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ne reconnut pas. Il trouva qu'il parlait avec esprit, et en fit la remarque. On lui apprit alors qui il était. « Ah! dit-il, j'en suis bien aise. » Ne sont-ce pas là des légendes? Mais la Fontaine a dû y donner quelque prétexte par cet oubli de son fils, trop semblable à celui où il mettait sa femme.

Une histoire manuscrite de Château-Thierry, qu'un abbé Hébert écrivait au commencement de ce siècle, cite un mauvais couplet de chanson sur le fils de la Fontaine :

L'héritier d'un si grand nom,
Déshérité du Parnasse,

Ne connoît que son flacon.

Les méchancetés des vaudevilles ne sont pas articles de foi; mais il est à croire tout au moins qu'une éducation fort négligée, malgré la prétendue tutelle de M. de Harlay, avait fait de « l'héritier d'un si grand nom »> un homme assez inutile. Au témoignage d'Adry1, « les amis que la Fontaine avait à Troyes procurèrent à ce fils, vers 1700, un emploi dans les Aides, qui fut entre ses mains, dit M. Grosley, précisément ce qu'il auroit été entre les mains du père. » Charles de la Fontaine fut aussi greffier du prévôt de la connétablie❜.

La chronique, qu'il n'y avait ni à taire, ni à colorer, du ménage de la Fontaine, nous a paru devoir être donnée tout d'une suite. La place naturelle en était indiquée au moment où nous l'avons vu se marier. Il faut revenir au temps de sa vie qui suivit immédiatement ce mariage. Nous avons là des années qui, jusqu'au jour du patronage de Foucquet, ne sont pas celles qui offrent de lui les plus intéressants souvenirs : nous l'y trouvons surtout aux prises avec les embarras d'argent; et nous manquons d'informations suffisantes sur ses essais poétiques de cette époque.

Un an après son mariage, et en faveur de ce mariage, son frère, le 21 janvier 1649, lui fit donation de tous ses biens présents et à venir, à la condition qu'il lui payerait, après la

1. Note 13, à la page xxvi de la Vie de la Fontaine, par Fréron. 2. Le brevet de Charles de la Fontaine en cette qualité, daté du 4 décembre 1714 et scellé du grand sceau, appartient à M. le vicomte Héricart de Thury.

mort de leur père, une rente viagère de onze cents livres1. Le généreux donateur, qualifié dans l'acte de cession «< confrère de l'Oratoire de Jésus », est ce Claude de la Fontaine que nous avons vu à l'Oratoire, avec le confrère Jean, dont il était le puîné, étant né en 16233. Sorti de l'Oratoire de Paris en 1650, et devenu prêtre oratorien de Reims, il finit par se retirer à Nogent-l'Artaud, village voisin de Château-Thierry. S'il nous a tout à l'heure paru généreux, il ne tarda pas beaucoup à se raviser, à refaire ses calculs. Le contrat de mariage de son frère, qu'il devait cependant avoir lu avant sa donation de 1649, lui sembla décidément avoir fait de trop grands avantages à celui-ci. Dès 1652, il fallut transiger avec ses repentirs et le laisser atténuer la donation. Six ans après, lorsque fut ouverte la succession paternelle, il ne confirma sa cession qu'à la charge d'un payement de huit mille deux cent vingt-cinq livres, que lui ferait son frère Jean, après l'avoir acquitté de toutes les dettes des héritages de leur mère et de leur père. Celui-ci était mort au mois d'avril 1658. Sa succession laissait peser sur notre poëte un passif de trente-deux mille huit cent quatre-vingt-douze livres; nous ne connaissons pas bien la valeur des propriétés qui formaient l'actif. En tout cas, il y avait là bien des tracas d'affaires pour un homme qui n'en avait pas le goût des ventes de biens immeubles étaient devenues nécessaires. Déjà du vivant de son père, en 1656, la Fontaine avait été forcé de vendre à Louis Héricart, frère de

1. Walckenaer, aux Pièces justificatives de l'Histoire de la vie.... de la Fontaine, tome II, p. 296 et 297, a donné l'acte de cession. Il faut y lire : « et de présent à Raroy », au lieu de : « et à présent à Razoy. »

2. Voyez ci-dessus, p. xi.

3. Voyez son acte de baptême aux Pièces justificatives, no 11. 4. Nous avons à peu près la date de sa mort par cette circonstance que les scellés furent mis le 19 avril 1658, à la requête de M. de Maucroix, sur les armoires et coffres de sa maison de la rue des Cordeliers. Ils furent levés le lendemain 20 avril.

5. Walckenaer dit « à son beau-frère M. de la Villemontée, » c'est-à-dire au frère de sa sœur. (Histoire de la vie.... de la Fontaine, tome I, p. 56.) C'est une erreur, que prouve la lettre de la Fontaine à Jannart, en date du 14 février 1656.

sa femme, une ferme de Damart, près de la Ferté-Milon. Jacques Jannart fut d'un grand secours à son neveu, au milieu des difficultés de son administration; sa bourse lui fut souvent ouverte, et la Fontaine reconnaît dans ses lettres les obligations qu'il a à sa bonté. Mais cette bonté ne put suffire à mettre assez d'ordre dans une gestion qui, même en de meilleures mains, eût encore été difficile. Le mauvais tour que prenaient les affaires de la Fontaine est attesté par cette séparation de biens, dont nous avons parlé1, entre sa femme et lui, et qui suivit d'assez près la mort de son père. Le gouffre une fois ouvert, la négligence du poëte le creusa de plus en plus. Voici qu'un jour ses pénates même déménagent, comme ceux de Jean lapin, trop occupé de ses promenades parmi le thym et la rosée. Sa maison natale de la rue des Cordeliers, que la postérité reconnaissante a voulu rendre à sa mémoire, fut vendue le 2 juin 1676, à Antoine Pintrel. Le prix de onze mille livres servit à payer des dettes contractées envers le même Pintrel et envers Jannart. Dans l'acte de vente, Claude de la Fontaine, « ecclésiastique, demeurant à Nogent-l'Artaud, » est mentionné; il n'y est pas question de la sœur dont la Fontaine parle dans ses lettres, comme mariée à M. de Villemontée. Il y a plus encore dans les affaires de la succession de Charles de la Fontaine, ses fils Jean et Claude sont seuls nommés; et, quand les scellés, mis après la mort de leur père, vont être levés, Jean de la Fontaine, se présentant comme héritier, demande qu'on attende son frère Claude, alors absent;, mais il n'est point parlé de leur sœur. N'est-il pas vraisemblable que Mme de Villemontée, dont l'acte de baptême d'ailleurs n'a pas été trouvé sur les registres de Château-Thierry, était tout simplement cette demi-sœur, Anne de

1. Voyez ci-dessus, p. XL.

2. Voyez un extrait de l'acte de vente aux Pièces justificatives de l'Histoire de la vie.... de la Fontaine, par Walckenaer, tome II, p. 299-301. Nous avons eu nous-même cet acte sous les yeux à Château-Thierry. Depuis la vente, on trouve Mlle de la Fontaine domiciliée sur la paroisse du château; elle paraît avoir été logée, non, comme on l'a dit, au château même, mais dans une maison de la rue du Château, que ses petites-filles habitaient encore au siècle suivant.

Jouy, encore mineure quand Françoise Pidoux, sa mère, épousa en secondes noces Charles de la Fontaine1?

Quelques mots n'ont pas été de trop peut-être sur la famille de la Fontaine, quoiqu'elle ne fasse pas grande figure dans son histoire. Nous ne la connaissons guère que par les papiers d'affaires, et lui-même, dans ses lettres, ne nous la montre, exception faite de sa femme et de l'oncle Jannart, qu'à l'occasion des prosaïques difficultés contre lesquelles il se débattait avec plus d'ennui que d'active sollicitude.

Cette incurie, dans l'administration de sa fortune, signifiaitelle qu'il n'y entendît rien? Nous ne le pensons pas. Ses quelques lettres à Jannart ne donnent pas, il s'en faut, cette idée d'une incapacité, qui ne serait pas cependant très-étonnante

1. Voyez ci-dessus, p. x.— Nous ne savons si la découverte de quelque acte démentira notre conjecture. Nous ne la donnons pas pour très-importante; elle est du moins nouvelle. — M. le vicomte Héricart de Thury a mis sous nos yeux une lettre autographe inédite, signée De la Fontaine, et commençant par les mots : « Ma chère sœur. » La suscription est : « A Mademoiselle de la Fontaine, à Château-Thierry ». Il n'y a pas d'autre date que « Ce mardi au soir. >> Ce qu'elle a de plus remarquable, c'est cette phrase: « Mes respects à ma chère mère. » Si l'on admet, comme c'est, depuis longtemps, une tradition dans la famille Héricart de Thury, que la lettre a été écrite par notre poëte, si l'on veut en même temps que la suscription ne puisse s'appliquer qu'à une sœur consanguine de la Fontaine, cette sœur, n'étant plus alors un enfant, n'aurait pas été d'un âge très-différent de celui de son frère, et il deviendrait plus inexplicable que son acte de baptême ne se trouve pas dans les registres où la suite des actes de baptême n'a pas de lacunes dans les années auxquelles on peut penser. Il y aurait à remarquer aussi qu'il faudrait que la mère de la Fontaine eût vécu bien après 1634 (voyez ci-dessus, p. 1x), puisque la Fontaine voyageant seul, au temps de la lettre, avait certainement beaucoup plus de treize ans. La suscription, sans doute, ne fournit aucune preuve. Il n'y aurait rien eu d'insolite à donner à Anne de Jouy le nom du mari de sa mère, qui l'avait comme adoptée; mais nous croyons la lettre écrite par un la Fontaine qui n'est pas le nôtre. Nous faisons suivre la transcription que nous en donnons, aux Pièces justificatives, no v, de quelques remarques dans le sens qui vient d'être indiqué.

chez un poëte, même décoré du titre d'avocat. Il y paraît assez fort sur le grimoire des procureurs et des notaires. M. Paul Lacroix a publié1 un contrat qu'il déclare avoir été écrit tout entier de la main de la Fontaine, et par conséquent, pense-t-il, rédigé par lui-même. C'est un accord sous seing privé, en date du 10 mars 1659, entre Jacques Jannart, dont il était le fondé de pouvoir, et un vigneron demeurant au village de Chierry2. Nul besoin même d'aller chercher là les preuves de son incontestable sapience. Jusque dans son épître de 1662 Au duc de Bouillon, il a très-doctement mêlé la langue du greffe à celle du Parnasse. Il ne péchait donc point par ignorance des affaires, bien plus insouciant qu'inhabile, et en sachant assez pour se ruiner en fort bon style de praticien. Fréron dit que, voulant faire servir à quelque chose ses voyages annuels à Château-Thierry, « il vendait à chaque voyage quelque portion de son bien, qui se trouva entièrement dissipé; » il ajoute « il ne passa jamais de bail de maison, et il ne renouvela jamais celui d'une ferme3» : ce qui est assurément inexact. Mais il est certain qu'il vit de bonne heure sa petite fortune fondre, fragments par fragments, dans ses mains. Il serait peut-être malaisé, même aux experts dans le débrouillement des comptes et contrats, de reconstituer complètement l'histoire de cette ruine progressive, à l'aide des lettres de la Fontaine à Jannart et des pièces, nombreuses aujourd'hui encore, qui sont conservées dans les études de Château-Thierry. Nous en avons vu quelques-unes, plus ou moins respectées par le temps et difficiles à déchiffrer. Si nous étions hors d'état d'en tirer grand parti, il nous en est du moins resté l'impression que la Fontaine a été forcé de donner bien du temps à des règlements d'intérêts, grands ou petits, et que la prose signée par lui chez les notaires, si l'on pouvait la retrouver toute, formerait sans doute un plus gros volume que celui de ses poésies, sans avoir le même agrément. Ce que, dans tout

1. Nouvelles œuvres inédites de Jean de la Fontaine (Paris, Lemerre, 1869, in-8°), p. 92 et 93.

2. Dans l'arrondissement et le canton de Château-Thierry, à deux kilomètres de cette ville.

3. Vie de la Fontaine, p. XI.

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