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Trouvent l'Ours qui s'avance et vient vers eux au trot *.
Voilà mes gens frappés comme d'un coup de foudre.
Le marché ne tint pas; il fallut le résoudre":
D'intérêts contre l'Ours, on n'en dit pas un mot.
L'un des deux Compagnons grimpe au faîte d'un arbre;
L'autre, plus froid que n'est un marbre,

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Se couche sur le nez, fait le mort, tient son vent",
Ayant quelque part ouï dire

Que l'ours s'acharne peu souvent

Sur un corps qui ne vit, ne meut, ni ne respire 1o.

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6. Dans la fable d'Abstemius, il n'y a qu'un chasseur; le Fourreur l'accompagne dans la forêt, et grimpe sur un arbre

Pour voir de l'homme et de l'ours les combats,

dit Haudent, dont le récit (fable 108 de la 2e partie) est à peu près semblable à celui du fabuliste latin. Le Chasseur fait sortir l'Ours de son antre; la bête, évitant le coup qu'il lui porte, le renverse à terre; il fait le mort, etc.

7. Terme de jurisprudence, « le rompre. » C'est le latin resolvere. 8. D'intérêts, de dommages-intérêts.

9. Dans le récit de Commines, l'un des trois Compagnons gagne un arbre, l'autre fuit vers la ville, le troisième se couche contre terre tout à plat et fait le mort, comme dans la fable ésopique : ἑαυτὸν νεκρὸν προσεποιεῖτο. — Chez Corrozet :

Se couche bas, faict du mort en grand peine,

Sans retirer aulcun vent ny allaine.

Tàs avaлvoàs ouvexe, dit encore la fable grecque; et Abstemius : anhelitu retento.

10.

Car aux corps mortz iamais elle (l'Ourse) ne mord,

dit Corrozet; et Haudent (1re partie, fable vII):

Car d'un corps mort il n'a cure en effect.

De meme dans la fable grecque : Φασὶ γὰρ νεκροῦ μὴ ἅπτεσθαι τὸ ζῶον. -La Fontaine a raison d'être moins affirmatif, de remplacer jamais par peu souvent. « Il paraît certain, dit Buffon, que les ours rouges, roux ou bruns, qui se trouvent non-seulement en Savoie, mais dans les hautes montagnes, dans les vastes forêts, et dans presque tous les déserts de la terre, dévorent les animaux vivants, et mangent même

Seigneur Ours, comme un sot, donna dans ce panneau :
Il voit ce corps gisant, le croit privé de vie ;
Et de peur de supercherie,

Le tourne, le retourne, approche son museau,

«

Flaire aux passages de l'haleine 11.

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C'est, dit-il, un cadavre; ôtons-nous, car il sent12. »

les voiries les plus infectées. » (Histoire naturelle, tome VIII, p. 253, Paris, Imprimerie royale, 1760, in-4°.) - «S'acharne » (vers 21) traduit Abstemius: Venator sciens hanc feram in cadavera non sævire. Et miserum curvis unguibus ante levat. (AVIANUS, vers 12.)

II.

La fable grecque montre l'Ourse approchant son museau et flairant tout autour : Τῆς δὲ Ἄρκτου προσενεγκούσης αὐτῷ τὸ ῥύγχος, κα περιοσφραινομένης....

12. M. Taine, parlant (p. 111-114) du caractère donné à l'Our par la Fontaine dans les diverses fables où il l'a fait figurer, relève ce mot, et la judicieuse invention de cette raison de partir. - Le trait est en germe dans Avianus (vers 15 et 16):

Tunc olidum credens, quamvis jejuna, cadaver
Deserit, et lustris conditur Ursa suis.

On lit aussi dans la vieille fable d'Ysopet-Avionnet,

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citée par

« Peut-on peindre mieux, dit Chamfort, l'effet de la prévention? Cela me rappelle une farce dans laquelle Arlequin est représenté couchant dans la rue. Il se plaint du froid; Scapin fait avec sa bouche le bruit d'un rideau qu'on tire le long de sa tringle; il demande à Arlequin comment il se trouve à présent : « Oh! dit celui-ci, il n'y a « pas de comparaison. » — Le même Chamfort, dans une note de la re partie de son Éloge de la Fontaine (tome I des OEuvres, p. 39), où il le compare à Molière : « Qui peint le mieux, dit-il, les effets de la prévention, ou M. de Sottenville repoussant un homme à jeun, en lui disant : « Retirez-vous, vous puez le vin » (George Dandin, scène VII, acte III), ou l'Ours qui, s'écartant d'un corps qu'il prend pour un cadavre, se dit à lui-même : « Otons-nous, car

A ces mots, l'Ours s'en va dans la forêt prochaine.
L'un de nos deux marchands de son arbre descend, 30
Court à son compagnon, lui dit que c'est merveille

Qu'il n'ait eu seulement que la

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Mais

peur pour tout mal. << Eh bien! ajouta-t-il, la peau de l'animal? que t'a-t-il dit à l'oreille? Car il s'approchoit 13 de bien près1, Te retournant avec sa serre.

13

- Il m'a dit qu'il ne faut jamais

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Vendre la peau de l'ours qu'on ne l'ait mis par terre13. »

il sent » ? L'abbé Guillon, Nodier, Walckenaer, dans son Histoire de la Fontaine, tome II, p. 63, ont reproduit ce rapprochement.

13. Il t'approchoit, » dans les deux éditions de 1668, dans celle de 1679 (Amsterdam), dans la petite édition de Barbin (1682), et dans celle de 1729. Dans l'édition de 1678, on lit : « s'approchoit, » et c'est la leçon reproduite par l'édition de Londres 1708. Cest Ours de luy approchant prez,

14.

Sentir son corps est venu tout exprez. (HAUDENT.)

15. Interrogavit deinde quid ad aurem ei Ursus loquutus esset. Cu Venator: « Monuit me, inquit, ne deinceps Ursi pellem vendere velim, nisi eum prius ceperim. » Hæc fabula indicat incerta pro certis non habenda. (ABSTEMIUS.) Nous avons parlé dans la notice de la moralité toute différente d'une partie des autres fables. Dans la première des deux fables de Haudent, le conseil de l'Ours a été, dit le Compagnon, que

L'euiter eusse soing

Celuy qui laisse un autre au grand besoing.

C'est de la manière diverse dont les deux amis échappent au danger que Benserade (quatrain cı) tire une leçon, pauvre et banale : On se sauve souvent par différents détours.

FABLE XXI.

L'ÂNE VÊTU DE LA PEAU DU LION.

Ésope, fab. 113, Ὄνος καὶ Ἀλώπηξ, Ὄνος λεοντῆν φέρων (Coray, p. 62 et 63, p. 321 et 322); fab. 258, "Ovos xxl Aɛovtí (Coray, p. 169 et 170, sous six formes, dont la seconde est la version d'Aphthonius mentionnée ci-après; la troisième, la cinquième et la sixième, celles de Thémistius, de Gabrias et de Tzetzès). — Aphthonius, fab. 10, Fabula Asini, docens ne quis majora appetat quam Avianus, fab. 5, Rusticus et Asinus. Faërne, fab. 88,

deceat.

Asinus et Vulpes.

la

Haudent, 1re partie, fab. 95, d'un Asne vestu de

Corrozet,

d'un Lyon; 2° partie, fab. 53, même titre. peau fab. 104, de l'Asne vestu de la peau du Lyon (une des quatre fables en prose ajoutées dans l'édition de 1587).

Mythologia sopica Neveleti, p. 180, p. 296, p. 329, p. 361, p. 457.

Cette fable, dont le récit chez la Fontaine se rapproche, au moins quant à la brièveté, de la manière antique, paraît remonter très-haut chez les Grecs. Dans le Cratyle (p. 411), Socrate fait allusion à la peau de lion de notre Ane', lorsqu'il dit : « Puisque j'ai revêtu la peau de lion, il ne faut pas que j'aie peur, 'Eñɛòhtep tǹv λeovtõv ἐνδέδυκα, οὐκ ἀποδειλιατέον. Lucien la raconte dans le Pécheur (S 32, édition Lehmann, tome III, p. 163); chez lui, de même que chez Tzetzès, l'histoire se passe à Cyme ou Cume en Éolie2; un étranger qui a vu beaucoup d'ânes et de lions survient et détrompe les habitants, qui s'étaient laissé prendre à l'apparence. Le même Lucien parle encore de l'Ane de Cume dans le Pseudologista (§ 3, tome VIII, p. 59), et dans les Fugitifs (S 13, tome VIII, p. 304). Ailleurs,

1. Ou peut-être aux Grenouilles d'Aristophane, où paraît Bacchus vêtu de la peau de lion d'Hercule et armé de sa massue.

2. Les habitants de la Cume d'Éolie étaient renommés, dit-on, pour leur stupidité. Haudent place la scène à Cume en Eubée, « en la terre Euboïque, » dit-il, dans la seconde fable que nous avons mentionnée de lui.

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dans le Philopseudes (§ 5, tome VII, p. 243), ce n'est pas un åne, mais un singe ridicule (yɛλoîóv tɩva rífŋxov), qu'il cache sous la peau du lion. La fable a donné lieu à divers proverbes grecs: "Ovos παρὰ Κυμαίοις, « l'âne chez les gens de Cume; » 'Evôúɛté μot Tiv λeovtív, « vous me mettez la peau du lion. » Voyez Érasme, les Chiliades des Proverbes (Genève, 1606, col. 447, 699 et 1668). Ce sujet a été traité souvent et partout, comme « satire de la vanité (voyez M. Saint-Marc Girardin, xvre leçon, tome II, p. 71). Il y a deux cadres principaux. Dans l'un, qui est celui de la fable ésopique 113, de la fable de Faërne, de la première des deux de Haudent, l'Ane, craint partout à la ronde, veut effrayer aussi le Renard; mais celui-ci, par malheur, l'a entendu braire. L'autre cadre est celui de la Fontaine et, à quelques différences près, de la plupart des autres versions indiquées au commencement de cette notice. A ces indications on peut joindre une longue fable allemande de 64 vers, du temps des Minnesinger (no 67 du recueil de Zurich, 1757); la fable latine (74) de Pantaleo Candidus (Weiss); trois fables, latines aussi, du moyen âge (toutes trois en distiques, la troisième assez longue, de 38 vers), publiées par M. Éd. du Méril (p. 266, p. 270, p. 274 et 275). M. du Méril donne en outre, dans une note (p. 140), une version curieuse, assez barbare, d'Odo de Cerington, et, après Robert, une allusion d'Alanus Insulanus. Une autre allusion, d'Eusèbe de Césarée, dans son écrit contre Héraclès, est citée dans le recueil d'Érasme, aux deux premiers endroits marqués plus haut. - La fable se trouve encore, sous plusieurs formes, en Orient, où, selon toute vraisemblance, elle a été transportée de Grèce. Voyez le Mémoire de Loiseleur Deslongchamps, p. 51; celui de M. Wagener (p. 63-66), qui regarde encore comme une variation de cette allégorie l'histoire du roi Midas; les Études indiennes de M. Weber, tome III, p. 337 et 338; et l'Introduction au Pantschatantra de M. Benfey, p. 462 et 463. Dans le Pantschatantra (livre IV, và récit, édition de M. Benfey, tome II, p. 308), la peau de lion est remplacée par une peau de tigre; de même que dans l'Hitopedeça (livre III, fable in, traduction de M. Lancereau, p. 125), où le narrateur nous donne pour lieu de la scène la ville de Hastinapura. De l'Inde la fable a passé en Chine: voyez les Avadanas de M. Stanislas Julien, tome II, p. 59 et 60. Nous avons vu Lucien, dans un des passages dont nous avons parlé, mettre le Singe à la place de l'Ane. Robert (Introduction, p. c) cite une vieille fable où c'est un

-

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