Page images
PDF
EPUB
[graphic]
[merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][graphic][merged small][merged small][merged small][merged small]

AVERTISSEMENT

C'est un sujet continuel de scandale et de chagrin pour ceux qui aiment les bons livres et les livres bien faits, que de voir avec quelle négligence les auteurs classiques se réimpriment journellement. L'ignorance, l'étourderie, ou le faux jugement des divers éditeurs, y ont successivement introduit des fautes et des altérations de texte, que l'on répète avec une désolante fidélité. On fait plus; on y ajoute chaque fois des fautes nouvelles, et la dernière édition, ordinairement la plus belle de toutes, est souvent aussi la plus mauvaise. Que fallait-il faire pour échapper à ce reproche? Simplement recourir à la dernière édition donnée ou avouée par l'auteur, et la reproduire avec exactitude. C'est ce que nous avons fait pour les Caractères de La Bruyère.

Nous ne voulons pas nous prévaloir d'un soin si facile et si peu méritoire; mais nous devons justifier, par quelques exemples, la sévérité avec laquelle nous venons de parler de ceux qui l'ont négligé.

La Bruyère, écrivain original et hardi, s'est souvent permis des expressions qu'un usage universel n'avait pas encore consacrées; mais il a eu la prudente attention de les souligner: c'était avertir les lecteurs de ses témérités, et s'en justifier par là même. L'aversion des nouveaux typographes pour les lettres italiques les a portés à imprimer ces mêmes mots en caractères ordinaires. Ce changement, qui semble être sans conséquence, fait disparaître chaque fois la trace d'un fait qui n'est pas sans utilité pour l'histoire de notre langue; il nous empêche de connaître à quelle époque tel mot, employé aujourd'hui sans scrupule, n'était encore qu'un néologisme plus ou moins audacieux. Nous avons rétabli partout les caractères italiques.

La Bruyère ne peint pas toujours des caractères; il ne fait pas toujours de ces portraits où l'on doit reconnaître, non pas un individu, mais une espèce. Quelquefois il particularise, et écrit des personnalités, tantôt malignes, tantôt flatteuses. Alors, pour rendre la satire moins directe, ou la louange plus délicate, il use de certains artifices qui ne trompent aucun lecteur: il jette sur son expression,

plutôt que sur sa pensée, certains voiles qui ne cachent aucune vérité. Ce sont ou des lettres initiales, ou des noms tout en blanc, ou des noms antiques pour des noms modernes. Fiers de pouvoir révéler ce que n'ignore personne, nos récents éditeurs, au lieu de mettre en note un éclaircissement inutile, mais innocent, ont altéré le texte de l'auteur, soit en suppléant ce qu'il avait omis à dessein, soit en substituant le nom véritable au nom supposé. Ainsi, quand La Bruyère dit : « Quel besoin a Trophime d'être cardinal? » Bien sûr que ni son siècle, ni la postérité, ne pourront hésiter à reconnaître dans cette phrase le grand homme qu'on s'étonna de ne point voir revêtu de la pourpre romaine, et de qui elle eût reçu plus d'éclat qu'il n'aurait pu en recevoir d'elle, ces éditeurs changent témérairement Trophime en Bénigne; et comme si ce n'était pas assez clair encore, ils écrivent au bas de la page : « Jacques-Bénigne Bossuet, évêque de Meaux. » Mais voici un trait bien plus frappant de cette ridicule manie d'instruire un lecteur qui n'en a que faire en élucidant un auteur qui croyait être assez clair, ou qui ne voulait pas l'être davantage. Dans le chapitre De la Cour, La Bruyère fait une description qui commence par ces mots : « On parle d'une région, etc. » et qui se termine ainsi : « Les gens du pays le nom« ment***; il est à quarante-huit degrés d'élévation du pôle, et « à plus d'onze cents lieues de mer des Iroquois et des Hurons. » Pour le moins éclairé, le moins sagace de tous les lecteurs, l'allégorie est aussi transparente qu'elle est ingénieuse et maligne; nul ne peut douter qu'il ne s'agisse de la résidence royale de France; et chacun, en nommant ce lieu, lorsque l'auteur le tait, peut s'applaudir d'un acte de pénétration qui lui a peu coûté. Que font nos malencontreux éditeurs? Ils impriment en toutes lettres le nom de Versailles, et ils ne s'aperçoivent pas que ce seul nom dénature entièrement le morceau, dont tout l'effet, tout le charme consiste à décrire Versailles, en termes de relation, comme on ferait de quelque ville de l'Afrique ou des Indes occidentales, récemment découverte par les voyageurs, et à nous faire sentir, par cette heureuse fiction, combien les mœurs de ce pays nous sembleraient singulières, bizarres et ridicules, s'il appartenait à un autre continent que l'Europe, à un autre royaume que la France.

Depuis plus d'un siècle, les éditions de La Bruyère sont accompagnées de notes connues sous le nom de clef, qui ont pour objet de désigner ceux des contemporains de l'auteur qu'on prétend lui avoir servi de modèles pour ses portraits de caractères. Nous avons exclu de notre édition ces notes qui nous ont toujours paru une ridicule et odieuse superfluité. Nous allons exposer nos motifs.

Aussitôt que parut le livre de La Bruyère la malignité s'en empara. On crut que chaque caractère était le portrait de quelque person

« PreviousContinue »