qu'elles sont, et en même temps, de pouvoir ou de ne pouvoir pas les concevoir autrement, suivant qu'elles pourraient être en effet, ou ne pourraient

pas

être elles-mêmes différentes de ce qu'elles sont. Qu'est-ce qu'une vérité nécessaire, en tant qu'elle existe dans notre esprit? C'est la conception d'une chose qui, par sa nature, ne saurait être, sans contradiction, autrement qu'elle n'est ou qu'elle ne se présente à nous. Qu'est-ce qu'une vérité contingente? C'est la conception d'une chose qui pourrait, sans contradiction, ne pas être telle qu'elle est. Pourquoi donc une vérité nécessaire, pourquoi telle conception, serait-elle innée plutôt que toute autre?

KANT.

Grâce à M. Cousin, nous pouvons aujourd'hui juger de la doctrine philosophique de Kant. Dans un article d'une admirable lucidité (1), qu'une revue belge (2) a reproduit, sans indiquer la source où elle l'a pris, M. Cousin a fait l'analyse de l'ouvrage le plus obscur et le plus célèbre de ce grand métaphysicien, dont ila, j'en suis convaincu, très-fidèlement interprété la pensée, s'il ne l'a pas littéralement traduite: son travail est à la fois trop clair et trop précis pour que l'on puisse en douter.

Je hasarderai quelques observations sur cette doctrine profonde, dont les points fondamentaux se ré– duisent à trois, qui sont les suivants.

1° Il y a dans toute connaissance deux éléments, l'un objectif, l'autre subjectif; l'un qui vient de l'objet pensé, l'autre du sujet pensant, de la personne qui pense. Le premier est la chose dont on parle ou dont on juge; le deuxième est ce que l'on affirme ou ce que l'on nie de cette chose, ou pour mieux dire, c'est un principe en nous, en vertu duquel nous portons sur cette chose tel ou tel jugement.

2o Toutes nos connaissances nous viennent avec l'expérience; mais toutes ne viennent pas de l'expérience : il y a des idées innées, des notions, des principes, des jugements, des connaissances, à priori.

(1) Intitulé: Kant et sa philosophie. (2) Revue des revues, janvier 1840.

Parmi ces notions, les unes ont néanmoins un élément empirique ou expérimental; telle est l'idée de cause, qui, bien qu'elle soit innée, ne se conçoit pas sans l'idée de phénomène, ou de changement, qui nous est donnée par l'expérience. Les autres n'ont aucun élément empirique, ce sont des principes purs à priori; tels sont les principes mathématiques.

La raison, en tant qu'elle possède en elle de tels principes, est la raison pure, et l'étude approfondie de la raison envisagée sous ce point de vue est appelée par Kant Critique de la raison pure. C'est le titre de l'ouvrage analysé par M. Cousin.

Tout jugement est à priori lorsqu'il est fondé sur un principe qui lui-même est à priori, ou ne dérive pas de l'expérience, tel que le principe de contradiction, en vertu duquel il nous semblerait contradictoire, ou il impliquerait contradiction dans notre esprit, que telle chose ne fût pas ainsi que nous l'avons jugée. Par exemple, comme c'est l'étendue impénétrable qui constitue pour nous la matière, ou le corps en général, et que, par conséquent, il impliquerait contradiction dans notre esprit qu'un corps ne fût pas étendu; cette proposition, tout corps est étendu, est donc un jugement fondé sur le principe de contradiction, et conséquemment un jugement à priori, ce principe étant inné.

De plus, ce jugement exprime une vérité nécessaire; car, non-seulement tout corps est étendu, mais, en vertu même du principe de contradiction, il ne pourrait pas ne pas l'être, il l'est nécessairement.

Tout jugement est pareillement à priori, si l'un des

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