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MONSEIGNEUR LE DAUPHIN'.

Cette épître, qui fut placée par la Fontaine en tête de la première édition (1668) des Fables, ou plutôt des six premiers livres, et reproduite dans l'édition de 1678, fut insérée, du vivant même de notre auteur, dans un recueil intitulé : Les plus belles lettres des meilleurs auteurs françois, avec des notes, par Pierre Richelet (Paris, Daniel Hortemels, 1689, in-12, p. 151), avec ce titre et ce soustitre : A MONSEIgneur le DauphiN. Rien n'est propre à le divertir que des fables. Dans ce recueil, le texte contient des variantes assez considérables, qui sont très-certainement du fait de l'éditeur, soit qu'il citât de mémoire, soit plutôt qu'il fît lui-même des corrections pour embellir le morceau. Nous avons néanmoins noté les différences, parce qu'elles nous ont paru offrir en général un terme de comparaison assez curieux avec le texte véritable de la Fontaine, tel qu'il se trouve dans les éditions de 1668 et de 1678. Richelet a fait suivre cette épître de quelques notes; ce sont, pour la plupart, des renseignements historiques intéressants; aussi les avons-nous conservées à peu près intégralement.

1. Louis, Dauphin de France, fils de Louis XIV et de MarieThérèse d'Autriche, celui qu'on appela plus tard le grand Dauphin. Au moment où la Fontaine lui adressait cette épître (mars 1668), ce prince avait un peu plus de six ans, étant né le 1er novembre 1661, à Fontainebleau. « Il est le plus bel enfant et le plus éveillé qui se puisse voir, » écrit d'Ormesson le 24 octobre 1668 (voyez le tome I, p.cxxix, des Mémoires de Louis XIV pour l'instruction du Dauphin.... avec une étude sur leur composition, etc., par Charles Dreyss). On sait ce qu'il devint plus tard sous la discipline de Montausier et de Bossuet, et comment cette vivacité du premier âge sembla s'être éteinte pour jamais. Voyez les Mémoires de Saint-Simon, édition de 1873, tome VIII, p. 262 et suivantes.

J. DE LA FONTAINE,

MONSEIGNEUR,

S'il J quelque chose d'ingénieux dans la république des lettres, on peut dire que c'est la manière dont Ésope a débité sa morale'. Il seroit véritablement3 à souhaiter que d'autres mains que les miennes y eussent ajouté les ornements de la poésie, puisque le plus sage des anciens a jugé qu'ils n'y étoient pas

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1. « Sous le règne de Henri IV, de Louis XIII, et bien auparavant, on appeloit le fils aîné du roi de France MONSIEUR. On l'a nommé quelque temps de la même sorte sous Louis XIV. Mais, depuis douze ou treize ans (n'oublions pas que Richelet écrit en 1687, son privilége est du 17 juillet de cette année), Sa Majesté a voulu qu'on nommât MONSEIGNEUR celui qu'on avoit appelé MONSIEUR, et cela avec justice. On n'a fait que lui redonner la qualité qu'il avoit eue avant le règne de François I. On n'a qu'à lire les Cent Nouvelles nouvelles, et l'on verra que je ne dis rien là-dessus que de vrai. » (Note de Richelet.) — Cette note n'est peut-être pas parfaitement exacte. Si nous en croyons le témoignage d'un écrivain contemporain, il faudrait reculer de quelques années ce rétablissement de l'ancien usage. « En cérémonie, dit l'abbé de Brianville (Abrégé méthodique de l'histoire de France, 1664, in-12, p. 359-360, cité par M. Ch. Dreyss dans ses Mémoires de Louis XIV, tome I, et p. xxxix, note), on dit et on écrit toujours Monseigneur le Dauphin, et le Roi voulut que le premier président du Parlement lui dit Monseigneur lorsqu'il vint lui faire son compliment avec sa compagnie, peu après sa naissance. En discours familier, on ne dit que Monsieur le Dauphin, mais jamais le Dauphin tout court; car il n'y a que les gens mal instruits de la ville et des provinces qui parlent de la sorte. On lui dit toujours Vous quand on lui parle, sans jamais le traiter d'Altesse, ni Royale, ni autrement. Et telle est la volonté du Roi sur cela, qui devroit bien servir de règle à ceux qui se repaissent de vaines chimères. »

2. Cette première phrase se lit de la manière suivante dans Richelet: «S'il y a quelque chose d'ingénieux, c'est la manière dont Ésope a débité sa morale. »

3. Cet adverbe n'est pas dans Richelet.

4. « Qu'un autre que moi. » (Richelet.)

5. « Il parle de Socrate (voyez ci-après, p. 10-12, et les notes), qui fut déclaré sage par l'oracle. » (Note de Richelet.)

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inutiles'. J'ose, Monseigneur, vous en présenter quelques essais'. C'est un entretien convenable à vos premières années3. Vous êtes en un âge où l'amusement et les jeux sont permis aux princes; mais en même temps vous devez donner quelques-unes de vos pensées à des réflexions sérieuses. Tout cela se rencontre aux fables que nous devons à Ésope. L'apparence en est puérile, je le confesse; mais ces puérilités servent d'enveloppe à des vérités importantes®.

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Je ne doute point, Monseigneur, que vous ne regardiez favorablement des inventions si utiles et tout ensemble si agréables'; car que peut-on souhaiter davantage que ces deux points? Ce sont eux qui ont introduit les sciences parmi les hommes. Ésope a trouvé un art singulier de les joindre l'un avec l'autre. La lecture de son ouvrage répand insensiblement 10 dans

1. « .... les ornements de la poésie, que le plus sage des anciens n'y a pas jugés inutiles. » (Richelet.)

2. Dans Richelet, en manque, et la phrase se termine ainsi : « quelques essais de cette charmante morale. >>

3. « Ce sont des entretiens propres à des premières années. » (Richelet.)

4. Richelet écrit : dans.

5. « Monseigneur le Dauphin n'avoit que huit à neuf ans lorsque l'ingénieux la Fontaine lui dédia ses Fables. » (Note de Richelet.) C'est une erreur: voyez la note de la page 1.

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6. Voici comment Richelet donne la fin de cet alinéa, à partir des mots : mais en même temps : « Mais il semble que vous devez au même temps vous appliquer à des réflexions sérieuses. La fable donne lieu d'en faire, et elle sert d'enveloppe à des choses importantes. »

7. « .... une invention si utile et si agréable. » (Richelet.)

8. Ce sont ceux, dans l'édition de 1678, qui a corrigé cette faute à l'Errata.

9. « .... car on ne sauroit souhaiter que ces deux points, l'utilité et l'agrément. Ils ont introduit les sciences parmi les hommes, et Ésope a trouvé l'art de les joindre l'un avec l'autre. » (Richelet.) 10. « Imperceptiblement. » (Richelet.)

une âme les semences de la vertu, et lui apprend1 à se connoître sans qu'elle s'aperçoive de cette étude, et tandis qu'elle croit faire toute autre chose. C'est une adresse dont s'est servi très-heureusement celui sur lequel Sa Majesté a jeté les yeux pour vous donner des instructions. Il fait en sorte que vous apprenez sans

1. Richelet dit : « et lui montre; » il termine ainsi la phrase: << sans qu'elle s'en aperçoive, » en supprimant le dernier membre. 2. « Monseigneur le Dauphin a eu deux précepteurs : le premier, M. le président de Périgny, et le second, M. Bossuet, évêque de Meaux, illustre par son érudition, par sa piété, par ses ouvrages et sa manière de prêcher, qui le distingue de tous les prédicateurs de son siècle. Monsieur l'évêque de Meaux a eu pour sous-précepteur M. Huet, qui est un homme de lettres d'un grand mérite. L'agréable M. de la Fontaine entend parler ici de M. le président de Périgny, qui étoit un homme d'esprit et un honnête homme, savant d'une manière solide et charmante. Le généreux et obligeant M. des Réaux Tallemant lui avoit proposé M. Richelet pour le soulager dans les services qu'il rendoit à Monseigneur. M. Richelet eut le bonheur de plaire à M. de Périgny; néanmoins il n'eut pas celui de partager ses soins. M. le président Nicolaï le sollicita en faveur de M. Doujat, docteur en droit, et le porta en quelque façon à se rétracter pour obliger M. Doujat. Monseigneur le Dauphin a eu pour gouverneur M. le duc de Montausier, qui est un grand capitaine, un très-honnête homme, et le très-bon ami des gens de lettres. Il les appuie généreusement, parce qu'il les aime et qu'il est savant lui-même en galant homme.» (Note de Richelet.) — Sur Périgny, président aux enquêtes, lecteur du Roi, et qui fut précepteur du Dauphin du 9 septembre 1666 au 1o septembre 1670, époque de sa mort, on peut consulter l'ouvrage déjà cité de M. Dreyss, tome I, p. xxxIX-LXIII. Nous n'en détacherons que les lignes suivantes, empruntées par l'auteur aux Notes secrètes envoyées à Colbert par les intendants sur le personnel de tous les parlements du Royaume, et qui prouvent, ce nous semble, que Périgny n'était pas un esprit aussi méprisable que nous le feraient croire le cardinal de Bausset et M. Floquet : « Homme d'esprit solide, de grand raisonnement et de fermeté; sûr, et qui ne manque pas à ses amis; estimé dans sa chambre; aimant les belles-lettres et les belles connoissances, et s'y applique autant que son emploi lui peut permettre. »

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peine, ou pour mieux parler, avec plaisir, tout ce qu'il est nécessaire qu'un prince sache1. Nous espérons beaucoup de cette conduite. Mais, à dire la vérité, il y a des choses dont nous espérons infiniment davantage : ce sont, MONSEIGNEUR, les qualités que notre invincible Monarque vous a données avec la naissance; c'est l'exemple que tous les jours il vous donne3. Quand vous le voyez former de si grands desseins; quand vous le considérez qui regarde sans s'étonner l'agitation de l'Europe, et les machines qu'elle remue pour le détourner de son entreprise; quand il pénètre dès sa première démarche jusque dans le cœur d'une province" où l'on trouve à chaque pas des barrières insurmon

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1. « Il fait que vous apprenez avec plaisir ce qu'il faut qu'un jeune prince sache. » (Richelet.)

2. « Mais il y a des choses qui nous font espérer davantage. » (Richelet.)

3. Richelet continue la phrase, et ne la termine qu'après ces mots : « pendant la saison la plus ennemie de la guerre » (p. 6). Il supprime tout ce qui suit à partir de là, jusqu'à : « avouez le », où commence pour lui une nouvelle phrase.

4. Richelet met que, au lieu de répéter quand; de même trois lignes plus bas, devant « il pénètre ».

5. Ces mots sont supprimés dans Richelet; il écrit simplement : « qui regarde sans s'étonner les machines que l'Europe remue; » et il explique ainsi la pensée de l'auteur : « Il désigne la triple alliance que l'Angleterre, l'Espagne et la Hollande firent ensemble, il y a environ vingt ans, pour arrêter les conquêtes du Roi. »

6. « Il parle de la Flandre, où le Roi fit la guerre en 1667, et prit Douai, Tournai, Oudenarde, Ath, Alost et Lille. » (Note de Richelet.)

7. «

Strada, Histoire de Flandre, dit que le dieu Mars a voyagé partout, et qu'il n'y a qu'en Flandre où il se soit arrêté pour se bâtir des places imprenables, qui sont comme autant de barrières à ceux qui veulent faire la conquête de ce pays. In alias terras peregrinari Mars ac circumferre bellum, hic sedem fixisse videtur. Famianus Strada, de Bello Belgico, décade I, livre I. » (Note de Richelet.)

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