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FABLE XIV.

SIMONIDE PRÉSERVÉ PAR LES DIEUX.

Phèdre, Avre IV, fab. 24, Sinonides a Diis servatus. — Cicéron, de Oratore, livre II, chapitre LXXXVI. Quintilien, de Institutione oratoria, livre XI, chapitre п, 11-17. - Valère Maxime, livre I, chapitre VIII.

Mythologia sopica Neveleti, p. 442.

M. Saint-Marc Girardin (vII® leçon, tome I, p. 194 et 195) rapproche de cette fable le fabliau des deux Aveugles et Philippe le Bel, que Robert, dans son introduction (p. CXLIX), a tiré du vieux poëme Renart le contrefait, et qui met en action, d'une manière bien plus gaie et plus piquante que le récit emprunté aux anciens, cette pensée, que Dieu récompense même ici-bas ceux qui soutiennent sa cause et qui glorifient son nom. »

On ne peut trop louer trois sortes de personnes :
Les Dieux, sa maîtresse, et son roi.

Malherbe1 le disoit; j'y souscris, quant à moi :
Ce sont maximes toujours bonnes.

La louange chatouille et gagne les esprits :
Les faveurs d'une belle en sont souvent le prix2.
Voyons comme les Dieux l'ont quelquefois payée.

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1. Malherbe, le réformateur de la poésie française, né à Caen Malherbe en 1555, mort à Paris en 1628. La Fontaine professait pour une vive admiration; voyez ce qu'il dit de lui dans son épître xxI (vers 93-96), adressée à Monseigneur l'évêque de Soissons, en lui donnant un Quintilien de la traduction d'Orazio Toscanella; voyez aussi la fable 1 du livre III.

2. M. Saint-Marc Girardin, dans sa viie leçon (tome I, p. 193 et 194), cite ces six premiers vers comme un exemple de ces « causeries, » de ces « digressions charmantes par lesquelles notre poëte << donne aux moindres choses un agrément infini. » Voyez aussi ce

Simonide avoit entrepris

L'éloge d'un Athlète; et la chose essayée,

Il trouva son sujet plein de récits tout nus.
Les parents de l'Athlète étoient gens inconnus;
Son père, un bon bourgeois; lui, sans autre mérite;
Matière infertile et petite *.

Le poëte d'abord parla de son héros.

Après en avoir dit ce qu'il en pouvoit dire,
Il se jette à côté, se met sur le propos
De Castor et Pollux; ne manque pas d'écrire
Que leur exemple étoit aux lutteurs glorieux;
Élève leurs combats, spécifiant les lieux
Où ces frères s'étoient signalés davantage :
Enfin l'éloge de ces dieux

Faisoit les deux tiers de l'ouvrage.

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qui est dit dans la rre leçon (même tome, p. 19-21) de la maxime attribuée à Malherbe, et de l'honnête façon, nullement égoïste, dont la Fontaine la mettait en pratique.

3. Simonide, poëte grec, né dans l'île de Céos; on place sa naissance à l'an 558 avant J. C., sa mort à l'an 468. Il avait composé des élégies et des poëmes lyriques; il ne nous reste de lui que de courts fragments, entre autres les plaintes de Danaé abandonnée sur l'Océan avec son fils.-Quintilien, à l'endroit cité en tête de la fable, prend la peine de nous dire qu'il regarde comme fabuleuse l'intervention des Tyndarides (Castor et Pollux); il nous apprend que Simorride n'avait nulle part mentionné le fait, « et certes, s'il eût été vrai, il n'aurait point passé sous silence une si grande gloire. » Quant à l'événement même, de la chute de la salle, des convives écrasés, du poëte préservé, Quintilien paraît le tenir pour véritable; il dit que « grande était la dissension des auteurs sur le nom du lieu (Pharsale ou Cranon) où la chose a dû se passer; comme aussi sur le nom de l'athlète (Quintilien en nomme quatre) qui avait refusé de payer le prix convenu. Chez Cicéron et chez Valère Maxime, l'athlète se nomme Scopas, et le lieu est Cranon, en Thessalie. 4. Exigua.... materia, dit Phèdre, vers 7.

5.

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Interposuit gemina Leda sidera,

Auctoritatem similis referens gloriæ. (PHÈDRE, vers 9 et 10.)

L'Athlète avoit promis d'en payer un talent;

Mais quand il le vit, le galand'

N'en donna que le tiers; et dit fort franchement
Que Castor et Pollux acquittassent le reste.
« Faites-vous contenter par ce couple céleste.
Je vous veux traiter cependant :

Venez

souper chez moi; nous ferons bonne vie :
Les conviés sont gens choisis,

Mes parents, mes meilleurs amis;

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Soyez donc de la compagnie.
Simonide promit. Peut-être qu'il eut peur

De perdre, outre son dû, le gré de sa louange.
Il vient l'on festine, l'on mange.

:

Chacun étant en belle humeur,

Un domestique accourt, l'avertit qu'à la porte
Deux hommes demandoient à le voir promptement.
Il sort de table; et la cohorte

N'en perd pas un seul coup de dent.

Ces deux hommes étoient les gémeaux de l'éloge. Tous deux lui rendent gràce; et pour prix de ses vers, Ils l'avertissent qu'il déloge,

Et que cette maison va tomber à l'envers.

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6. Monnaie de compte employée dans diverses contrées de la Grèce, et dont la valeur variait selon les pays. Le talent attique, le plus répandu, valait environ cinq mille cinq cent soixante francs.

7. Les éditions données par la Fontaine (1668, in-4° et in-12, et 1678) écrivent galand, malgré le t de talent et de franchement, avec lesquels rime ce mot. L'édition de 1688 (la Haye) et celle de Londres (1708) donnent galant. Voyez ci-après, p. 105, la note 5 de la fable xv.

8. La reconnaissance à laquelle il avait droit pour la louange qu'il avait composée. Phèdre dit de même (vers 17-19):

Fraudatus quamvis et dolens injuria,
Ne male dimissus gratiam corrumperet,
Promisit....

La prédiction en fut vraieo.

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Un pilier manque; et le plafonds 1o,
Ne trouvant plus rien qui l'étaie,

Tombe sur le festin, brise plats et flacons,

N'en fait pas moins aux échansons.

Ce ne fut pas le pis; car pour rendre complete

La vengeance due au poëte,

Une poutre cassa les jambes à l'Athlète,

Et renvoya les conviés

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Pour la plupart estropiés ".

La Renommée eut soin de publier l'affaire :

Chacun cria miracle. On doubla le salaire

Que méritoient les vers d'un homme aimé des Dieux.

Il n'étoit fils de bonne mère 12

Qui, les payant à qui mieux mieux,
Pour ses ancêtres n'en fit faire.

Je reviens à mon texte 13, et dis premièrement
Qu'on ne sauroit manquer de louer1* largement
Les Dieux et leurs pareils; de plus, que Melpomène "

9. Le mot en manque dans l'édition de 1678 A.

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10. Le mot est écrit platfonds dans toutes les anciennes éditions. Au dix-septième siècle, on distinguait rarement fond de fonds.

II. Dans les récits de Cicéron et de Quintilien, ils sont tous si bien écrasés qu'on n'eût pu les distinguer, ni rendre à chacun d'eux les honneurs de la sépulture, si le poëte ne se fût souvenu des places où ils se trouvaient à table. C'est comme exemple de sûreté de mémoire et de mnemotechnie que Cicéron et Quintilien rapportent le fait.

12. C'est un tour de Rabelais : « Il n'estoit fils de bonne mere qui ne perdist sa coingnée (Prologue du livre IV, tome II, p. xxxii).

13. A la maxime que j'ai placée en tête de mon récit.

14. Manquer de louer, faillir en louant.

ode III,

15. Muse de la tragédie, dont le nom désigne ici, comme souvent chez les anciens (voyez par exemple Horace, livre IV, vers 1), la poésie en général.

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Souvent, sans déroger, trafique de sa peine 1o;
Enfin qu'on doit tenir notre art en quelque prix.
Les grands se font honneur dès lors qu'ils
Jadis l'Olympe et le Parnasse

Étoient frères et bons amis.

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nous font [grâce 17:

16. Il y a dans Boileau de beaux vers et de nobles sentiments sur

ce sujet délicat (Art poétique, chant IV, vers 125-132):

Travaillez pour la gloire, et qu'un sordide gain
Ne soit jamais l'objet d'un illustre écrivain.

Je sais qu'un noble esprit peut sans honte et sans crime
Tirer de son travail un tribut légitime;

Mais je ne puis souffrir ces auteurs renommés
Qui dégoûtés de gloire, et d'argent affamés,
Mettent leur Apollon aux gages d'un libraire,
Et font d'un art divin un métier mercenaire.

17. C'est-à-dire, quand ils nous accordent leur faveur, tection, sens qu'a perdu cette locution.

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