Page images
PDF
EPUB

c'est celui de Catulle, de Tibulle, de Properce, d'Ovide. Horace en fit des emplois remarquables. En l'introduisant dans la poésie française, c'était réellement l'élégie lyrique que créait André Chénier.

Si maintenant nous examinons la construction intime des vers, nous toucherons à une innovation qui fut une révolution dans l'art. En lisant les vers grecs, on est frappé de la liberté du poëte au milieu de tant de règles prosodiques. Tout en rangeant, coordonnant les mots selon les lois voulues, il reste libre de développer sa pensée, de la suspendre, de l'arrêter soudain dans un brusque repos, sans être astreint à faire coïncider une harmonie immuable, qui se reproduit presque la même à chaque vers, avec l'harmonie complexe et multiple de la pensée, qui n'admet d'autres lois que celles du génie.

Le seizième siècle avait introduit ce libre système dans la poésie française; mais le dix-septième, qui fit en tout triompher le principe d'autorité, proscrivit cette liberté ou ne la toléra que sous le nom de licence. C'est à cette licence cependant que la poésie dramatique dut, au dix-septième siècle, ses plus saisissants et ses plus puissants effets. Au surplus, en dehors du théâtre, la Fontaine protestait. Le dixhuitième siècle continua les errements du dix-septième. Cependant Voltaire, qui certes n'était pas lyrique, mais qui avait le goût sûr en toutes choses, sentait et disait que

[ocr errors][merged small][merged small]

En rompant la mesure, Chénier fit une révolution dans l'art et légitima les poétiques efforts du seizième siècle. C'est dans cette voie de complète liberté que le dix-neuvième siècle a suivi le jeune maître. Jusqu'alors la science de la prose avait dépassé celle de la poésie. Le vers d'André Chénier, et le vers moderne, plus savant encore, ont des secrets inconnus à la prose la plus concise et le plus serrée.

Après les questions diverses que nous avons soulevées, nous devons enfin conclure.

Il serait difficile de définir exactement le rang qu'occupe André Chénier dans la littérature française. Comme les dieux, les poëtes ne veulent pas être comparés entre eux. Au sommet du Parnasse peut trôner majestueusement un Homère; mais au-dessous les rangs se confondent. Cependant les poëtes modernes révèrent André Chénier et célèbrent en lui le premier pontife d'un art nouveau; son nom a retenti sur toutes les jeunes lyres de ce siècle, et l'on pourrait dire de lui ce qu'un ancien disait d'un poëte mortellement frappé, comme

André, à la fleur de l'âge : « Uranie enfanta Linus, ce fils bien-aimé, que, parmi les mortels, aèdes et joueurs de cithare, tous, pleurent dans les festins et dans les choeurs, invoquant Linus au commencement et à la fin de leurs chants. >>

André est de la famille des Théocrite, des Virgile, des Horace, des Racine, des La Fontaine, et désormais CLASSIQUE Comme eux. Le temps ne détruira rien du monument qu'il a laissé inachevé; on en rassemblera les moindres fragments, et partout on recherchera les traces de ce jeune et puissant génie.

La plus belle espérance de la poésie française est dans ce lyrisme que nous avons vu s'introduire insensiblement dans le génie d'André. Déjà le dix-neuvième siècle s'est ardemment élancé dans cette voie nouvelle; ses pas marqués en avant attestent que, s'il n'a pas atteint le but, il s'en est du moins rapproché. La langue française brisée, ployée à tous les rhythmes, à tous les modes, a acquis cette merveilleuse souplesse que jusqu'alors possédait seule la langue grecque. Moins harmonieuse, elle est faite pour les hommes du Nord. Le lyrisme l'a fécondée, et toute l'Europe la parle. N'est-ce pas dire qu'au moment où toute l'Europe frissonne du désir de la liberté, on peut espérer qu'un poëte, l'égal de Pindare, surgissant du sol français, pénétrant l'esprit de l'histoire, comme Pindare l'esprit des fables, semant la fraternité au milieu de toutes les races affranchies, saura, par le prestige de la poésie, les entraîner vers le but idéal de l'humanité? Et, même au milieu de cette grande époque démocratique et littéraire que déjà nous pouvons entrevoir, et qui aura ses heures difficiles, le souvenir d'André Chénier ne sera point inutile, car, si un jour le despotisme des Césars ou des Collot-d'Herbois s'appesantissait encore sur l'Europe, il rappellerait au poëte que son devoir est de défendre les lois, et qu'il trouve souvent ses plus belles inspirations au pied de l'échafaud, en mourant pour la liberté.

BECO DE FOUQUIÈRES.

LE

CAPITAINE FRACASSE'

VIII

LES CHOSES SE COMPLIQUENT.

Bellombre, le lendemain de la représentation, tira Blazius à part et desserrant les cordons d'une longue bourse de cuir en fit couler dans sa main comme d'une corne d'abondance cent belles pistoles qu'il rangea en pile à la grande admiration du Pédant qui restait contemplatif devant ce trésor étalé, roulant des yeux pleins de lubricité métallique.

[ocr errors]

Avec un geste superbe, Bellombre enleva les pistoles d'un seul coup et les plaqua dans la paume de son vieil ami. Tu penses bien, dit-il, que je ne déploie pas cette monnaie pour irriter et titiller tes convoitises à la mode de Tantale. Prends cet argent sans scrupule. Je te le donne ou te le prête si tes fiertés se hérissent à l'idée de recevoir un régal d'un ancien camarade. L'argent est le nerf de la guerre, de l'amour et du théâtre. D'ailleurs ces pièces, étant faites pour rouler vu quelles sont rondes, s'ennuyent de rester couchées à plat dans l'ombre de cette escarcelle où, à la longue elles se couvriraient de barbe, rouille et fongosités. Ici je ne dépense rien, vivant à la rustique et tétant la mamelle de la terre, nourrice des humains. Donc cette somme ne me fera pas faute.

Ne trouvant rien à répondre à cette rhétorique, Blazius empocha les pistoles et donna une cordiale accolade à Bellombre. L'œil vairon du Pédant brillait plus que de coutume entre ses paupières clignotantes. La lumière s'y baignait dans une larme, et les efforts que le vieil histrion faisait pour retenir cette perle de reconnaissance imprimaient à ses sourcils en broussailles les mouvements les plus comiques. Tantôt ils remontaient jusqu'au milieu du front parmi un re

1. Voir les 28, 29, 30, 31°, 34° et 35 livraisons.

flux de rides plissées, tantôt ils s'abaissaient presque jusqu'à voiler le regard. Ces manœuvres n'empêchèrent cependant pas la larme de sc détacher et de rouler le long d'un nez chauffé au rouge cerise par les libations de la veille, sur la paroi duquel elle s'évapora.

Décidément, le vent de mauvaise fortune qui soufflait sur la troupe avait changé. La recette de la représentation jointe aux pistoles de Bellombre formait un total assez rondelet, car aux victuailles se trouvaient mêlées une certaine quantité de monnaies, et le chariot de Thespis, si dénué naguère, était maintenant grassement avitaillé. Pour ne pas faire les choses à demi, le généreux Bellombre prêta aux comédiens deux robustes chevaux de labour, harnachés fort proprement avec colliers peinturlurés et clarinés de grelots qui tintinnabulaient le plus agréablement du monde au pas ferme et régulier de ces braves bêtes.

Nos comédiens reconfortés et gaillards firent donc à Poitiers une entrée non pas si magnifique que celle d'Alexandre en Babylone, mais assez majestueuse encore. Le garçon qui devait ramener les chevaux se tenait à leur tête et modérait leur allure, car ils hâtaient le pas, subodorant de loin le chaud parfum de l'écurie. A travers les rues tortueuses de la ville, sur le pavé raboteux les roues grondaient, les fers sonnaient, avec un bruit gai qui attirait le monde aux fenêtres et devant la porte de l'auberge, pour se faire ouvrir, le conducteur exécuta une joyeuse mousquetade de coups de fouet à laquelle les bêtes répondirent par de brusques frissons qui mirent en branle le carillon de leurs sonnettes.

Cela ne ressemblait pas à la façon piteuse, misérable et furtive dont les comédiens abordaient naguère les plus maussades bouchons. Aussi l'hôtellier des Armes de France comprit-il à ce triomphant vacarme que les nouveaux venus avaient de l'argent et courut-il luimême ouvrir à deux battants la porte charretière.

L'Hôtel des Armes de France était la plus belle auberge de Poitiers et celle où s'arrêtaient volontiers les voyageurs bien nés et riches. La cour où pénétra le chariot avait fort bon air. Des bâtiments très-propres l'entouraient, ornés sur leur quatre façades d'un balcon couvert ou corridor en applique et soutenu par des potences de fer, disposition commode permettant d'accéder aux chambres dont les fenêtres prenaient jour à l'extérieur et facilitant le service des laquais. Au fond de la cour une arcade s'ouvrait, donnant passage sur les communs, cuisines, écuries et hangars.

Un air de prospérité régnait sur tout cela. Récemment crépies, les murailles égayaient l'œil; le bois des rampes, les balustres des galeries n'avaient pas un grain de poussière. Les tuiles neuves dont les cannelures conservaient encore quelques minces filets de neige, brillaient gaiement au soleil d'hiver avec leur teinte d'un rouge vif. Des cheminées montaient en spirale des fumées de bon augure. Au bas du perron, son bonnet à la main, se tenait l'aubergiste gaillard de vaste corpulence, faisant l'éloge de sa cuisine par les trois plis de son menton, et celui de son cellier par la belle teinte pourpre de sa face qui semblait frottée de mûres comme le masque de Silène, ce bon ivrogne précepteur de Bacchus. Un sourire qui allait de l'une à l'autre oreille ballonnait ses grasses joues et rapetissait ses yeux narquois dont l'angle externe disparaissait dans une patte d'oie de rides facétieuses. Il était si frais, si gras, si vermeil, si ragoûtant, si bien à point qu'il donnait envie de le mettre à la broche et le manger arrosé de son propre jus!

Quand il vit le Tyran qu'il connaissait de longue date et savait bonne paie, sa belle humeur redoubla, car les comédiens attirent du monde et les jeunes gens de la ville se mettent en dépense de collations, festins, soupers et autres régals pour traiter les actrices et gagner les bonnes grâces de ces coquettes par friandises, vins fins, dragées, confitures et telles menues délicatesses.

Quelle bonne chance vous amène? seigneur Hérode, dit l'hôtelier, il y a longtemps qu'on ne vous a vu aux Armes de France.

- C'est vrai, répondit le Tyran, mais il ne faut pas toujours faire ses singeries sur la même place. Les spectateurs finissent par connaître tous vos tours et les exécuteraient eux-mêmes. Un peu d'absence est nécessaire. L'oublié vaut le neuf. Y a-t-il, en ce moment, beaucoup de noblesse à Poitiers?

Beaucoup, seigneur Hérode, les chasses sont finies et l'on ne sait que faire. On ne peut pas toujours manger et boire. Vous aurez du monde.

-Alors, dit le Tyran, faites apporter les clefs de sept ou huit chambres, ôter de la broche trois ou quatre chapons, retirer de derrière les fagots une douzaine de bouteilles de ce petit vin que vous savez et répandez par la ville ce bruit que l'illustre troupe du seigneur Hérode est débarquée aux Armes de France avec un nouveau répertoire, se proposant de donner plusieurs représentations.

Pendant que le Tyran et l'aubergiste dialoguaient de la sorte, les

« PreviousContinue »