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Mais venons à la fable, ou plutôt à l'histoire
De celui qui tâcha d'unir tous ses enfants.

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Un Vieillard prêt d'aller où la mort l'appeloit :
« Mes chers Enfants, dit-il (à ses fils il parloit 10),
Voyez si vous romprez ces dards 11 liés ensemble;
Je vous expliquerai le noeud qui les assemble. »
L'aîné les ayant pris, et fait tous ses efforts,

Les rendit, en disant : « Je le donne12 aux plus forts. »
Un second lui succède, et se met en posture,
Mais en vain. Un cadet tente aussi l'aventure.
Tous perdirent leur temps; le faisceau résista:
De ces dards joints ensemble un seul ne s'éclata.

ΙΟ

« Foibles gens13 ! dit le Père, il faut que je vous montre
Ce
que ma force peut en semblable rencontre. »

On crut qu'il se moquoit; on sourit, mais à tort :
Il sépare les dards, et les rompt sans effort.

7. Voyez, en tête de la fable, la fin de la notice.

8. Ces neuf premiers vers manquent dans l'édition de 1679 (Amsterdam). Voyez ci-dessus, p. 103, note 1, et livre V, fable 1,

note II.

9. Telle est, ici et au vers 27, la leçon de toutes les anciennes éditions. La plupart des éditeurs modernes, et parmi eux Walckenaer, y ont substitué à tort près.

10. Dans la fable ésopique, et dans celle de Haudent, les fils sont désunis, et c'est pour ramener entre eux la concorde que le père emploie cette parabole. Ils « s'entre-mangeoient tous, dit Benserade dans son XCIIIe quatrain.

II. Au lieu de dards, comme ici, et comme dans le récit oriental et dans celui de Plutarque, ce sont, dans plusieurs des fables indiquées, des verges (pá6oot); des bâtons de bois » chez Haudent. 12. Je les donne, » dans les éditions de 1678, de 1679 (Amsterdam), de 1688, et dans le Manuscrit de Sainte-Geneviève; mais l'édition de 1678 corrige cette faute à l'Errata.

13. Les éditions originales ont un point d'exclamation: Foibles gens! La plupart des éditions modernes mettent simplement une virgule, ce qui modifie un peu le mouvement de la phrase.

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« Vous voyez, reprit-il, l'effet de la concorde :
Soyez joints, mes Enfants, l'amour vous accorde
que
Tant que dura son mal, il n'eut autre discours 15.
Enfin se sentant prêt 16 de terminer ses jours:
« Mes chers Enfants, dit-il, je vais où sont nos pères;
Adieu promettez-moi de vivre comme frères;
Que j'obtienne de vous cette grâce en mourant. »
Chacun de ses trois fils 17 l'en assure en pleurant.
Il prend à tous les mains; il meurt; et les trois frères
Trouvent un bien fort grand, mais fort mêlé d'affaires.
Un créancier saisit, un voisin fait procès :
D'abord notre trio s'en tire avec succès 18.
Leur amitié fut courte autant qu'elle étoit rare.
Le sang les avoit joints; l'intérêt les sépare :
L'ambition, l'envie, avec les consultants 19,
Dans la succession entrent en même temps.
On en vient au partage, on conteste, on chicane :
Le juge sur cent points tour à tour les condamne.
Créanciers et voisins reviennent aussitôt,
Ceux-là sur une erreur, ceux-ci sur un défaut "0.
Les frères désunis sont tous d'avis contraire :
L'un veut s'accommoder, l'autre n'en veut rien faire. 45
Tous perdirent leur bien, et voulurent trop tard

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14. VAR. qu'entre vous on s'accorde. (Manuscrit de Sainte-Geneviève.)

15. Dans l'édition de 1729 : « il n'eut d'autre discours. »

16. Voyez ci-dessus la note 9.

17. VAR.: Chacun de ses enfants. (Manuscrit de Sainte-Geneviève.) Ce manuscrit donne au vers suivant : « Il tient », pour : « Il prend ».

18. VAR. Et le triumvirat s'en tire avec succès.

(Manuscrit de Sainte-Geneviève.)

19. C'est-à-dire, les avocats, les hommes d'affaires.

20. Terme de pratique. L'erreur porte sur le fond; le défaut, sur la forme.

Profiter de ces dards unis et pris à part".

21. Chamfort et Nodier font remarquer que le vers est léonin. — Nodier relève plus haut (vers 9 et 10) une autre irrégularité, qu'il appelle « une distraction plutôt qu'une licence » de la Fontaine. C'est un «< vers masculin précédé d'un autre vers masculin avec lequel il ne rime point. »>

FABLE XIX.

L'ORACLE ET L'IMPIE.

Ésope, fab. 16, Kaxолрáyшv (Coray, p. 11 et 12, p. 288 et 289). Faërne, fab. 40, Deceptor et Apollo. Haudent, 1" partie, fab. 19, d'un Calumniateur et du dieu Phébus.

Mythologia æsopica Neveleti, p. 100.

L'abbé Guillon rapproche de cet apologue l'épisode de la Théogonie d'Hésiode (vers 535 et suivants) où Prométhée, voulant tromper Jupiter, lui présente un bœuf dont il fait deux parts, l'une des os cachés sous la graisse, l'autre des parties plus délicates enveloppées dans la peau, en laissant au Dieu le choix entre les deux.

Vouloir tromper le ciel, c'est folie à la terre.
Le dédale des cœurs en ses détours n'enserre
Rien qui ne soit d'abord éclairé par les Dieux :
Tout ce que l'homme fait, il le fait à leurs yeux,
Même les actions que dans l'ombre il croit faire1.

Un Païen qui sentoit quelque peu le fagot",
Et qui croyoit en Dieu, pour user de ce mot,

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1. La pensée développée dans ces cinq vers est simplement rendue dans la fable grecque par deux épithètes : τὸ θεῖον ἀπαραλόγιστον καὶ ἀλάθητον, « on ne peut ni tromper la divinité par le raisonnement ni échapper à sa connaissance. » — L'omniscience divine, qui fait le sujet de cette affabulation, est célébrée avec beaucoup de force dans divers passages de l'Écriture sainte : Omnia videt oculus illius. Oculi Domini multo plus lucidiores sunt super solem, circumspicientes omnes vias hominum, et profundum abyssi, et hominum corda intuentes in absconditas partes. (Livre de l'Ecclésiastique, chapitre xxIII, versets 27 et 28.) Omnia autem nuda et aperta sunt oculis eius. (SAINT PAUL, Épître aux Hébreux, chapitre iv, verset 13.)

2. Expression proverbiale qui rappelle le traitement qu'on faisait subir autrefois aux hérétiques, etc. Voyez le Lexique de Mme de Sé

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Par bénéfice d'inventaire 3,

Alla consulter Apollon*.

Dès qu'il fut en son sanctuaire :

« Ce que je tiens, dit-il, est-il en vie ou non? »
Il tenoit un moineau, dit-on,
Prêt d'étouffer la pauvre bête,

Ou de la lâcher aussitôt,

Pour mettre Apollon en défaut.

Apollon reconnut ce qu'il avoit en tête :

« Mort ou vif, lui dit-il, montre-nous ton moineau, Et ne me tends plus de panneau :

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vigné, tome I, p. 402 et 403. Marot, dans son Épitre au Roi, pour avoir été dérobé (vers 11), emploie une locution analogue :

Sentant la hart de cent pas à la ronde.

M. Taine (p. 310), à l'occasion des vers 6-8 qui nous font passer brusquement du ton grave et lyrique au ton léger, remarque combien la Fontaine est « prompt à regarder l'envers des choses, et « disposé à terminer un acte d'admiration par un bon mot. »

>>

3. C'est-à-dire, sous condition, autant que cela ne le gênerait ni ne lui coûterait. « Héritier par bénéfice d'inventaire est celui qui obtient des lettres de chancellerie en vertu desquelles il fait faire un fidèle inventaire, moyennant quoi il peut se mettre en possession des biens d'un défunt sans être tenu de ses dettes que jusqu'à concurrence des effets contenus en cet inventaire, dont il est chargé de rendre compte. » Les deux dernières éditions du Dictionnaire de l'Académie (1835 et 1878) écrivent : « héritier sous bénéfice d'inventaire; » mais les précédentes, y compris celle de 1798, donnent, comme la Fontaine, comme les Dictionnaires de Richelet, de Furetière « (héritier) par bénéfice d'inventaire. >> - La Fontaine n'est pas le premier qui ait fait un tel emploi de cette locution. L'Estoile, dans ses Mémoires (tome I, p. 83, édition Petitot, fin de 1573), dit à propos de Jodelle : « Il étoit d'un esprit prompt et inventif, mais paillard, ivrogne, sans aucune crainte de Dieu, qu'il ne croyoit que par bénéfice d'inventaire. >>

4. C'est à Delphes même que l'Impie, dans les diverses fables qu'indique la notice, essaye de tromper ainsi le Dieu.

5. Voyez la fable précédente, vers 10 et vers 27, et la note 9.

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