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Comme elles l'avoient dit, la bête fut grippée1o:
Le réveille-matin 11 eut la gorge coupée.

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Ce meurtre n'amenda nullement leur marché :
Notre couple, au contraire, à peine étoit couché,
Que la Vieille, craignant de laisser passer l'heure,
Couroit comme un lutin par toute sa demeure.
C'est ainsi que le plus souvent,

Quand on pense sortir d'une mauvaise affaire,
On s'enfonce encor plus avant :

Témoin ce couple et son salaire.

La Vieille, au lieu du Coq, les fit tomber par là

Qui les excitoit du sommeil,

Dont le Coq chantoit la vraye heure,

Dirent ensemble: Il fault qu'il meure. »
Lors selon leur conclusion

Du Coq feirent occision;

Mais leur malice en vain labeure.

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— M. Taine (p. 246 et 247), comparant le joli morceau qui s'étend du vers 10 au vers 19, à la froide peinture d'Ésope, voit dans celleci, non pas un tableau, mais le sujet d'un tableau, et ajoute : « La Fontaine l'a fait (ce tableau) avec des couleurs aussi vraies, aussi familières, aussi franches, que Van Ostade et Téniers. Puis il dit encore très-justement en note: « Le poëte remplace ici les couleurs du peintre par des mots passionnés qui font plaindre les pauvres Servantes. Il montre l'àme au lieu du corps; c'est la différence de la poésie et de la peinture. >

10. Saisie (avec la griffe, ou comme avec la griffe, dit M. Littré). « Quand la Fontaine vous dit que le Coq fut grippé, involontairement vous écartez les doigts et vous en faites des crochets comme pour saisir. » C'est encore une remarque de M. Taine (p. 297); le spirituel critique a donné, on le voit, une attention toute particulière à cette fable.

11. Dans le second vers du Moretum, poëme attribué, fort anciennement déjà, à Virgile, le coq est nommé, par une autre figure, << l'oiseau sentinelle, » excubitor ales. Voyez le Lexique.

12. N'améliora nullement leur condition. Marché dans le sens général d'affaire, de rapports avec autrui, de la position que nous font ces rapports.

De Charybde en Scylla 13.

13. La Fontaine paraît avoir emprunté l'application qu'il fait ici de ce proverbe à Corrozet. On lit au bas de la gravure qui accompagne la fable de celui-ci (de la Vieille et de ses Chambrieres): a Qui veult fuyr et euiter le gouffre de Caribdis, quand il vient pres de la, souuent il tumbe au gouffre de Silla, auquel plus grand danger et peril souffre. - Walckenaer met ici en note:

« Incidit in Scyllam cupiens vitare Charybdim.

< Ce vers, si souvent cité comme étant d'un ancien, est de Gauthier de Châtillon, poëte du douzième siècle. » — « C'est, dit M. Édouard Fournier (Esprit des autres, 4o édition, p. 34), le 3or® du livre V de l'Alexandréide.» Nous avons eu occasion de parler de ce poëme dans la notice de la fable x11 du livre IV, ci-dessus, p. 312. — L'adage, dont la source première est le vers 235 du livre XII de l'Odyssée, est cité en grec dans les Proverbes de Michael Apostolius (centurie xvi, no 4g) : Τὴν Χάρυβδιν ἐκφυγών, τῇ Σκύλλῃ περιέπεσον. On peut voir dans le commentaire de M. de Leutsch (Parœmiographi græci, Gættingue, 1851, tome II, p. 672 et 673) divers passages d'auteurs grecs et latins où sont prises au figuré soit Charybde et Scylla, comme dans notre fable, soit Charybde et les Syrtes.

FABLE VII.

LE SATYRE ET LE PASSANT.

Ésope, fab. 126, "Aveρwños xal Σátupos (Coray, p. 68, p. 329). Avianus, fab. 29, Satyrus et Viator.

Faërne, fab. 58, Satyrus et

Homo. Haudent, Ire partie, fab. 22, d'un Satire et d'un Homme. Le Noble, fab. 80, du Pitaud et du Bouquin. La langue double. Mythologia sopica Neveleti, p. 189, p. 476.

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Cet apologue est raconté dans les Proverbes d'Érasme, sous la rubrique Inconstantiæ, Perfidiæ, Versutie (édition de Genève, 1606, col. 894), et dans l'Etymologie ou Explication des proverbes françois, par Fleury de Bellingen (la Haye, 1656, p. 171 et 172, livre II, chapitre xiv); l'affabulation, qui forme, dans ce dernier ouvrage, le titre du chapitre, est: « Il ne se faut point fier à ceux qui soufflent le froid et le chaud.» Voltaire, comme nous l'avons déjà vu faire plus d'une fois, semble reprocher à la Fontaine l'invention même de la fable, quoique le cadre et les personnages en montrent bien l'antique origine. Sans considérer que ce vieux conte roule tout entier sur ce jeu de mots par antithèse : « Souffler le froid et le chaud, » et que la présence même du Satyre, avec sa rude et primitive ignorance', du Sauvage, comme dit la Fontaine (vers 23), nous avertit de ne point passer la fable au crible d'une rigoureuse et pédante vérité, il la juge d'après les lois de la physique et de l'humaine expérience : « Un Satyre qui reçoit chez lui un passant, dit-il dans le Dictionnaire philosophique (tome XXIX des OEuvres, p. 301), ne doit point le renvoyer sur ce qu'il souffle d'abord dans ses doigts parce qu'il a trop froid, et qu'ensuite, en prenant l'écuelle aux dents, il souffle sur son potage qui est trop chaud. L'Homme avait très-grande raison, et le Satyre était un sot. » Chamfort prend la chose au sérieux comme Voltaire, par le côté exact et logique : « Cette fable, dit-il, est visi

1. Γένος οὐτιδανῶν Σατύρων καὶ ἀμηχανουργῶν, dit Hesiode (fragment 94, édition Gœttling, p. 225), « la race des Satyres, sans valeur, sans aptitude aucune. » Benserade (quatrain ccxx) remplace le Satyre par un Villageois.

J. DE LA FONTAINE, I

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blement une des plus mauvaises de la Fontaine. On a déjà remarqué que le Passant fait une chose très-sensée en se servant de son haleine pour réchauffer ses doigts, et en soufflant sur sa soupe afin de la refroidir; que la duplicité d'un homme qui dit tantôt une chose et tantôt une autre, n'a rien de commun avec cette conduite, et qu'ainsi il fallait trouver un autre emblème, une autre allégorie pour exprimer ce que la duplicité a de vil et d'odieux. »

Au fond d'un antre sauvage
Un Satyre et ses enfants
Alloient manger leur potage,
Et prendre l'écuelle aux dents3.

On les eût vus sur la mousse,
Lui, sa femme, et maint petit * :
Ils n'avoient tapis ni housse *,

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2. Avianus est le seul, avec la Fontaine, qui place ainsi le Satyre dans un antre (vers 5 et 6) :

Hunc nemorum custos fertur miseratus in antro

Exceptum Satyrus continuisse suo.

Sa fable et celle de le Noble sont les seules où le mauvais temps, comme dans notre strophe 3, force le Passant de chercher un refuge. Dans les autres fables, ce n'est pas une rencontre fortuite; elles mettent en scène un Homme et un Satyre qui sont liés d'amitié. 3. « On ne prend point l'écuelle aux dents, » dit sévèrement Voltaire à l'endroit cité. Mais cette locution signifie simplement, comme l'explique M. Littré, « se mettre à manger. » On peut ajouter, je crois, à son explication : « en portant l'écuelle à sa bouche. » Dans la fable de le Noble, les choses se passent d'une manière moins primitive il n'a garde d'oublier « napes, serviette, plats, cuillère à pot. »

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4. Dans l'apologue de le Noble, la femme du Satyre (« Dame Bouquine, Caprine ») figure également, et joue même un grand rôle. Quant aux petits, ils nous rappellent les satyres enfants, vigoureux, rondelets, qui sont représentés dans diverses œuvres d'art antiques : voyez le Manuel de l'Archéologie de l'art de C. O. Müller, 3o partie, I, B, b, § 385.

5. Ni tapis couvrant le sol, ni housse couvrant les meubles, c'està-dire ni siéges couverts de housses.

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6. De l'inviter. Voyez le Lexique.

7. Sur les mets, au pluriel, dans l'édition de 1729.

8. Chez Haudent, c'est sur ses doigts que l'Homme souffle les deux fois la première pour les réchauffer; la seconde pour les refroidir parce qu'il s'est brûlé.

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9. Uno halitu friget pultis digitique tepescunt,

dit le Noble, avec une faute de quantité (hālĭtū), dans le distique placé en tête de sa fable. Aristote cherche à rendre compte de ce double effet. Sans garantir l'explication qu'il en donne dans ses Problèmes (section xxxiv, no 7), nous pouvons y renvoyer les esprits difficiles qui veulent de l'exactitude et ne goûtent pas la naïveté populaire. Aristote pose la question en ces termes, qui rappellent ceux de la fable grecque que nous citons ci-après (note 10): Atà tí êx toũ στόματος καὶ θερμὸν καὶ ψυχρὸν πνέουσι ; • Pourquoi souffle-t-on de la bouche et le chaud et le froid? »

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