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Il s'y voit, il se fache; et ses yeux irrités
Pensent apercevoir une chimère vaine.

Il fait tout ce qu'il peut pour éviter cette eau;
Mais quoi? le canal est si beau

Qu'il ne le quitte qu'avec peine.

On voit bien où je veux venir.

Je parle à tous; et cette erreur extrême
Est un mal que chacun se plaît d'entretenir.

Notre âme, c'est cet homme amoureux de lui-même;
Tant de miroirs, ce sont les sottises d'autrui,
Miroirs, de nos défauts les peintres légitimes;
Et quant au canal, c'est celui

Que chacun sait, le livre des Maximes".

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7. Le livre de la Rochefoucauld avait eu en France deux éditions successives, en 1665 et en 1666, quand la Fontaine publia cette fable. La première édition fut réimprimée jusqu'à trois fois l'année même où elle parut. Les Maximes circulèrent d'ailleurs longtemps parmi les amis de la Rochefoucauld, avant d'être données au public. Voyez ce que dit la Rochefoucauld, dans sa préface de 1665, d'une copie qui avait passé en Hollande; ce qu'il ne dit pas, c'est qu'elle y avait été imprimée en 1664; M. Gilbert l'ignorait quand il a rédigé sa note sur ce passage de cette préface (tome 1, p. 26); on a depuis découvert cette édition. « Ce n'est point là une fable, quoi qu'en dise la Fontaine. C'est un compliment en vers adressé à M. le duc de la Rochefoucauld sur son livre des Maximes. Un homme qui s'enfuit dans le désert pour éviter des miroirs, c'est là une idée assez bizarre, et une invention assez médiocre de la Fontaine.» (CHAMFORT.) — « C'est moins une fable, dit Walckenaer, qu'un éloge ingénieux du célèbre livre des Mazimes. » (Histoire de la Fontaine, livre II, édition de 1858, tome I, p. 209.)

FABLE XIE

LE DRAGON À PLUSIEURS TÊTES, ET LE DRAGON
À PLUSIEURS QUEUES.

L'historien persan Mirkhond, dans sa Vie de Djenghiz-Khan (Histoire universelle, vo partie), met cette allégorie dans la bouche du conquérant mogol, qui s'en sert pour exhorter ses fils à l'union : << Pour leur persuader davantage qu'ils devoient vivre dans cette union, il leur disoit encore: «Un jour qu'il faisoit grand froid, un « serpent à plusieurs têtes voulut entrer dans un trou, pour se << mettre à couvert et s'empêcher d'être gelé. Mais, à chaque trou <«< qu'il rencontroit, les têtes s'embarrassoient tellement l'une avec « l'autre, qu'il lui fut impossible d'entrer dans aucun, et qu'à la « fin, ayant été contraint de demeurer à l'air, le froid le saisit et « le fit mourir. Dans le même temps, un autre, qui n'avoit qu'une << tête et plusieurs queues, se fourra d'abord, avec toutes ses queues, « dans le premier trou qu'il rencontra, et sauva sa vie. » Nous empruntons cette traduction, et nous n'en connaissons pas d'antérieure, au livre de Galland intitulé : Les Paroles remarquables.... des Orientaux (p. 176). Cet ouvrage n'ayant paru qu'en 1694, ce n'est pas là que le fabuliste a pu prendre son sujet. Lui avait-il été conté par quelqu'un de ses doctes amis? — Les deux Dragons, bien qu'ils ne soient pas d'Ésope, étaient représentés dans le Labyrinthe de Versailles (voyez ci-dessus, p. 62); ils sont le sujet du xxxre quatrain de Benserade, dans l'édition de 1677; du LxIve dans celle de 1678. « Ce récit, dit Chamfort, ne peut pas s'appeler une fable; c'est une petite histoire allégorique qui conduit à une vérité morale. Toute fable suppose une action. »

Un envoyé du Grand Seigneur

Préféroit, dit l'histoire, un jour chez l'Empereur,
Les forces de son maître à celles de l'Empire.
Un Allemand se mit à dire :

<< Notre prince a des dépendants

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Qui, de leur chef, sont si puissants
Que chacun d'eux pourroit soudoyer une armée. »
Le chiaoux', homme de sens,
Lui dit « Je sais par renommée

Ce que chaque Électeur peut de monde fournir;

Et cela me fait souvenir

D'une aventure étrange, et qui pourtant est vraie.
J'étois en un lieu sûr, lorsque je vis passer

Les cent têtes d'une Hydre au travers d'une haie.
Mon sang commence à se glacer;

Et je crois qu'à moins on s'effraie.

Je n'en eus toutefois que la peur sans le mal:
Jamais le corps de l'animal

Ne put venir vers moi, ni trouver d'ouverture.
Je rêvois à cette aventure,

Quand un autre Dragon, qui n'avoit qu'un seul chef,
Et bien plus d'une queue 3, à passer se présente.
Me voilà saisi derechef

D'étonnement et d'épouvante.

Ce chef passe, et le corps, et chaque queue aussi :
Rien ne les empêcha; l'un fit chemin à l'autre.

Je soutiens qu'il en est ainsi

De votre empereur et du nôtre. »

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1. On appelait en turc tchaouch (en Algérie on prononce chaouch) des serviteurs de la cour, des espèces d'huissiers ou d'appariteurs (il y en avait près de sept cents), que la Porte ottomane employait comme messagers, comme envoyés. Meninski, dans son Trésor des langues orientales, arabe, persan et turc (la 1re édition est de 1680), définit ainsi ce terme : Famulus aulicus, vulgo Ciausius, i. e. stator, quo Porta ottomanica ad mandata deferenda aut commissiones alias peragendas utitur, quales circiter 693 numero esse solent. On lit dans les Mémoires de Saint-Simon (tome XIV, p. 82) : « Un chiaous, dépêché par le Grand Seigneur, arriva en France. »

2. « D'un Hydre, » dans les éditions de 1688 et de 1729.

3. Le second dragon de Versailles et de Benserade n'a qu'une tête et qu'une queue.

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FABLE XIII.

LES VOLEURS ET L'ANE.

Ésope, fab. 39, Λέων καὶ Ἄρκτος (Coray, p. 25 et 26); Λέων, Ἄρκτος zat Alú(Coray, p. 299). Haudent, 2o partie, fab. 51, d'un Mulet et de deux Viateurs; 1re partie, fab. 37, d'un Ours et d'un Lyon et d'un Dain. Corrozet, fab. 103, de deux Compagnons et d'un Asne. - La fable ésopique, que nous avons sous deux formes, et la fable 37 de la re partie de Haudent ont au fond le même sujet, mais les personnages sont tout différents : le Lion et l'Ours se disputent une proie; ils se battent, tombent épuisés ; le Renard survient et s'empare de l'objet du combat.

Mythologia asopica Neveleti, p. 122.

Pour un Ane enlevé deux Voleurs se battoient :
L'un vouloit le garder, l'autre le vouloit vendre.
Tandis que coups de poing trottoient,

Et que nos champions songeoient à se défendre,
Arrive un troisième larron

Qui saisit maître Aliboron1.

L'Ane, c'est quelquefois une pauvre province 2:
Les voleurs sont tel ou tel prince,

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1. Surnom de l'Ane, fréquemment appliqué, dans nos vieux auteurs, aux hommes ignorants et stupides. Dans un recueil de traits plaisants, intitulé Democritus ridens (Amsterdam, 1655, p. 140), recueil que Robert a quelquefois rapproché de nos fables, la fin du récit a une variante, heureuse pour le Baudet: pendant qu'on se le dispute, il s'esquive. Le Mulet fait de même dans la première des deux fables de Haudent indiquées ci-dessus.

2. On connaît le vers d'Andrieux, dans le Meunier de Sans-Souci:

On respecte un moulin, on vole une province.

Comme le Transylvain3, le Turc, et le Hongrois.
Au lieu de deux, j'en ai rencontré trois :
Il est assez de cette marchandise.

De nul d'eux n'est souvent la province conquise:
Un quart voleur survient, qui les accorde net

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En se saisissant du Baudet.

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3. Du onzième au seizième siècle, la Transylvanie avait suivi, presque sans interruption, le sort de la Hongrie, à laquelle les Turcs la disputaient souvent. En 1582, Jean Zapoly, ayant été frustié, par l'empereur Ferdinand Ier, de la couronne de Hongrie, se rendit indépendant en Transylvanie, avec le secours du Sultan. Ses successeurs régnèrent, sous la suzeraineté des Turcs, sur ce pays, et sur divers comitats de la Hongrie orientale, jusqu'à ce qu'en 1699 l'empereur Léopold Ier rangea définitivement la Transylvanie sous la domination autrichienne. Fréquentes étaient, on le conçoit, les contestations entre les trois voisins, Turcs, Hongrois, Transylvains; fréquentes aussi les occasions où l'Empereur, que le fabuliste passe finement sous silence, et qui était à la fois roi de Hongrie et souverain de l'Autriche, pouvait parfois jouer le rôle de troisième ou quatrième larron. Le choix d'une telle affabulation peut étonner d'abord, mais on se l'explique aisément en parcourant la Gazette dans les années qui précédèrent la publication des Fables. De 1660 à 1668, on voit se reproduire dans les articles datés de Raab, de Presbourg, de Vienne, des faits qui peignent de la manière la plus saisissante l'état déplorable des provinces limitrophes de l'Empire et de la Turquie, et la lutte de ces deux puissances, qui se disputaient alors la Transylvanie. La part que six mille auxiliaires français avaient prise à la victoire de Saint-Gothard, remportée sur les Turcs par Montecuculi, le 1er août 1664, avait appelé tout particulièrement l'attention et l'intérêt de la France sur les événements dont ces contrées étaient le théâtre.

4. Un quatrième, quartus.

J. DE LA FONTAINE, I

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