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Mais de ce qu'en françois on nomme bagatelle :
Un jeu, dont je voudrois Voiture pour modèle.
Il excelle en cet art. Maître Clément et lui

S'y prenoient beaucoup mieux que nos gens d'aujourd'hui.

Marot, que la Fontaine associait ainsi à Voiture, était encore mieux fait pour l'inspirer, avec sa grâce plus naïve; et l'on se trouvait, avec lui, à meilleure école. Un passage cependant de la même comédie nous avertit dans quelle mesure discrète il avait entendu mettre ses leçons à profit. Il savait le danger de trop s'éloigner de la langue de son temps : « N'allez pas, dit Apollon à Clio,

chercher ce style antique

Dont à peine les mots s'entendent aujourd'hui.
Montez jusqu'à Marot, et point par delà lui.
Même son tour suffit. »

Avec ces poésies de Malherbe, de Voiture, de Marot, qu'aimait-il encore le plus à lire? Les romans. Dans sa Ballade dont le refrain est :

Je me plais aux livres d'amour,

il n'oublie, parmi ces livres, ni le roman d'Héliodore, si goûté du jeune Racine, ni le Polexandre de Gomberville, ni la Cléopatre et le Cassandre de ce la Calprenède qui amusait aussi Mme de Sévigné, malgré son style « maudit en mille endroits, »> ni le Cyrus de Mlle de Scudéry; mais il a un souvenir tout particulier pour l'« œuvre exquise » de d'Urfé, qui a été un livre favori de sa jeunesse :

Étant petit garçon je lisois son roman,
Et je le lis encore ayant la barbe grise.

« C'est d'où il tiroit, dit d'Olivet, ces images champêtres qui lui sont familières et qui font toujours un si bel effet dans la poésie 1. » D'Olivet aurait dû indiquer ces images empruntées à l'Astrée; nous ne savons s'il l'aurait pu facilement. Il faut peut-être se contenter de penser que dans ces imaginations ingénieuses, délicates et fleuries de d'Urfé, le penchant de la Fontaine vers les fictions, les douces rêveries, la

1. Histoire de l'Académie, p. 325.

galanterie fine, et son goût pour les riants paysages, ont trouvé leur compte, et qu'à cette source son talent a puisé, à défaut d'imitations directes, une nourriture appropriée.

Voilà, à peu près aussi complète qu'elle s'offre à nous, l'histoire de l'éducation du génie de notre poëte. Nous savons bien que, dans son épître A l'évêque de Soissons, il parle d'autres précepteurs encore qu'il aurait eus, et ce ne sont point les moins bons, les moins grands:

Térence est dans mes mains, je m'instruis dans Horace;
Homère et son rival sont mes dieux du Parnasse.

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Quand notre siècle auroit ses savants et ses sages,
En trouverai-je un seul approchant de Platon?

Mais l'étude des beaux modèles de l'antiquité, dont il parlait avec tant d'enthousiasme, en 1687, lorsqu'il prenait part aux querelles déchaînées par Charles Perrault dans l'Académie, à quel moment, dans quelles années avait-elle commencé pour lui? Si l'on en place ici le souvenir, que ce ne soit pas sans avertir que l'on croit devancer l'ordre des temps. Le biographe de Maucroix l'a très-bien fait remarquer: si celuici a encouragé son ami à prendre des leçons des anciens, ce ne peut être lorsque lui-même, presque aussi jeune, n'en avait pas encore le goût2. A la vérité, ce n'est pas Maucroix que d'Olivet cite comme un initiateur de la Fontaine aux chefsd'œuvre de la Grèce et de Rome : « Un de ses parents, dit-il, nommé Pintrel, homme de bon sens, et qui n'étoit pas ignorant, lui fit comprendre que, pour se former, il ne devoit pas se borner à nos poëtes françois; qu'il devoit lire, et lire sans cesse, Horace, Virgile, Térence. Il se rendit à ce sage conseil. >>

1. Le Machiavel surtout de la Mandragore, de la Clytie et de Belphégor, comme l'a bien dit Auger, OEuvres de la Fontaine (édition de 1814), tome I, p. ví.

2. Maucroix, OEuvres diverses, tome I, p. xxxvI. 3. Histoire de l'Académie, p. 323.

Il se peut que l'historien de l'Académie ait moins positivement connu que supposé ces exhortations, et qu'il ait tiré ses conjectures de ce seul fait que le traducteur des Épitres de Sénèque, publiées, après sa mort, par la Fontaine, était habile latiniste. Admettons cependant le bon avis donné par Pintrel. Il en faudrait connaître la date. Rien n'autorise à la faire remonter très-haut, beaucoup avant cette année 1654, où la Fontaine, âgé de trente-trois ans, fit imprimer sa comédie de l'Eunuque, imitée de Térence. Dans l'avertissement Au lecteur, qui précède cette comédie, notre poëte dit que ce qu'il avait témérairement commencé, quelques-uns de ses amis avaient voulu qu'il l'achevât. Peut-être avaient-ils fait plus, et l'avaientils engagé dans cette voie. Il n'est pas invraisemblable que ces amis aient été Maucroix et Pintrel. Mais, dans ce rôle d'introducteurs près de Térence et des autres anciens, nous ne voudrions pas les mettre en scène trop tôt. D'Olivet a parlé comme si la Fontaine, au temps des doctes conseils de son parent, en était encore à « se former. » Il semble bien qu'il se soit formé d'abord à une école différente de celle où la plupart des génies du dix-septième siècle ont reçu leurs premières leçons. Il a gardé plus qu'eux la marque de tout autres maîtres. Toutefois, si des modèles que ses illustres amis avaient suivis, il approcha plus tardivement, et (disons-le des modèles grecs) d'un peu moins près et avec une imparfaite connaissance de leur langue, il s'y attacha cependant avec la sympathie naturelle de son génie, et leur déroba bien des trésors pour composer son miel. « Il faisoit, dit d'Olivet, ses délices de Platon et de Plutarque. J'ai tenu les exemplaires qu'il en avoit; ils

1. Louis Racine, dans ses Mémoires sur la vie de Jean Racine, dit que la Fontaine, qui « vouloit toujours parler de Platon, » en << avoit fait une étude particulière dans la traduction latine, » et que c'était aussi dans une version en cette langue que Racine lui faisait lire quelquefois des morceaux d'Homère. Voyez au tome I, p. 326, des OEuvres de J. Racine. Pour confirmer ce témoignage, il serait intéressant que d'Olivet, dans le passage que nous allons citer, nous eût dit si les notes de la Fontaine qu'il a vues se rapportaient au texte grec ou, ce qui est plus probable, à des traductions, soit françaises, soit latines.

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2. Histoire de l'Académie, p. 325 et 326.

sont notés de sa main, à chaque page; et j'ai pris garde que la plupart de ses notes étoient des maximes de morale ou de politique, qu'il a semées dans ses fables. >>

Ce que nous venons de dire d'une étude un peu différée des auteurs grecs et latins, probablement s'appliquerait mal aux auteurs italiens que nous avons entendu la Fontaine nommer à côté d'eux. La lecture d'Arioste et de Boccace doit avoir été un des premiers aliments de son esprit, et du temps même où a commencé son commerce familier avec nos vieux poëtes et nos romanciers.

A ce même temps-là nous placerions déjà son goût pour ce maître François, qu'il a eu soin, comme nous l'avons noté, de ne pas omettre dans sa lettre à Saint-Évremond. Ce fut un goût passionné, durable aussi; car il était loin d'être jeune, quand il le témoignait, à ce que l'on rapporte, par le plus étrange propos, où il faut faire une part égale à la naïveté et à la malice toutes deux, on n'y a pas toujours assez pris garde, allaient chez lui si volontiers ensemble. Le génie de Rabelais a souvent été loué avec enthousiasme, jamais à la façon de la Fontaine, si les anecdotes de d'Olivet et de Brossette ont quelque vérité. « Peu de jours avant sa dernière maladie, raconte celui-ci1, [la Fontaine,] étant à dîner chez M. de Sillery, évêque de Soissons, comme le discours tomba sur le goût de ce siècle : « Vous trouverez encore parmi nous, << dit-il de tout son sérieux, une infinité de gens qui estiment << plus saint Augustin que Rabelais. » Si ce n'est pas là une version défigurée, et moins piquante, moins fine, de l'historiette que nous allons emprunter à d'Olivet, faudrait-il donc supposer que, par deux fois, le rêveur, entraîné par nous ne savons quelle bizarre association d'idées, serait tombé dans le même puits, ouvert aussi bien sous les pas des poëtes que sous ceux des astrologues? La récidive paraîtrait bien étonnante. Dans le récit de d'Olivet, la scène se passe chez Boileau Despréaux, où se trouvaient son frère le docteur Jacques Boileau, Racine, Valincourt; c'est de celui-ci que d'Olivet

1. Dans une note sur un passage de la lettre de Boileau à Maucroix, du 27 avril 1695 voyez les OEuvres de M. Boileau Despréaux (2 vol. in-4°, Genève, 1716), tome II, p. 317, Remarque 1.

semble avoir tenu l'anecdote. On parla de saint Augustin. La Fontaine laissait dire, comme un homme dont l'esprit était ailleurs. Tout à coup « il se réveilla comme d'un profond sommeil, et demanda d'un grand sérieux au docteur s'il croyoit que saint Augustin eût eu plus d'esprit que Rabelais. Le docteur l'ayant regardé depuis la tête jusqu'aux pieds, lui dit pour toute réponse : « Prenez garde, Monsieur de la Fon<< taine, vous avez mis un de vos bas à l'envers; » et cela étoit vrai en effet1. » La réponse du docteur était la meilleure à faire. Ne nous récrions pas plus pesamment que lui sur la trop légère parole. Qu'elle nous serve seulement à remarquer, n'y eût-il dans ce récit qu'une légende, que le souvenir s'était conservé d'une singulière obsession de son esprit par l'admiration pour l'auteur de Pantagruel. La profondeur dans les contes bleus, toutes les finesses et toutes les richesses de la langue au milieu de tant de folies, où elles font l'effet de fleurs tombées là, on ne sait comment, sous la baguette d'une fée, quel attrait pour un génie si ami du caprice, toutes les fois surtout que la forme en était belle!

Furetière a dit de la Fontaine : « Toute sa littérature consiste dans la lecture de Rabelais, de Pétrone, de l'Arioste, de Boccace et de quelques autres semblables 2. » C'était ne vouloir reconnaître en lui que l'auteur des Contes. A l'époque où un ressentiment furieux dictait à Furetière ce dénombrement satirique des modèles de la Fontaine, rien de plus incomplet, rien de plus faux. Mais notre poëte avait certainement commencé par ces lectures; et, lorsque plus tard il avait cherché ailleurs de plus hautes inspirations, il aima toujours à regarder encore de ce côté.

Si peu fertiles en événements que s'offrent à nous ses jeunes années, entre sa sortie de l'Oratoire et son mariage, ne s'en fait-on pas cependant une image suffisante, lorsqu'on peut se représenter dans quelle société d'auteurs favoris il passait un temps que sans doute remplissait beaucoup aussi la rêverie? Les plus grandes aventures d'un poëte ne sont-elles

1. Histoire de l'Académie, p. 324.

pas ces

2. Nouveau recueil des factums (Amsterdam, 1694), Second factum,

P. 294.

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