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là parfois un désir inavoué de faire preuve de puissance en montrant qu'on peut attirer à soi les supériorités de quelque genre qu'elles soient, — beauté, esprit, talent, science même, la chose est fort possible; mais le résultat n'en est pas moins bon pour tout le monde. Le vulgaire même apprend le prix des distinctions intellectuelles quand il les voit marcher de pair avec le rang et la richesse. Pour être recherché dans le grand monde de Londres, il ne faut qu'avoir quelque côté saillant. Les réunions sont des pique-niques où chacun apporte son plat. Littérateurs, héros, artistes, causeurs surtout, chacun y est le bienvenu s'il fournit un élément de vie à cette masse variée et mobile: aussi la vie y est-elle intense sous un extérieur assez calme.

Dans son aspect matériel le salon anglais accuse un grand laisser aller. Point de symétrie dans l'arrangement du mobilier qui n'a jamais ce caractère homogène et un peu sévère que nous croyons obligatoire pour les grandes habitations. Si riche que soit un salon anglais, il est toujours, plus ou moins, un grand boudoir. Mille objets y trahissent les habitudes journalières. Sauf le luxe des fleurs, il y règne, à fortune égale, beaucoup plus de simplicité qu'à Paris. Hommes et femmes y sont confondus, et on ne voit guère ces groupes. d'habits noirs, faisant face à des parterres de toilettes féminines, qui font le désespoir des maîtresses de maison à Paris. Pourquoi cela? Je ne veux pas accepter une interprétation qui serait blessante pour les Parisiennes, et je trouve l'explication du phénomène dans une circonstance toute matérielle : il est reçu à Londres que les femmes peuvent se tenir debout et causer ainsi, en groupes, soit entre elles, soit avec les hommes, les hommes, en conséquence, s'asseyent quelquefois, à côté des femmes assises. Des jeunes filles, pour qui une longue immobilité est un véritable supplice, ne sont point condamnées à rester sur leurs chaises tandis que des vieillards sont suppliciés dans des embrasures de portes. Les mœurs anglaises admettent qu'une jeune fille puisse, dans une maison honnête et sous les yeux de cent témoins, s'éloigner de sa mère pendant quelques instants: l'homme qui cause avec elle n'est donc pas obligé à ce tour de force qui consiste à être aimable, tout en adaptant sa conversation au goût de deux femmes dont l'une a vingt ans de plus que l'autre.

Je ne sais si j'aurai réussi à rendre l'impression que m'a faite la société anglaise. Une double expérience m'a prouvé combien il est difficile de traduire les mœurs d'un pays de façon à les faire comprendre dans un autre. A Londres, j'ai essayé vingt fois, et sans succès, d'expliquer mille particularités de notre régime actuel. J'ai commenté en vain le discours de M. Rouher au banquet du libre

échange pour démontrer comment une grande nation devait être fière qu'on lui ait fait faire, pour son bien, ce qu'elle ne voulait pas faire; j'ai cherché à raconter les élections du conseil général des DeuxSèvres, celle de M. Plichon, et, enfin, tout le jeu de nos institutions municipales, les Anglais n'y comprenaient rien et me disaient..... je laisse à deviner ce qu'ils me disaient.

III

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J'aurais bien d'autres choses à raconter, bien d'autres réflexions à faire, mais l'espace me manque. En relisant ce que je viens d'écrire, je ne puis me dissimuler que je serai accusé d'optimisme; mais j'ai été au-devant du reproche en acceptant d'avance l'épithète d'anglomane. On me dira que le touriste français qui va à Londres pendant la durée de l'Exposition, quand l'Angleterre tout entière est sur ses gardes, fait un peu un voyage comme celui de Catherine II en Crimée, et que le patriotisme anglais, à l'exemple de Potemkin, sait lui créer des objets factices d'admiration. Il peut y avoir quelque chose de vrai dans cette objection, et j'admets qu'il est difficile de juger avec une sévère impartialité l'hôte qui vous accueille bien. Je reconnais aussi combien mon champ d'observation a été restreint. Je n'ai guère vu en Angleterre que la bonne société, celle que par goût je fréquente dans mon pays. Cependant, comme la bonne société en Angleterre embrasse des conditions de naissance et de fortune très-variées, qu'elle réunit le monde des lettres et des arts à celui de l'aristocratie nobiliaire, j'ai pu voir des hommes de toutes les opinions et de positions très-diverses. Mais je n'ai visité ni les gin-palaces, où, dans l'ivresse la misère s'accouple au vice, ni le quartier de Saint-Giles, ni les rues où s'entassent les Juifs recéleurs et revendeurs de vieux habits, ni les tableaux vivants, ni les tavernes du dernier ordre, ni aucun de ces lieux, enfin, où le chroniqueur français a soin d'accourir dès son arrivée à Londres, afin de gratifier ses lecteurs de descriptions de la grossièreté et des turpitudes britanniques. Il n'est pas besoin, hélas! de passer le détroit pour trouver dans une grande cité des tableaux de ce genre. Je n'ai vu ni la misère de l'Irlande, ni celle plus émouvante encore car elle est supportée sans révolte et sans vengeance des districts manufacturiers; j'ai vu peu de chose, enfin, mais je n'ai parlé que de ce que j'ai vu.

En somme, ce que j'ai observé a provoqué mon admiration. Est-ce à dire que rien ne m'a déplu, et que je n'ai rien trouvé à blâmer? Tant s'en faut; et si j'écrivais en anglais, l'amour-propre de nos voisins ne trouverait pas toujours son compte à mes remarques. Mais

dans quelques pages qui ne peuvent avoir la prétention d'être un tableau de l'Angleterre, ni même un récit complet de voyage, il fallait choisir parmi mes impressions. Il m'a semblé que la portion critique de mes remarques était celle que je pouvais supprimer avec le moins d'inconvénient. Elle aurait peu appris à mes lecteurs ce terrain-là a été exploité par la plupart des correspondances de Londres jusqu'aux dernières limites de l'absurdité et du mauvais goût. J'ai voulu surtout protester contre de certaines notions très-fausses, mais très-généralement répandues chez nous sur la société anglaise, sur la considération qu'y procure la richesse, sur le rang qu'y occupe le talent, et sur la forme toute particulière qu'y revêt le sentiment aristocratique. J'ai été trop heureux que mes observations me fournissent à moi-même la confirmation de la théorie que me suggérait ma raison pour ne pas désirer les publier. Il me répugnait d'admettre que la liberté politique pût être dans une nation une chose à part, ne s'incorporant et ne se reliant à aucune autre une pièce brillante, mais isolée, dans une mosaïque sociale, une liberté, en un mot, compatible avec toutes les servitudes. Trop de gens, en France, ont intérêt à nous le faire croire. Il m'était aussi difficile de comprendre que le principe du libre examen pût avoir pour fruit le cant religieux, et un pays où la diversité des croyances est passée en proverbe me semblait devoir forcément être jusqu'à un certain point tolérant, car c'est le désir ou la nécessité d'arriver à l'uniformité qui produit l'hypocrisie en toutes choses. J'ai vu avec plaisir, dis-je, que les sociétés sont plus logiques qu'on ne veut bien le dire, et que la liberté, qui peut le plus, peut aussi le moins. J'ai compris que ce n'était pas seulement là une déesse immortelle, mais stérile, que c'était aussi une mère vigilante et féconde dirigeant les travaux, et se mêlant même aux plaisirs de ses enfants. J'ai compris, en un mot, qu'un peuple en prenant pour souverain bien la liberté choisit la bonne part, et que tout le reste lui est donné par surcroît.

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Le neuvième volume de la Correspondance de Napoléon 1er contient une lettre datée du camp de Boulogne, où il dit : « Je suis baraqué sur le bord de l'Océan, où d'un coup d'œil il est facile de mesurer la distance qui nous sépare de l'Angleterre. » La distance matérielle est, en effet, facile à mesurer, et il n'est pas besoin d'être un grand homme pour cela. On raconte que, lorsqu'en 1688 la flotte de Guillaume enfila le détroit pour gagner les côtes du Devonshire, les vaisseaux placés à l'extrême droite et ceux placés à l'extrême gauche de son escadre saluèrent en même temps, ceux-ci les forts de la rive française, ceux-là les citadelles de l'Angleterre. Il est possible même que l'étroit espace soit facile à franchir dans le sens où l'entendait le

Tome X.

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rêveur ambitieux du camp de Boulogne. Mais il n'est pas donné à tout le monde, et moins aux conquérants qu'à personne, de comprendre tout ce qui nous sépare de l'Angleterre. Ce n'est pas seulement l'Océan qui lui sert de rempart. Bien mieux que lui, la liberté l'entoure et la protége. C'est un abîme aussi qui a comme lui des gouffres insondables et de terribles colères; comme lui, la liberté engloutit parfois ceux qui ont voulu se servir d'elle pour aborder où les poussait leur ambition; ses émanations rudes, mais salutaires, offensent les poitrines débiles, mais c'est sa vague puissante et assouplie qui porte aujourd'hui aux extrémités du monde la grandeur du nom anglais, et l'on sent que c'est dans son flot réparateur que l'on se plonge, quand, pour me servir de l'expression hardie d'un de nos plus éloquents écrivains, on va prendre un bain de vie dans la libre Angleterre.

HORACE DE LAGARDIE.

La grande maison de librairie Clarks, d'Édimbourg, prépare une traduction anglaise de l'Essai de philosophie religieuse de M. Émile Saisset. L'auteur est sir William Alexander, de l'Université d'Oxford.

CHRONIQUE POLITIQUE

8 août 1862.

Si notre situation intérieure ne présente en ce moment que fort peu d'événements qui méritent de fixer l'attention, elle offre, en revanche, plus d'un symptôme intéressant et curieux pour ceux qui savent observer. On commence à se préoccuper de l'avenir; on essaye des combinaisons nouvelles; il se fait de tous côtés des rapprochements, des préparatifs dont les plus bruyants ne sont pas les plus sérieux. On songe à inspecter d'avance le champ de bataille électoral. L'opinion publique, depuis longtemps désarmée de ses garanties les plus essentielles, démoralisée par toutes les violences qu'elle a subies dans le cours de nos vicissitudes, par le mutisme prolongé auquel elle a été condamnée, par le souvenir de ses propres défaillances, demeure encore dans un état apparent d'inertie et de résignation, comme si elle était effrayée d'avoir osé donner cet hiver quelques faibles signes de vie; mais l'on se tromperait étrangement si l'on prenait son silence pour une abdication définitive, ou sa stupeur pour une approbation. Elle ne sait encore protester qu'à la manière des faibles, par une attitude immobile et passive; mais peut-être le jour n'est-il pas loin où elle ne parlera plus à voix basse, et saura se faire entendre de tout le monde. Il n'est déjà plus besoin d'avoir l'oreille bien fine pour saisir son timide monologue pour lui entendre, par exemple, murmurer son humble avis sur l'expédition du Mexique. Qui ne sait à quoi s'en tenir là-dessus, même parmi ceux qui sont les plus intéressés à mé– connaître cet avertissement? Oui, le public est passé aujourd'hui à l'état de spectateur inerte et interdit d'événements dans lesquels il prétendait autrefois être acteur et juge; mais il les suit d'un regard inquiet, ce qui ne lui arrivait plus depuis longtemps. Il assiste avec un ébahissement quelque peu naïf à certains essais qu'il ne comprend pas très-bien et à certaines évolutions qu'il craint de trop bien comprendre. Ainsi on aurait peine à lui persuader que la formidable

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