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l'Ane? pourquoi lui ôter l'illusion qui faisait son bonheur? De plus, j'y trouve un inconvénient : l'Ane dorénavant portera moins bien les reliques; il aura l'air moins grave et moins solennel. Il faut croire en ce monde aux reliques qu'on porte. Il y a cependant aussi un autre inconvénient : c'est d'y trop croire, ou plutôt de croire en soi-même à cause des reliques qu'on porte. Faut-il un exemple? Nous avons relevé le principe d'autorité, qui était tombé par terre, et nous avons eu raison; nous le portons avec révérence, et en cela encore nous avons raison. Mais ne croyons pas que ce principe puisse rendre vénérables et sacrés tous ceux qui le portent. Sans cela, gare à la fable de l'Ane qui porte des reliques! » — L'apologue de Boursault, le Jardinier et l'Ane, qui se trouve dans l'acte II (scène 1) de la comédie d'Ésope à la cour, a un sujet tout différent; mais la morale n'est pas sans quelque analogie avec celle qu'enseigne notre fable. L'Ane porte des fleurs, on le recherche et le suit; il porte du fumier, on le maudit et le fuit.

Un Baudet chargé de reliques'
S'imagina qu'on l'adoroit:

Dans ce penser il se carroit3,

Recevant comme siens l'encens et les cantiques.

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Quelqu'un vit l'erreur, et lui dit :

<< Maître Baudet, ôtez-vous de l'esprit
Une vanité si folle.

Ce n'est pas vous, c'est l'idole,

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charg, biffé. On voit qu'on avait d'abord voulu écrire : « l'Ane chargé de reliques. >

2. Les autres fabulistes, même les modernes, ont laissé le sujet tout païen. L'Ane porte la statue d'un dieu, óavov, apruρouv ẞpétas, simulacrum argenteum (dit Faërne), Isidis effigiem (Alciat), une idole de bois (Benserade, quatrain ccvIII).

3. Dans la fable ésopique, il saute de joie, et peu s'en faut qu'il ne jette à terre la statue : σκιρτῶν ἤμελλε τὸν θεὸν ῥίψαι.

4. Ce quelqu'un, dans les autres fables, c'est son maître, c'est l'Anier, qui lui enseigne la modestie à coups de bâton.

5. La Fontaine mêle sans scrupule le langage païen et le langage chrétien. On sait au reste que le mot idole, dont le sens étymologique

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est image, s'emploie très-souvent au figuré pour tout objet de culte et d'adoration.

6. Dans le quatrain grec de Gabrias, donné par Nevelet et Coray : .... Οὐ θεὸς σὺ, τὸν θεὸν δ' ἄγεις.

Dans l'emblème d'Alciat (vers 7 et 8):

Donec eum flagris compescens dixit agaso :

«Non es Deus tu, Aselle, sed Deum vehis. »

7. Que remplace à qui. C'est un changement de tour. Le second membre relatif est construit comme si la phrase commençait par : « Ce n'est pas à vous. »

8. Montaigne a dit (livre III, chapitre VIII, tome III, p. 421): « l'estois sur ce poinct, qu'il ne fault que veoir un homme esleué en dignité quand nous l'aurions cogneu, trois iours deuant, homme de peu, il coule insensiblement en nos opinions une image de grandeur et de suffisance; et nous persuadons que, croissant de train et de credit, il est creu de merite: nous iugeons de luy, non selon sa valeur, mais à la mode des iectons, selon la prerogatiue de son reng. Que la chance tourne aussy, qu'il retumbe et se mesle à la presse, chascun s'enquiert auecques admiration de la cause qui l'auoit guindé si hault : « Est ce luy? faict on; n'y sçauoit il aultre chose quand il « y estoit ? Les princes se contentent ils de si peu ? Nous estions vraye<ment en bonnes mains! » — Bouchet, dans sa Ix® scrée (livre I, p. 293, Rouen, 1635), parle d'un magistrat qui « se persuadoit que sa robbe d'escarlatte l'auoit transformé en une autre espece. » - La moralité en prose qui suit la fable de Gabrias recommande aux personnes en dignité de se souvenir, quand on les honore, qu'elles sont hommes : τοὺς ἐν ἀξιώμασι τιμωμένους δεῖ γινώσκειν ὅτι ἄνθρωποί slov, ce que Faërne traduit ainsi (vers 8):

Se norit hominem, qui magistratum gerit.

- Voyez la notice en tête de la fable.

FABLE XV.

LE CERF ET LA VIGNE.

Ésope, fab. 65, "Elaços xal "Auxeλos (Coray, p. 39, p. 314). — Faërne, fab. 70, Cerva et Vitis. - Haudent, Ire partie, fab. 48, d'une Biche et des Veneurs.

Mythologia sopica Neveleti, p. 143, p. 359.

M. Chambry a, dans sa belle collection d'autographes, un manuscrit de cette fable, signé DE LA FONTAINE, qu'il nous a communiqué fort obligeamment; il n'offre que deux variantes d'orthographe insignifiantes : void et azile, et deux ou trois de ponctuation, qui n'affectent point le sens.

Un Cerf, à la faveur d'une vigne fort haute,
Et telle qu'on en voit en de certains climats1,
S'étant mis à couvert et sauvé du trépas,

Les veneurs, pour ce coup, croyoient leurs chiens en faute2;
Ils les rappellent donc. Le Cerf, hors de danger3,
Broute sa bienfaitrice*: ingratitude extrême !

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1. En Italie, par exemple, ou du moins dans la plus grande partie de l'Italie, où la vigne n'est pas taillée comme dans nos pays, mais s'élève et se marie aux arbres. Les allusions à cette manière de cultiver la vigne abondent chez les poëtes latins. Quam altissimam vineam facito, dit Caton, cité par Pline au livre XVII de l'Histoire naturelle, chapitre xxxv, § 34. Faërne, qui écrivait en Italie au seizième siècle, peint ainsi l'abri touffu du Cerf (vers 2 et 3):

Frondea ramose subiens umbracula vitis,
Delituit....

2. C'est-à-dire, ayant manqué la bête, ayant perdu la voie.

3. Faërne rend la même idée (vers 4):

Se rata jam tutam defunctamque esse periclo.

4. Expression très-hardie, mais amenée si naturellement, qu'on

On l'entend, on retourne3, on le fait déloger :
Il vient mourir en ce lieu même.

« J'ai mérité, dit-il, ce juste châtiment" :
Profitez-en, ingrats. » Il tombe en ce moment.
La meute en fait curée : il lui fut inutile
De pleurer' aux veneurs à sa mort arrivés.

Vraie image de ceux qui profanent l'asile
Qui les a conservés.

ne songe point à cette hardiesse.» (Chamfort.) figure, et fort platement :

Elle a brousté à bonnes dentz

Les feuilles qui l'auoient couuerte.

-

ΤΟ

Haudent dit sans

5. La fable ésopique et celle de Faërne sont ici moins brèves, et nous disent comment et pourquoi on entend le Cerf. C'est l'agitation des feuilles qui fait retourner les chasseurs : Τούτων δὲ (τῶν φύλλων) σειομένων, οἱ κυνηγοὶ ἐπιστραφέντες....

6. C'est le même tour que dans la fable grecque; le Cerf y dit aussi : « J'ai mérité mon sort, » Alxaιa ñéñovbæ.

7. Voyez ci-dessus, livre IV, fable xxi, vers 34.

8. La moralité est plus générale et plus nette, ce nous semble, dans les fables d'Ésope et de Faërne (vers 14): « Les ingrats, ceux qui font du mal à leurs bienfaiteurs, sont punis de Dieu, » Of ¿dıxoũvτες τοὺς εὐεργέτας ὑπὸ Θεοῦ κολάζονται.

Divina ingratos homines ulciscitur ira.

FABLE XVI.

LE SERPENT ET LA LIME.

Ésope, fab. 81, Taλ (Coray, p. 48, p. 317, sous trois formes); fab. 184, "Exis xal 'Plvŋ (Coray, p. 114). — Phèdre, livre IV, fab. 8, Vipera et Lima. Romulus, livre III, fab. 12, Vipera et Lima.

Haudent, ire partie, fab. 148, d'une Couleuure et d'une Lyme. Corrozet, fab. 37, du Serpent et de la Lime. Le Noble, conte 72,

du Serrurier et de la Couleuvre. La satire insolente.

Mythologia sopica Neveleti, p. 155, p. 240, p. 433, p. 523.

Le sujet de cet apologue est aussi celui du xxxvie emblème de l'Hécatongraphie de Corrozet. Il a été traité dans la fable 28 de Lokman, dans la 16o de Neckam (voyez les Poésies inédites du moyen áge de M. Ed. du Méril, p. 189), dans la 105o de Pantaleo Candidus (Weiss). Il était représenté dans le Labyrinthe de Versailles, et Benserade en a fait son XLVIe quatrain (xe de l'édition de 1676). Enfin Robert (tome I, p. 338-342) cite deux vieilles fables d'Ysopet I et d'YsoC'est de Phèdre et de Romulus que la Fontaine se rappro pet II. che le plus. Dans la première des fables ésopiques (no 81), et de même dans celles de Lokman et de Weiss, c'est, au lieu du Serpent, un Chat ou une Belette qui s'attaque à la Lime. La seconde d'Ésope (no 184) ressemble plus à la nôtre, mais la morale en est toute différente. La Lime dit à la Vipère: « Tu es bien simple de croire emporter de moi quelque chose; ma coutume n'est pas de donner, mais de prendre de tous : » Ευήθης εἴ παρ ̓ ἐμοῦ τι ἀποίσεσθαι οἰόμενος, ἥτις οὐ διδόναι, ἀλλὰ λαμβάνειν παρὰ πάντων εἴωθα. « Ceci s'adresse, ajoute le fabuliste, à qui espère recevoir quelque chose des avares. >> On peut voir une allusion à la fable, prise au sens où la prend la Fontaine, dans la 1re satire du livre II d'Horace (vers 77 et 78) :

Invidia.... fragili quærens illidere dentem,
Offendet solido....

Cette fable a été imprimée en tête d'une des premières éditions de Télémaque, celle qui fut publiée à la Haye, par Adrien Moetjens,

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