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aventures de l'intelligence, moins fortuites que cherchées d'instinct, par lesquelles se fait l'éducation de son génie ?

On peut regarder comme certain que, dès ce temps, la Fontaine, tout paresseux qu'il s'est toujours dit, ne se contentait pas de lire, mais que sa veine poétique commençait à couler, quoique d'un cours encore modeste. Dans les manuscrits du chanoine Favart, ami de Maucroix, où ont été recueillies plusieurs bluettes de celui-ci, M. L. Paris en a trouvé quelques-unes aussi de la Fontaine, qu'il rapporte à sa première jeunesse1. Les muses fraternelles des deux camarades rivalisèrent sans doute dans ces légers, souvent trop légers, badinages; car il y eut toujours entre eux de grandes sympathies d'humeur et de goût, et il est probable que de bonne heure, tout autant que par la suite, ils entretinrent d'agréables relations, soit par l'échange de lettres, soit lorsqu'à ChâteauThierry, à Reims ou à Paris, ils allaient se visiter.

Tallemant des Réaux nous fournit quelques autres traits, qui vont achever le portrait du jeune la Fontaine. Il nous paraît avoir tiré ses anecdotes de bonne source: il est probable qu'il les devait à Maucroix, avec qui sa liaison était intime, et qui lui avait appris tant de choses et sur lui-même et sur ses entours. Il les écrivait en 1657; les quatre premières, que nous allons d'abord citer, n'en doivent pas moins être placées, dans la vie du poëte, à une date très-antérieure, et rapportées au temps dont nous avons eu à parler jusqu'ici; car l'auteur des Historiettes les fait suivre de ces mots : «< Depuis son père l'a marié. » En voici deux qui, non-seulement nous apprennent que la Fontaine faisait des voyages à Paris, où il avait des amis qu'il accompagnait au théâtre, mais, ce qui a plus d'intérêt, nous le montrent déjà renommé pour les incroyables distractions, dont il a donné, toute sa vie, de si amusants exemples :

<< Un garçon de belles-lettres, et qui fait des vers, nommé la Fontaine, est.... un grand rêveur. Son père, qui est maître

1. Maucroix, OEuvres diverses, tome I, p. xxxvii.

2. M. L. Paris (Maucroix, OEuvres diverses, tome I, p. xxxiv) parle d'un voyage de Maucroix à Château-Thierry, lorsque la Fontaine avait vingt-deux ans : ce doit être en 1643.

des eaux et forêts de Château-Thierry, en Champagne, étant à Paris, pour un procès, lui dit : « Tiens, va vite faire telle «< chose, cela presse. » La Fontaine sort et n'est pas plus tôt hors du logis qu'il oublie ce que son père lui avoit dit. Il rencontre de ses camarades, qui lui ayant demandé s'il n'avoit point d'affaires : « Non, » leur dit-il, et alla à la comédie avec

eux.

« Une autre fois, en venant à Paris, il attacha à l'arçon de la selle un gros sac de papiers importants. Le sac étoit mal attaché et tombe. L'ordinaire passe, ramasse le sac, et ayant trouvé la Fontaine, il lui demande s'il n'avoit rien perdu. Ce garçon regarde de tous côtés : « Non, ce dit-il, je n'ai rien « perdu. » — « Voilà un sac que j'ai trouvé, » lui dit l'autre. — << Ah! c'est mon sac, s'écria la Fontaine; il y va de tout mon << bien. » Il le porta entre ses bras jusqu'au gîte1. »

Ainsi, dès sa jeunesse, il s'était fait la réputation d'un vrai Ménalque. On a plus tard recueilli beaucoup de traits semblables de sa rêverie. Peut-être s'est-on amusé à lui en prêter quelques-uns. Il n'est pas toujours facile de savoir à quelle date les placer; et, puisque l'occasion s'en présente, rapprochons de l'anecdote que Tallemant vient de nous raconter celles qui se trouvent dans le Livre sans nom, petit ouvrage anonyme 2, imprimé en 1695 : « Au sortir du dîner avec ses amis, il ne les connoît pas dans la rue. Un soir, lui et moi fûmes au convoi du pauvre Miton; huit jours après, il alla chez lui demander à sa nièce des nouvelles de sa santé. Bien davantage : il avoit un procès assez considérable qu'on devoit juger un certain jour. M. de M.... (de Maucroix ?), son ami, lui envoya, à la campagne où il étoit, un cheval, pour venir solliciter les juges. En chemin, il oublia son procès, s'arrêta à une lieue de Paris, chez un de ses amis, où il parla de vers toute la nuit. Le lendemain, il n'arriva qu'à dix heures du matin que les juges étoient au Palais; il n'en trouva pas un. Comme M. de M.... lui reprochoit sa négligence, il répondit qu'il étoit bien

1. Les Historiettes de Tallemant des Réaux (Paris, Techener, 1854), tome II, p. 368 et 369.

2. On l'a attribué à Cotolendi; il est de Bordelon.

aise de n'avoir trouvé personne, qu'aussi bien il n'aimoit point à parler ni à entendre parler d'affaires1. »

Dans le dialogue cité, l'interlocuteur de celui qui dépeint ainsi la Fontaine a certainement tort de lui dire : « Je l'ai trouvé autrefois d'assez bon sens, et il n'avoit point ces abstractions que vous lui donnez3. » Elles étaient, au contraire, très-anciennes; nous venons de l'apprendre de Tallemant.

Revenons à celui-ci et à ses anecdotes; elles vont nous faire connaître un autre défaut de la Fontaine, dont jamais il ne s'est mieux corrigé que de l'autre, nous voulons parler de son humeur trop galante :

« Ce garçon alla une fois, durant une forte gelée, à une grande lieue de Château-Thierry, la nuit, en bottes blanches et une lanterne sourde à la main3. » Dans un commentaire un peu naïf, dont le malin Tallemant s'est dispensé, Walckenaer ajoute : « Cet incident donna lieu à bien des suppositions *. » Il est assez clair que cette promenade nocturne, en élégant équipage, n'est pas seulement citée comme un trait de rêveur. Si la clarté s'y faisait désirer, on en trouverait davantage dans la petite histoire qui suit immédiatement"; elle eût été digne d'avoir place parmi les contes de notre poëte : aussi n'est-il pas nécessaire de l'emprunter textuellement aux Historiettes. C'est encore une aventure de nuit, où est mise en scène la lieutenante générale de Château-Thierry, qui, surprise par une visite de la Fontaine, ne fut que médiocrement cruelle. Le charitable chroniqueur des scandales n'a mis en doute que ce qui atténuait celui-ci dans le récit qui lui en avait été fait®.

Nous n'avons pas à écrire les vies parallèles de la Fontaine et de Maucroix. Remarquons seulement combien, à ce moment

1. Le Livre sans nom, divisé en cinq dialogues (Paris, 1695, in-12), p. 130.

2. Ibidem.

3. Les Historiettes, tome II, p. 369.

4. Histoire de la vie.... de la Fontaine, tome I, p. 7. 5. Les Historiettes, tome II, p. 369 et 370.

6. Tallemant n'a pas donné le nom de la lieutenante générale. S'il n'y a pas beaucoup d'intérêt à chercher à le connaître, il n'y a pas non plus beaucoup d'indiscrétion aujourd'hui. Elle devait être la femme d'un Claude Rosselet qui est dit « lieutenant

de leur jeunesse, il y avait entre eux de ressemblances, nonseulement dans leurs amusements poétiques, mais dans leur ardeur à se jeter dans des intrigues galantes. C'est le temps où Maucroix se livre à sa passion pour Mlle de Joyeuse, avant qu'elle eût été promise au marquis de Lénoncourt, en 1643, et aussi depuis ces fiançailles et après la mort du fiancé. Maucroix eut le chagrin de la voir mariée, le 24 juin 1646, au marquis de Brosses. Quoique la profondeur de son désespoir ait, par quelques bonnes raisons, été jugée douteuse1, il put entrer un peu de dépit dans le parti qu'il prit, dix mois après, d'accepter un canonicat à Reims. Ceci est à peine une digression, si l'on adopte la conjecture qui, à cette heure de la vie de Maucroix, et à l'occasion du nouvel état qu'il choisit, nous ferait retrouver la Fontaine, et, ce qui serait, à cette date, singulièrement intéressant, la Fontaine, composant déjà une excellente fable, le Meunier, son Fils et l'Ane2. Publiée en 1668, dans le premier recueil des Fables choisies, elle est dédiée à Maucroix. Elle se propose d'enseigner que, dans le choix

général au siége présidial de Château-Thierry, » dans l'acte de baptême de deux fils jumeaux de M. Hilaire de la Barre, en 1642. Le lieutenant général est parrain de l'un des deux enfants; Pierre Jannart, contrôleur au grenier à sel, est parrain de l'autre. De 1623 à 1678, dans des actes de baptême ou dans des actes notariés, nous avons souvent rencontré ce nom de Claude Rosselet, porté par le lieutenant général; mais il y eut successivement plusieurs lieutenants généraux des mêmes nom et prénom. L'écriture différente des signatures suffirait pour les faire distinguer. Plusieurs des actes dont nous venons de parler ont, à côté du nom de Rosselet, celui de la Fontaine ou de quelqu'un des siens; notamment l'acte de baptême du frère de notre poëte (26 septembre 1623), où Claude de la Fontaine a pour parrain « Claude Rosselet, écuyer, conseiller du Roi et président au siége de Château-Thierry. » C'est probablement le même qui, dans un acte de 1626, est dit neveu du lieutenant général, le même aussi que nous avons trouvé revêtu, à son tour, de cette charge, en 1642, et de la femme duquel nous supposons qu'il s'agit dans l'anecdote. 1. Voyez Maucroix, OEuvres diverses, tome I, p. XLVII.

2. Livre III, fable 1".

3. A M. D. M., dans l'impression de 1668 et dans les suivantes; les trois initiales signifient assez clairement : Monsieur de Mau

d'une carrière, il ne faut pas espérer d'être approuvé de tout le monde, mais faire à sa tête.

Prenez femme, abbaye, emploi, gouvernement,

Les gens en parleront, n'en doutez nullement.

On est assez tenté de croire que, sous le nom de Malherbe, qu'il introduit parlant ainsi à Racan, le fabuliste a voulu faire allusion à quelque circonstance présente; et quelle serait cette circonstance, sinon l'entrée de Maucroix au chapitre de Reims? Tel fut bien, suivant Brossette1, l'événement qui inspira l'apologue. Walckenaer regarde cette opinion comme probable 2. M. Louis Paris n'exprime aucun doute: le jeune mondain, sollicité de devenir chanoine, demanda, selon lui, conseil à la Fontaine, qui, de son côté, avait aussi, dans le même temps, une détermination très-grave à prendre. Elle pouvait même lui paraître plus effrayante que le canonicat à son ami : il s'agissait de mariage; et pour se résoudre à prendre femme, il devait fermer l'oreille à des avis contraires, sans doute à quelques propos railleurs. Sa fable aurait donc été écrite pour s'encourager lui-même, en encourageant son ami : << Tous deux, laissons dire, et sautons le pas. » Voilà, nous le reconnaissons, une explication, qu'il coûterait beaucoup de rejeter, de l'origine et de l'occasion de cette petite pièce si parfaite. Que la Fontaine cependant se soit montré, dès 1647, un aussi admirable fabuliste qu'il le fut plus tard, cela renverse un peu les idées reçues. Il faut peut-être, malgré tout, ne pas trop s'obstiner dans les objections. Le recours à l'autorité de Malherbe, une des premières admirations de la Fontaine, est un argument (de petite valeur sans doute) à l'appui de l'opinion que nous avons là une œuvre de sa jeunesse. On pourrait seulement croire qu'il l'aurait, depuis, un peu remaniée.

Avec le canonicat de Maucroix et la fable tirée de la Vie

croix. Dans le manuscrit autographe, Walckenaer dit avoir lu: A mon amy M. de Maucroy.

1. CEuvres de M. Boileau Despréaux, tome II, p. 324, Remarque 1.

2. Histoire de la vie.... de la Fontaine, tome I, p. 205.

3. Maucroix, (Euvres diverses, tome I, p. LII.

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