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FABLE V.

LE RENARD AYANT LA QUEUE coupée1.

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Esope, fab. 7, Αλώπεκες, Αλώπηξ κόλουρος (Coray, p. 7, p. 284). - Faërne, fab. 61, Vulpes. Haudent, 2o partie, fab. 4, d'un Regnard sans queue. Corrozet, fab. 72, du Regnard sans queue. Mythologia sopica Neveleti, p. 92, p. 526 (voyez ci-après la note 7).

Un vieux Renard, mais des plus fins,

Grand croqueur de poulets, grand preneur de lapins,
Sentant son renard d'une lieue2,

Fut enfin au piége attrapé.

Par grand hasard en étant échappé,

1. Un mot suffit à notre vieille langue pour rendre « ayant la queue coupée; » le Renard escoué, dit Corrozet. C'est le latin excaudis, mot que nous ne trouvons employé qu'au figuré, comme terme de métrique. Haudent, Benserade et notre poëte lui-même, au vers 17, se sont servis, dans le même sens, d'écourté (escourté). Les Grecs, comme on le voit par l'un des titres donnés dans la notice, expriment aussi l'idée par le seul adjectif κόλουρος.

2. C'est une nouvelle imitation du vers de Marot cité plus haut (p. 342, fin de la note 2). L'abbé Batteux, dans ses Principes de la littérature (Traité de l'apologue, chapitre 1), allègue les trois premiers vers comme exemple de description de mœurs. Lessing, dans sa Ive dissertation (du Style des fables, tome V des OEuvres, p. 413, édition Lachmann, Berlin, 1838), les critique comme un développement oiseux, contraire, dit-il, à la nature même de la fable, le nom seul du Renard suffisant pour éveiller en nous tout ce que contient cette description. Mais pourquoi, je le demande, cette règle étroite? De quel droit peut-on défendre au fabuliste de donner à ses personnages, outre les qualités du genre ou de l'espèce, un caractère individuel, qui peut être, par exemple, comme ici, de porter ces qualités au plus haut degré ?

Non pas franc3, car pour gage il y laissa sa queue';
S'étant, dis-je, sauvé sans queue, et tout honteux",
Pour avoir des pareils (comme il étoit habile),

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Un jour que les Renards tenoient conseil entre eux :

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Que faisons-nous, dit-il, de ce poids inutile",

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3. Franc, c'est-à-dire sans avoir souffert de dommage. Voyez le Lexique.

4. Chez Corrozet, le Renard, pris au piége, se mutile lui-même : Pour eschapper, il la trenche et la couppe.

5. S'étant échappé la queue coupée, dit la fable grecque, il lui semblait que la honte lui rendait désormais la vie impossible; » ἀποκοπείσης τῆς οὐρᾶς διαδρᾶσα, ἀβίωτον ὑπ ̓ αἰσχύνης ἡγεῖτο τὸν βίον.

6. Dans la fable grecque : ὡς ἂν τῷ κοινῷ πάθει τὸ ἴδιον συγκαλύ ψειεν αἴσχος, pour cacher par le commun dommage sa propre honte. » Chez Faërne (vers 8):

Ita publico dedecore tectum iri suum.

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7. Onus molestum incommodumque, dit encore Faërne (vers 7); et le fabuliste grec : ὡς οὐκ ἀπρεπές μόνον τοῦτο τὸ μέλος ὄν, ἀλλὰ καὶ περιττὸν βάρος προσηρτημένον, « ce n'était pas seulement un membre malséant, mais encore un poids superflu, une vaine annexe. » L'idée rendue dans le vers suivant se trouve dans une fable d'un tout autre sujet, le Singe et le Renard, dont nous avons plusieurs versions diverses. Le Singe, priant le Renard de lui ceder une portion de sa queue, lui dit : Quid enim........ utile est tibi tantum pondus.... sine causa, tantæque longitudinis cauda quam per terram trahis? (ROMULUS, livre III, fable xvII.)- Dans l'Appendice des fables ésopiques (fable xx11): Quid enim, inquit, cauda tantæ longitudinis Prodest? quo tantum pondus per terram trahis?

Dans le fabuliste Anonyme (fable LVI, Nevelet, p. 526.)

Quid prodest nimia campos insculpere cauda?

Le Renard dans cette dernière fable répond :

Malo verrat humum...;

et dans les Fables nouvelles de Phèdre (voyez le Phèdre de la collection Lemaire, tome II, p. 501 et 502):

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Et qui va balayant tous les sentiers fangeux?
Que nous sert cette queue? Il faut qu'on se la coupe :
Si l'on me croit, chacun s'y résoudra.

- Votre avis est fort bon, dit quelqu'un de la troupe; Mais tournez-vous, de gràce, et l'on vous répondra. A ces mots il se fit une telle huée,

Que le pauvre écourté ne put être entendu.
Prétendre ôter la queue eut été temps perdu :

La mode en fut continuée.

8. Mme de Sévigné cite ce vers fort à propos, dans sa Lettre à Mme de Grignan, du 1er avril 1689 (tome IX, p. 4). – < Molière n'auroit pas dit la chose d'une manière plus comique. › (CHAMFORT.) — Molière (c'est un rapprochement indiqué par Geruzez et par M. Soullié, p. 283 et 284) a en effet rendu une idée analogue dans la re scène de l'Amour médecin, sans se piquer de lui donner un tour aussi plaisant : « Tous ces conseils sont admirables assurément, dit Sganarelle à ceux qui lui donnent des conseils selon leur état, mais je les trouve un peu intéressés, et trouve que vous me conseillez fort bien pour vous.... Vous êtes orfévre, Monsieur Josse, et votre conseil sent son homme qui a envie de se défaire de sa marchandise.... Quoique tous vos conseils soient les meilleurs du monde, vous trouverez bon, s'il vous plaît, que je n'en suive aucun. Voilà de mes donneurs de conseils à la mode. » Le mot de Molière : « Vous êtes orfévre, est devenu proverbe, aussi bien que le vers de la Fontaine. Celui-ci, comme le fait remarquer Geruzez, « s'applique à ceux qui dénigrent ce qu'ils n'ont pas; » l'autre « à ceux qui vantent ce qu'ils ont. > - La fable ésopique dit tout simplement : « Si ce n'était pas ton intérêt, tu ne nous donnerais pas ce conseil; » et Faërne (vers 12 et 13):

An tu, quia istud expedit, soror, tibi,
Idcirco, ait, das ceteris hoc consili?

FABLE VI.

LA VIEILLE ET LES DEUX SERVANTES.

Ésope, fab. 79, Tuvǹ xai

ɛрáñαivαι (Coray, p. 47, p. 316). — Haudent, 1 partie, fab. 62, d'un Coq et des Chamberieres.

Corro

zet, fab. 66, de la Vieille et de ses Chambrieres. Pantaleo Candidus

a aussi traité ce sujet en vers latins ïambiques; c'est sa fable 55. Mythologia sopica Neveleti, p. 154.

<< Voici une fable, dit Chamfort, où la Fontaine retrouve ses pinceaux et sa poésie, ce mélange de tours et cette variété de style qui lui est propre. La peinture du travail des Servantes, celle de l'instant de leur réveil, sont parfaites. » — Voyez la fin de la note 9.

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Il étoit une Vieille' ayant deux chambrières2 :
Elles filoient si bien que les sœurs filandières 3
Ne faisoient que brouiller au prix de celles-ci.
La Vieille n'avoit point de plus pressant souci
Que de distribuer aux Servantes leur tâche.
Dès que Téthys3 chassoit Phébus aux crins dorés,

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1. « Une femme veuve amie du travail, » disent les fables grecques : Γυνὴ χῆρα φιλεργός.

2. Chambrières est, comme on le voit dans la notice, le mot qu'emploient aussi Haudent et Corrozet.

3. Les Parques. - M. Taine (p. 225 et suivantes) fait, à l'occasion de ce passage et d'autres semblables, d'ingénieuses remarques sur le goût de la Fontaine pour la mythologie; sur sa dévotion aux Dieux, dont « il parle.... sans cesse et souvent sans besoin, comme Homère; » sur la manière, habile à la fois et naïve, dont il a su accommoder son « tout petit Olympe » au genre de la fable.

4. Brouiller, absolument, travailler d'une façon irrégulière, faire de la mauvaise besogne, des ouvrages où les fils se brouillent.

5. Déesse de la mer, femme d'Oceanus. Il ne faut pas la confondre avec Thétis, la mère d'Achille, divinité marine également, mais d'un rang inférieur. Les poëtes anciens nous représentent fré

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Tourets entroient en jeu, fuseaux étoient tirés ;
Deçà, delà, vous en aurez" :

Point de cesse, point de relâche.

Dès que l'Aurore, dis-je, en son char remontoit,
Un misérable Coq à point nommé chantoit ;
Aussitôt notre Vieille, encor plus misérable,
S'affubloit d'un jupon crasseux et détestable,
Allumoit une lampe, et couroit droit au lit
Où, de tout leur pouvoir, de tout leur appétit,
Dormoient les deux pauvres Servantes.
L'une entr'ouvroit un œil, l'autre étendoit un bras;
Et toutes deux, très-malcontentes,

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Disoient entre leurs dents : « Maudit Coq, tu mourras 9. »

quemment Phébus (le soleil) sortant de l'Océan le matin, et s'y replongeant le soir: voyez l'Iliade, livre VII, vers 422. Chez Ovide (Métamorphoses, livre II, vers 155-157), c'est Téthys elle-même qui le matin lui ouvre la barrière. L'ancienne langue, comme dit M. Littré dans son Dictionnaire, à la fin de l'article CRIN, employait ce mot dans le meilleur style pour signifier les cheveux de l'homme ou de la femme.

6. Touret, qui, dans divers métiers, signifie une sorte de petite roue, et, en termes de cordier, une espèce de bobine (voyez le Dictionnaire de Trévoux), s'emploie quelquefois, dit l'Académie dans ses deux dernières éditions (le mot manque dans les précédentes), pour dire un rouet à filer.

7. « Deçà, delà, » de tous côtés, en tous sens. Nous retrouverons cette locution au vers 14 de la fable 1x du livre V, où elle est expliquée par l'addition de partout. — « Vous en aurez, » on vous en donnera, à savoir de l'ouvrage; dans cette familière apostrophe il y a encore une de ces vives ellipses qui abondent chez la Fontaine et dont nous avons déjà relevé plusieurs exemples.

8. Au sujet de ce vers on peut remarquer encore une fois, avec M. Taine (p. 299), comme notre fabuliste applique intrépidement aux « objets vulgaires » les « expressions vulgaires. »

9. Dans Corrozet la menace est rendue de même en discours direct:

Voyantz doncques ce fascheux tour

Et ce tres ennuyeux resueil

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