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Quelle différence y a-t-il entre une idée actuellement acquise, et cette même idée renouvelée, ou le souvenir de la chose dont nous avons l'idée ? C'est que la première ne peut naître que par la présence de l'objet dont elle est l'idée, ou plus généralement de la cause qui la produit ; et que la seconde peut se reproduire par la seule présence, soit extérieure, soit intérieure, d'une cause, d'un signe avec lequel l'objet n'a souvent d'autre rapport que celui d'une coexistence dans l'espace ou dans le temps. Ainsi, pour avoir l'idée de la figure d'un homme que je ne connais point, il faut que je le voie, soit en nature, soit dans un portrait d'une ressemblance parfaite; mais une fois cette idée acquise, elle pourra se reproduire par la seule présence, soit hors de moi, soit à ma mémoire, d'un dessin mal fait qui n'aura tout au plus avec son original qu'un trait de ressemblance, ou même du cadre dans lequel j'aurai vu le portrait de cet homme. Or Descartes soutient que, quand l'idée d'un triangle, par exemple, ou celle d'une simple ligne droite, se montre, ou se réveille pour la première fois dans notre esprit, c'est par la présence de signes qui n'ont que des rapports éloignés avec un triangle ou une ligne droite, de façon que si ces idées n'étaient pas originairement en nous, ces mêmes signes ne pourraient pas les rappeler. Et quels sont les signes qui réveillent ces idées du triangle et de la ligne droite? Ce ne sont pas toutes sortes de signes, mais ce sont les faces triangulaires de certains corps, ce sont les lignes tracées sur le papier avec de l'encre ou un crayon, et qui ne sauraient nous donner

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les idées dont il s'agit; car, dit-il, ces lignes et les arêtes de ces faces ne sont pas véritablement droites, puisque le microscope y fait toujours apercevoir des ondulations et des sinuosités sans nombre. Mais il était facile de lui répondre, que, s'il faut un microscope pour découvrir ces inégalités, la vue simple ne les aperçoit pas ; qu'ainsi elles sont pour nous comme si elles n'étaient pas, et que par conséquent, tout irrégulières que sont ces lignes, nous ne voyons réellement en elles que des lignes droites. Donc l'idée de la ligne droite peut s'acquérir par l'intermédiaire des sens; et une fois cette idée acquise, nous pouvons, en vertu de l'imagination, nous représenter toutes sortes de figures terminées par des droites, quand même nous n'en aurions jamais vu de semblables. On peut ajouter à cela, que lorsqu'un signe nous rappelle un objet, auquel il ne ressemble pas, nous avons en même temps l'idée de cet objet et celle du signe qui le rappelle; tandis que l'idée que rappelle la vue d'un triangle tracé sur le papier ne diffère point de celle, quelle qu'elle soit, que fait naître ce triangle. C'est une conséquence du principe de Descartes, que, si nous n'avions pas en nous l'idée de la ligne droite, nous ne pourrions jamais l'acquérir, et qu'une ligne tracée avec de l'encre ne pourrait faire naître en nous que l'idée d'une ligne sinueuse, comme lorsque nous la voyons avec le microscope. Cela est-il vraisem

blable?

On voudra savoir peut-être quel rôle je fais jouer, dans la formation des idées, à la réflexion et à toutes les propriétés actives, à toutes les facultés de l'esprit.

Je répondrai, et je crois que c'était aussi l'opinion de Descartes, que toutes ces facultés se réduisent, en dernière analyse, à l'attention, et que l'attention ne produit rien; qu'elle ne fait que rendre les idées, ou les choses que l'âme considère plus claires et plus distinctes, en concentrant sa lumière intellectuelle sur tel point à l'exclusion de tous les autres; qu'elle est, pour celui qui médite, ce que la lunette astronomique et le microscope sont pour l'observateur de la nature; qu'elle découvre, ou nous fait découvrir, ce qui existe, mais qu'elle ne crée point; qu'elle nous fait apercevoir des propriétés, des rapports, des phénomènes, mais qu'elle ne les fait point naître, qu'elle ne les engendre point. Elle n'engendre aucune idée, et ce n'est pas elle qui conçoit.

Cela n'empêche pas que, sans l'usage de ces facultés de l'esprit, nous ne pourrions avoir aucune connaissance certaine, aucune idée claire et distincte: car enfin, pour bien voir, il faut regarder; pour bien entendre, il faut écouter, c'est-à-dire être attentif; comme il faut être attentif pour avoir conscience de ce qui se passe en nous, et réfléchir, pour apercevoir de nouveaux rapports.

Il résulte de ce qui précède: 1° qu'il n'y a pas plus d'idées innées que de sensations innées; 2° que toute sensation, tout sentiment, toute idée, toute notion, en un mot tout phénomène intellectuel ou moral, suppose, dans l'âme, quelque propriété passive, dans laquelle il existe en puissance, et qui en est la cause conditionnelle, je veux dire la condition indispensable sans laquelle la cause efficiente, qui le produit,

ou le fait passer de la puissance à l'acte, n'agirait pas autrement que sur un automate; 3° que toute idée, de quelque nature qu'elle puisse être, a directement ou a eu originairement sa cause efficiente dans les objets extérieurs, physiques ou moraux, ou dans les rapports qu'ils ont entre eux, en tant qu'ils agissent sur l'entendement par l'intermédiaire des sens; et 4o enfin, que les propriétés actives, ou facultés de l'âme, telles que l'attention et la réflexion, ne produisent aucune idée, mais qu'elles dirigent et rendent, en quelque sorte, plus intenses les propriétés passives par lesquelles l'âme les conçoit, ou, ce qui revient au même, qu'elles éclairent les objets que l'âme considère.

ESSENCE.

La philosophie avait autrefois adopté certains êtres créés par l'imagination de l'homme, dont elle avait fait comme autant de petits dieux, devant lesquels elle se prosternait, en quelque sorte, et qui étaient l'objet de ses plus sérieuses et de ses plus profondes méditations. Mais, malgré l'espèce d'immortalité qu'on leur attribuait, le flambeau de l'expérience et celui de la saine raison les ont fait, pour la plupart, évanouir comme des ombres.

Parmi ces êtres métaphysiques étaient en première ligne les essences des choses, desquelles dérivaient toutes leurs propriétés; et quoique ces dernières fussent périssables ou changeantes, les essences, existant de toute éternité, étaient indestructibles et absolument inaltérables. Chaque corps, ou plutôt chaque espèce de corps, avait une essence particulière : un chêne, par exemple, avec ses branches et ses racines, ou l'espèce d'arbre appelé chêne, avait une essence que rien ne pouvait ni corrompre ni détruire.

Supposons cependant qu'un chêne, ou même que l'espèce entière soit actuellement dévorée par les flammes, et se réduise ainsi, partie en cendres, substance composée de plusieurs autres, partie en différents autres corps, et principalement en carbone, qui, se combinant avec une des parties constituantes de l'air, se convertira en gaz acide carbonique, dont la nature

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