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qui n'en fasse autant si on l'attaque? Voyons un peu maintenant ce qu'il y a en toi de grandeur et de beauté. Tu as la poitrine large, et les épaules aussi, outre que ton col est hérissé d'un crin épais, et qui donne de la peur; mais tu ne vois pas combien tu es laid par derrière. J'ai bien d'autres avantages, si tu le sais considérer, en ce que ma grandeur consiste en la vaste étendue de l'air que mes ailes environnent, et ma beauté en l'agréable verdure des prairies qui me tiennent lieu d'habillement, puisque je m'y repose quand il me plaît, lorsque je suis lassé de voler. Quant à ma force, elle est telle qu'il n'y a pas de quoi s'en moquer, vu que tout mon corps ne se peut mieux appeler qu'un vrai instrument de guerre, avec lequel j'entre toujours au champ de bataille. Ainsi ma bouche me servant de trompe et de dard, je suis ensemble et trompette et archer : joint que je me rends moi-même et arc et flèche, pource que mes ailes me portent en l'air, d'où je m'élance comme un trait, et blesse en même temps. Que si quelqu'un en reçoit la plaie, elle n'est pas si petite qu'elle ne le contraigne de s'écrier à l'instant et de chercher l'auteur de ce mal. Cependant je suis absent, ou présent, si bon me semble; car je m'arrête ou m'enfuis à ma volonté, voltigeant à tired'aile autour de celui que j'ai blessé, duquel je me moque, comme je vois qu'il se débat et se tourmente, ayant senti ma piqûre. Mais, conclut-il, à quoi sont bonnes tant de paroles? Venons-en tout maintenant à l'épreuve, et nous verrons ce qui en arrivera. » Ce disant, il s'en vint fondre sur le Lion, qu'il assaillit par les yeux et par les autres parties de la tête, où il n'avoit point de poil, ne cessant de bourdonner à l'entour. Le Lion cependant, irrité de ces bravades, se tournoit de tous côtés, sans se pouvoir revancher, et ne faisoit que dévorer l'air. A quoi le Moucheron se plaisoit de plus en plus; et comme s'il eût fait trophée de mettre en colère son ennemi, qu'il assailloit sur le muffle, il faisoit qu'il se tournoit toujours en vain vers l'endroit où il se sentoit piqué. Mais cet insecte volant ne cessoit de gauchir du corps, qu'il ne rendoit pas moins souple que pourroit faire un bon lutteur, et s'écouloit d'entre les dents, voire même il s'échappoit de la gueule close du Lion, qui, se voyant frustré de sa proie, se débattoit des mâchoires. Comme ce combat eut duré longtemps, le Lion, fâché de n'en pouvoir venir à bout, et lassé de sa propre colère, se coucha par terre, et se mit à reposer, tandis que le Moucheron, volant autour de sa jambe, se plaisoit à bourdonner, comme si, en signe de victoire, il eût sonné de la trompette. Mais lorsque, enflé de cette bonne fortune, il voulut étendre son vol en l'air, et s'égayer avec plus d'audace que de coutume, le malheur voulut qu'il tomba dans une toile d'un (sic) araignée, qui le saisit et l'enveloppa tout à l'instant. Voyant donc qu'il ne pouvoit point fuir,

ni s'échapper de ce danger, il se mit à détester sa folie, et s'en pre-
nant à soi-même : « Ne suis-je pas bien misérable, dit-il, d'avoir
en naguère le courage de provoquer le Lion au combat, et de ne
pouvoir maintenant me sauver de la toile d'une araignée, qui est si
facile à rompre et si déliée? ›

(ACHILLES TATIUS, les Amours de Clitophon et de Leucippe, traduc-
tion de Jean Baudoin, édition de 1635, p. 123 et suivantes.)

X. - Page 162.

(Livre II, fable x1.)

MAROT A SON AMY LYON JAMET.

Ie ne t'escry de l'amour vaine et folle,
Tu vois assez s'elle sert ou affolle;
le ne t'escry ne d'armes ne de guerre,
Tu vois qui peult bien ou mal y acquerre;
Ie ne t'escry de fortune puissante,
Tu vois assez s'elle est ferme ou glissante;

Ie ne t'escry d'abus trop abusant,
Tu en sçais prou, et si n'en vas usant ;
le ne t'escry de Dieu ne sa puissance,
C'est à luy seul t'en donner cognoissance;
Ie ne t'escry des dames de Paris,
Tu en sçais plus que leurs propres maris;
Ie ne t'escry qui est rude ou affable;
Mais ie te veux dire une belle fable:
C'est à sçauoir du Lyon et du Rat,

Cestuy Lyon, plus fort qu'un vieil verrat,
Vid une fois que le Rat ne sçauoit
Sortir d'un lieu, pour autant qu'il auoit
Mangé le lard et la chair toute cruë.
Mais ce Lyon (qui iamais ne fut gruë)
Trouua moyen, et maniere, et matiere
D'ongles et dents, de rompre la ratiere,
Dont maistre Rat eschappa vistement,
Puis mit à terre un genoil gentement,
Et en ostant son bonnet de la teste,
A mercié mille fois la grand' beste,
Iurant le dieu des souris et des rats
Qu'il luy rendroit. Maintenant tu verras
Le bon du conte. Il aduint d'aduenture

Que le Lyon, pour chercher sa pasture,
Saillit dehors sa cauerne et son siege,
Dont (par malheur) se trouua pris au piege,
Et fut lié contre un ferme poteau.
Adonc le Rat, sans serpe ne couteau,
Y arriua ioyeux et esbaudy,

Pour secourir le Lyon secourable,
Auquel a dit : « Tais-toy, Lyon lié;
Par moy seras maintenant deslié ;
Tu le vaux bien, car le cœur ioly as :
Bien y parut quand tu me deslias.
Secouru m'as fort lyonneusement;
Or secouru seras rateusement. »>

Lors le Lyon ses deux grands yeux vertit,
Et vers le Rat les torna un petit
En luy disant : « O pauure verminiere !
Tu n'as sur toy instrument ne maniere,
Tu n'as couteau, serpe ne serpillon,
Qui sceut coupper cordes ne cordillon,
Pour me ietter de ceste estroite voye.
Va te cacher, que le chat ne te voye.

Sire Lyon, dit le fils de souris,

De ton propos (certes) ie me sousris;
l'ai des couteaux assez, ne te soucie,

De bel os blanc plus trenchant qu'une sie;
Leur gaine, c'est ma genciue et ma bouche :
Bien couperont la corde qui te touche
De si tres-pres, car i'y mettray bon ordre. »
Lors sire Rat va commencer à mordre
Ce gros lien: vray est qu'il y rongea
Assez long temps, mais il le vous rongea
Souuent et tant qu'à la parfin tout rompt,
Et le Lyon de s'en aller fut prompt,
Disant en soy: « Nul plaisir (en effect)
Ne se perd point, quelque part où soit fait. >>
Voila le conte en termes rimassez :
Il est bien long, mais il est vieil assez,
Tesmoin Esope et plus d'un million.

Or viens me voir pour faire le Lyon ;
Et ie mettray peine, sens et estude
D'estre le Rat, exempt d'ingratitude :
l'enten, si Dieu te donne autant d'affaire

Qu'au grand Lyon, ce qu'il ne vueille faire.

(Les OEuures de Clement Marot, édition de Lion, 1597, p. 159-162.)

XI. - Page 164.

(Livre II, fable x.)

DE LA FOURMI, DE L'OISELEUR ET DU RAMIER.

On voit dans le siècle où nous sommes

Moins de vrais amis que de faux,

Et le bienfait se perd plus souvent chez les hommes
Que chez les animaux.

Mais parmi tant d'ingrats quelquefois il se trouve
De la pâte qu'il faut pour faire des amis ;
Et c'est au besoin qu'on éprouve
S'ils tiennent ce qu'ils ont promis.

Un soir une Fourmi lassée

D'avoir durant le jour voituré du froment,

Pour étancher la soif dont elle étoit pressée,

Aux bords d'un clair ruisseau s'étoit fort proprement
Sur un bout d'écorce placée.

Mais s'étant par malheur un peu trop avancée,
La caboche emporta le cu,

Et sans que la pauvrette eût bu,

La voilà dans l'eau renversée.

De boire elle n'eut plus, croyez-moi, la pensée;
Autre chose l'inquiétoit.

Sans se troubler pourtant, elle nage et s'efforce
De regrimper sur son écorce,

Et déjà presque y remontoit,

Quand par un coup de vent, de ce port écartée,
Soudain en pleine mer elle se vit jetée.

En vain elle combat les flots,

En vain ses yeux mouillés se tournent au rivage:

Elle sent succomber sa force et son courage

Sous l'onde qui déjà lui passe sur le dos.
Rien ne flattoit son espérance,

Et prête de passer sur le lugubre bord,
Ses yeux étoient troublés des horreurs de la mort,
Quand par un coup de Providence,

Des branches d'un peuplier qui couvroit le ruisseau
Un Ramier secourable à la petite bête

Rompt du bec un tendre rameau,

Qu'il jette, et fait tomber razibus de sa tête.
A l'accrocher l'insecte prête

Fit si bien, à force de bras,

Qu'elle grimpa dessus et n'en démarra pas.
Un vent frais aussitôt s'élève,

Qui de bouline' la poussa

Jusqu'au rivage, où sur la grève

D'un prompt saut elle s'élança.

La voilà donc sauvée. Un Anglois, à sa place,
Auroit tout sur-le-champ oublié ce bienfait;
Car du cœur d'un ingrat bientôt plaisir s'efface.
Mais la petite bête avoit le cœur mieux fait.
La voilà donc enfin du naufrage échappée,
Comme le Tékéli2 du lacet ottoman,
Quand par de faux avis la Porte étant trompée
Il eût vu sa trame coupée

Si le soleil françois n'eût lui dans le Divan.
Mais à peine elle est sur la rive,

Que promenant partout une vue attentive,
Elle remarque tout auprès

Un certain oiseleur qui tendoit ses filets,
Filets tendus avec adresse

Et qu'elle voit avec tristesse

A prendre le Ramier tout prêts.

« Quoi donc ? ce bon oiseau m'aura sauvé la vie,
Dit-elle, et je pourrois souffrir

De voir jusqu'à mes yeux sa liberté ravie?
Non, non, il faut le secourir

Ou périr.

Mais que peut, dira-t-on, une si mince bête?
Quoi? contre un homme une fourmi?

Contre un grand empereur un comte Tékéli?
Eh! que ne peut-on point, quand on s'est mis en tête,
Quelque petit qu'on soit, de servir un ami?
Faute de force, il faut employer la prudence:
Prudence vaut la force, et je n'en manque pas. »
Elle dit, et soudain, sans bruit, au petit pas,
Vers l'oiseleur elle s'avance,
Et de son cuisant aiguillon
Vivement le pique au talon.

1. De côté, de biais. « Bouline, dit M. Littré, terme de marine. Nom de longues cordes, qui tiennent la voile de biais, lorsqu'on fait route avec un vent de côté.... Aller à la bouline, se servir d'un vent de biais qui n'est pas favorable à la route. »

2. Le comte Tékéli, Hongrois, s'était uni aux Turcs, en 1683, lors du siége de Vienne. Après l'insuccès de cette campagne, les plaintes de KaraMustapha, qui prétendit l'en rendre responsable, et les négociations du Comte avec l'Autriche en faveur de ses compatriotes, le rendirent suspect à la Porte, et le firent arrêter. Il parvint à se justifier, et fut remis en liberté. Mais nous croyons qu'il serait difficile de dire quelle part la France prit à cette affaire.

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