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FABLE XXI.

L'OEIL DU MAÎTRE1.

Phèdre, livre II, fab. 8, Cervus et Boves. Romulus, livre III, fab. 19, Cervus et Boves. Haudent, 1" partie, fab. 153, d'un Cerf

et d'un Veneur.
Mythologia æsopica Neveleti, p. 414.

· Corrozet, fab. 42, du Cerf et des Bœufs.

« Cette fable est un petit chef-d'oeuvre, dit Chamfort. L'intention morale en est excellente, et les plus petites circonstances s'y rapportent avec une adresse ou un bonheur infini, » - M. Saint-Marc Girardin, dans sa vIII* leçon (tome I, p. 257-259), cite la fable entière de Corrozet; elle lui paraît fort médiocre, en comparaison de la nôtre, qu'il regarde comme «< une des plus belles de la Fontaine. »

Un Cerf, s'étant sauvé dans une étable * à Boeufs,
Fut d'abord averti par eux

Qu'il cherchât un meilleur asile.

« Mes frères, leur dit-il, ne me décelez pas : Je vous enseignerai les pâtis les plus gras*; Ce service vous peut quelque jour être utile,

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1. Pour cette fable et la suivante, voyez ci-dessus, p. 259, le nota qui est à la fin du livre III.

2. Il y a un étable dans les éditions de 1678 et de 1688. Ce masculin, bien que le mot ait été autrefois de ce genre (voyez les exemples cités dans le Dictionnaire de M. Littré), n'est point ici un archaïsme, mais simplement une faute d'impression. Les mêmes éditions donnent cette étable, au vers 16.

3.

L'un des Bœufs luy va dire:

« Tu n'es pas bien, il n'est point de lieu pire
Que cestuy-cy pour y trouuer mercy. >>

(CORROZET, vers 6-8.)

4. « Voyez, dit Chamfort, avec quel esprit la Fontaine saisit le seul rapport d'utilité dont le Cerf puisse être aux Bœufs. »

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Et vous n'en aurez point regret.
Les Bœufs, à toutes fins, promirent le secret.
Il se cache en un coin, respire, et prend courage.
Sur le soir on apporte herbe fraîche et fourrage,
Comme l'on faisoit tous les jours :

L'on va, l'on vient, les valets font cent tours",
L'intendant même ; et pas un, d'aventure,
N'aperçut ni corps, ni ramure,

Ni Cerf enfin. L'habitant des forêts

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5. Pas, au lieu de point, dans la première édition (1668, in-4°) et dans les éditions de 1682 et de 1729.

6. Quoi qu'il en dût advenir. On dit aussi, et plus ordinairement : « à toute fin », au singulier.

7.

Frondem bubulcus affert, nec ideo videt.

Eunt subinde et redeunt omnes rustici;

Nemo animadvertit; transit etiam villicus,

Nec ille quidquam sentit.... (PHÈDRE, vers 11-14.)

<< Maison très-bien tenue! dit Chamfort. Tout le monde paraît à sa besogne et ne fait rien qui vaille. » Et il ajoute très-finement, à propos du vers 14 : « Cela ne paraît guère vraisemblable, et voilà pourquoi cela est excellent. >>

8. Nous suivons, comme de coutume, le texte de 1678, qui est aussi, dans ce passage, celui des éditions de 1678 A, de 1679 (Amsterdam), de 1688 (la Haye) et de 1708 (Londres). Les deux éditions de 1668 (in-4o et in-12) ont cors (sans p), terme de vénerie qui désigne les cornes sortant des perches du cerf (ramure est le bois entier, les perches mêmes). Cette seconde leçon pourrait se défendre, mais la première (corps) nous paraît préférable, surtout à cause du mot en fin qui est au vers suivant. On ne dirait pas bien, ce nous semble : « n'aperçut ni cornes (cors et ramure ensemble ne signifient rien de plus), ni cerf enfin ; » et il est à nos yeux très-probable que la Fontaine a changé à dessein sa première leçon, qui d'ailleurs n'était peut-être qu'une faute d'impression. Les éditeurs modernes, à l'exception de M. Pauly, qui, comme nous, écrit corps, ont adopté la leçon de 1668, en remplaçant, nous ne savons pourquoi, cors par cor Furetière donne ce singulier cor; mais il n'est ni dans le Dictionnaire de l'Académie (dans aucune des six éditions, depuis 1694 jusqu'en 1878), ni dans celui de M. Littré : ils n'admettent l'un et l'autre que le pluriel cors,

Rend déjà grâce aux Bœufs, attend dans cette étable Que chacun retournant au travail de Cèrès 1o,

Il trouve pour sortir un moment favorable.

L'un des Bœufs ruminant lui dit : « Cela va bien;
Mais quoi? l'homme aux cent yeux" n'a pas fait sa revue.
Je crains fort pour toi sa venue;

Jusque-là, pauvre Cerf, ne te vante de rien 12. »
Là-dessus le Maître entre, et vient faire sa ronde.

9.

Tum gaudens Ferus

Bubus quietis agere cœpit gratias,

Hospitium adverso quod præstiterint tempore.

(PHèdre, vers 14-16.)

10. On sait que le nom de Cérès, la déesse de l'agriculture, se prend souvent au figuré, chez les anciens poëtes, pour désigner les moissons, les fruits de la terre.

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Le vieux fabuliste, cité par Robert (Ysopet 1, fos 71-73), dit également :

.... Un des Buefs dire li ose :
« Eschapper t'est legiere chose
Se nos maistre ne vient Argus

Qu'on dit qui a cent yeux ou plus. »

- « Quel est donc l'homme aux cent yeux? dit M. Saint-Marc Girardin dans la leçon citée (p. 259). Le maître du logis. La propriété donne une clairvoyance particulière. Elle fait de nous tous des Argus et des lynx. Les domestiques, toujours plus ou moins indifférents à l'intérêt du maître, ne voient pas, parce que leur esprit ne regarde pas. L'attention fait seule la justesse et la perspicacité du regard; la passion, à son tour, fait seule l'attention. Passion de la propriété ou passion de l'amour, la Fontaine les met, en finissant, sur le même pied :

Phèdre, sur ce sujet, etc. »>

Voyez les trois derniers vers et la note 19.

12. Voyez ce que M. Taine (p. 200 et 201) dit du rôle des Bœufs dans cette fable, et en général de la manière dont la Fontaine sait peindre les animaux par quelques traits habilement fidèles.

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Je trouve bien peu d'herbe en tous ces râteliers;
Cette litière est vieille : allez vite aux greniers;
Je veux voir désormais vos bêtes mieux soignées.
Que coûte-t-il d'ôter toutes ces araignées "*?
Ne sauroit-on ranger ces jougs et ces colliers? »
En regardant à tout, il voit une autre tête
Que celles qu'il voyoit d'ordinaire en ce lieu 15.
Le Cerf est reconnu : chacun prend un épieu;
Chacun donne un coup à la bête.
Ses larmes ne sauroient la sauver du trépas 16.
On l'emporte, on la sale, on en fait maint

repas,

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13. Walckenaer, Crapelet, etc., écrivent: Qu'est ceci? Les éditions originales (1668 et 1678) portent : Qu'est-ce-ci? Nous avons conservé cette leçon, dans laquelle ci reste une particule démonstrative, indépendante de ce.

14.

....

Cur frondis parum est?
Stramenta desunt. Tollere hæc aranea

Quantum est laboris ?... (PHÈDRE, vers 22-24.)

15. Cervi

quoque alta conspicatur cornua. (Ibidem, vers 25.)

Du Cerf qui là se reponnoit

Vit les cornes qui furent grans. (Ysopet 1.)

16. «La Fontaine ne néglige pas la moindre circonstance capable de jeter de l'intérêt dans son récit. » (CHAMFORT.) — Il dit encore au livre V, fable xv, vers 11 et 12:

.... Il lui fut inutile

De pleurer aux veneurs à sa mort arrivés.

Plutarque (Questions naturelles, chapitre xx) dit que le cerf pleure quand il est effrayé; il sait même que ses larmes sont salées (tandis que celles du sanglier en colère sont douces). Le vieux livre intitulé Propriétaire des choses (translaté de latin en françois, l'an 1372, par Jehan Corbichon, livre XVIII, chapitre xxvIII) affirme que << quant il est prins, il pleure; » et dans la Chasse royale composée par le roy Charles IX (chapitre vi, p. 30), on recommande de « donner à boire (ses larmes) à ceux qui ont battement de cœur. » · Ce qui probablement a donné lieu à cette croyance des larmes du cerf, ce sont les cavités, profondes de plus d'un pouce et nommées lar

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Dont maint voisin s'éjouit1 d'être.

Phèdre sur ce sujet dit fort élégamment :

Il n'est, pour voir, Quant à moi, j'y mettrois

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que l'oeil du maitre 1.

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encor l'œil de l'amant 2".

miers, qu'il a au-dessous de 'angle extérieur de chaque eil. e La matière qu'elles contiennent pourroit être, dit Daubenton, un dépôt de larmes, ou plutôt l'humeur qui suinte de leurs parois. » Voyez sa description du cerf dans l'Histoire naturelle de Buffon (tome VI, p. 1og, in-4, Imprimerie royale, 1756.

17. Ce mot, dont le sens est clair, a vieilli, et devait être peu employé même du temps de la Fontaine. Il ne se trouve ni dans le Dictionnaire de l'Académie (1694), ni dans ceux de Furetière (1690) et de Richelet (1680).

18. Voici ce que dit Phèdre (vers 27 et 28):

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Hæc significat fabula

Dominum videre plurimum in rebus suis.

19. L'édition de 1679 (Amsterdam) porte : « je mettrois, » pour : « j'y mettrois. >>

20. Voltaire (tome XXXIX des OEuvres, p. 217 et 218) cite les deux derniers vers parmi les maximes d'un sens profond qu'il admire dans les fables de la Fontaine. « Ce dernier vers produit une surprise charmante, dit Chamfort. Voilà de ces beautés que Phèdre ni Ésope n'ont point connues. » — L'ail du maitre est depuis longtemps une expression proverbiale : « Un roi, dit Xénophon, dans l'Économique (chapitre x11), ayant acquis un bon cheval, demanda à un homme qui paraissait être habile en fait de chevaux, ce qui pourrait le plus vite engraisser sa bête. « L'œil du maître » (dɛσñóτOJ opłaλuós), répondit-il. Je crois que, pour le reste, ô Socrate, c'est de même l'œil du maître qui surtout rend les choses belles et bonnes (οὕτω..., ὦ Σώκρατες, καὶ τἄλλα μοι δοκεῖ δεσπότου ὀφθαλμὸς τὰ καλά τε κἀγαθὰ μάλιστα ἐργάζεσθαι). » - « Par métaphore, dit Fleury de Bellingen dans l'Étymologie des Proverbes (chapitre xxvII, p. 356), on approprie ces mêmes paroles (l'œil du maitre engraisse le cheval) à ceux qui prennent eux-mêmes la conduite de leur famille et ont soin du gouvernement de la maison. » — Le fécond romancier H. de Balzac, parlant, dans sa touchante histoire de Pierrette (Michel Lévy, 1864, in-18, p. 116), du regard de propriétaire, le nomme très-justement < ce regard inexplicable qui voit ce qui échappe aux yeux les plus observateurs. »

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