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Il résulte de tout ce qui précède, que l'acquisition des idées de temps et de durée, ainsi que de celles d'espace et d'étendue, est soumise à des conditions extérieures, ou du moins indépendantes et de notre volonté, et de la propriété passive de l'âme dans laquelle ces idées existent en puissance; ou, en d'autres termes, qu'elles ne peuvent se montrer à l'esprit pour la première fois, ou passer de la puissance à l'acte, que par une cause efficiente, ou productrice; ce qu'elles ont de commun avec toutes les autres idées simples dont se composent nos pensées, et avec nos sensations: d'où il suit qu'elles ne sauraient être innées.

Ce qui pourrait faire croire que les idées de temps et d'espace, ou plus généralement de durée et d'étendue, existent en nous à priori, ce n'est pas seulement que nous pouvons abstraire ces choses pour les considérer indépendamment de ce qui est durable et étendu ; mais c'est qu'il nous serait impossible au contraire d'en faire abstraction, ou de les supposer anéanties. Or cette impossibilité provient tout simplement de ce que, d'une part, l'idée d'étendue naît de celle de mouvement, et que nous ne saurions nous ôter le pouvoir de faire un mouvement par la pensée, et que, d'une autre part, l'idée de durée tient à celle de succession, et que nous ne saurions penser, même au néant, sans avoir plusieurs idées successives.

INFINI.

Les mots de vide infini, d'espace absolu, ou d'immensité, comme celui de néant, expriment l'idée d'un être imaginaire, ou plutôt l'absence de toute réalité, c'est-à-dire de toute substance, de toute propriété, de tout phénomène, et, en un sens, de tout rapport, par conséquent de toute étendue; car l'étendue n'étant autre chose pour nous, qu'un rapport de situation entre plusieurs êtres distincts, ou le mouvement que nous faisons par la pensée pour aller de l'un à l'autre, dès que nous supposons l'univers anéanti, pour ne considérer que l'espace pur et absolu, si cela est possible, par là même nous supposons ce rapport détruit, de sorte qu'il n'existe plus que dans notre imagination; encore faut-il pour cela imaginer des êtres existant hors de nous.

Pour la conception seule, l'espace absolu est actuellement infini et n'est pas étendu; pour l'imagination seule, au contraire, l'espace n'est pas actuellement infini, et par cela même est étendu. La raison, prise pour arbitre, après avoir pesé ces considérations, avoue que l'espace infini est étendu ou ne l'est pas, ou que l'étendue est ou n'est pas infinie, suivant la manière dont on envisage les choses et le sens qu'on attache aux mots. Je m'explique.

Nous ne saurions imaginer ou nous représenter une chose actuellement infinie: mais nous concevons

très-bien que l'espace absolu est infini; ou nous pouvons conclure avec certitude qu'il est tel, de cela seul que nous ne saurions comprendre comment, n'étant rien de réel et tout être réel étant supposé anéanti, il pourrait avoir des bornes; car le néant ne peut être limité que par la matière, ou plus généralement, ce qui n'est rien ne peut l'être que par quelque chose.

Sans examiner si l'infini, tel que nous venons de l'envisager, peut appartenir à des êtres réels, nous voyons clairement qu'il est en tout cas un attribut du néant, et que l'idée que nous en avons n'est qu'une idée privative, qui s'acquiert par la comparaison, soit des corps, soit des espaces finis, dont les limites sont plus ou moins rapprochées et visibles, avec ceux dont les limites ne sont point aperçues, ou qui s'écartent de plus en plus les unes des autres, jusqu'à ce qu'elles disparaissent tout à fait; ce qui fournit à l'imagination l'idée positive d'une étendue, non pas infinie, mais indéfinie, et à la conception, l'idée négative de l'infini, ou de l'absence, de la privation de toute limite.

Il est impossible que l'imagination se représente l'espace comme actuellement d'une étendue infinie.

En effet, l'étendue n'est, pour nous, que l'idée du mouvement or nous pouvons bien nous représenter, jusqu'à certain point, un mouvement instantané dans un petit espace, un mouvement fini, qui ne donne l'idée que d'un espace fini et même trèsborné; mais il nous serait impossible d'imaginer un mouvement instantané infiniment grand. On ne

pourrait donc se figurer l'étendue de l'immensité que par l'idée, ou d'un mouvement progressif qui n'aurait point de fin, ou d'une suite infinie de mouvements instantanés finis, et conséquemment séparés les uns des autres par des repos ou des intervalles de temps quelconques : et dans les deux cas, la notion d'une éternité subséquente, qui ne fait que commencer actuellement pour ne finir jamais, entre nécessairement dans celle d'une étendue infinie. Pour l'imagination, l'infini est ce qui ne peut jamais finir tel serait le mouvement d'un corps, qu'aucun obstacle, aucune force n'arrêterait jamais, ou qui, pour m'exprimer d'une autre manière, ne devrait s'arrêter que lorsqu'il rencontrerait un obstacle qui n'existe nulle part et, encore une fois, l'étendue infinie, ou l'étendue d'un espace sans bornes, n'est rien de plus que l'idée d'un pareil mouvement.

L'étendue est aussi divisible à l'infini: cela veut dire que, quand nous la diviserions éternellement, nous n'arriverions jamais à des parties infiniment petites et par conséquent indivisibles. De même. elle est susceptible d'augmenter indéfiniment, sans qu'il puisse y avoir un terme où, étant infiniment grande, elle ne pourrait plus augmenter. Il n'y a donc pour l'imagination, ni infiniment petit ni infiniment grand : elle ne peut donc pas se figurer un espace actuellement infini, ou sans bornes. Mais par cela même qu'elle aperçoit ces bornes, qu'en vain elle voudrait enlever à l'espace, en les reculant toujours, il est également impossible qu'il ne lui semble pas étendu.

Or, comme l'âme qui imagine est aussi l'âme qui conçoit, qui réfléchit, etc., elle juge, par les idées que lui suggèrent à la fois et la réflexion et l'imagination, d'une part, que l'espace, ou le vide, ou le néant, n'a point de limites, et qu'en ce sens il est infini, et de l'autre part, qu'il est étendu; d'où il suit que cette étendue elle-même est actuellement infinie. C'est à l'espace, au vide, au néant ainsi conçu, que l'on donne le nom d'immensité; à moins qu'on ne l'applique à Dieu, auquel cas ce mot a une tout autre signification.

Quant aux choses matérielles; comme d'une part, il serait absurde de leur attribuer les qualités néga– tives du néant, ou la privation de toutes limites, laquelle suit nécessairement de ce qu'il n'est rien de réel; et que, d'une autre part, nous ne pouvons juger de leur étendue que par les sens et l'imagination, c'est-à-dire d'après les idées que nous fournissent l'imagination et les sens, qui ne peuvent saisir l'infini; nous ferions de vains efforts pour concevoir comment un corps, ou plus généralement un espace déterminé, plein ou vide, pourrait être infiniment grand; car ce serait chercher à concilier deux idées contradictoires, avoir des bornes et n'en avoir pas.

L'étendue n'est que la distance d'une limite, ou d'un point, à une autre limite, à un autre point, ou le mouvement que nous faisons en idée pour aller de l'un à l'autre. Or, si je suppose dans un corps deux limites, ou dans un espace deux points fixes, quelque éloignés qu'ils puissent être l'un de l'autre, l'intervalle qu'ils laisseront entre eux ne sera point infini ;

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