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la quakeresse, avait ouvert la porte de la maison, et lancé sur Martha ce tiers importun qui l'avait terrifiée,

J'avais peu de goût pour le quaker, mais je ne pus m'empêcher d'admirer sa fermeté et sa douceur. Loin d'avoir peur du chien, il l'appela, et tirant de sa poche un morceau de sucre, il l'offrit à l'animal, qui se laissa aisément séduire et caresser.

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Ami, dit le saint homme, parlant au chien qui le regardait en remuant la queue, tu es venu me troubler au moment le plus doux de ma vie; un autre que moi t'aurait battu ou tué, il en aurait eu le droit; je te montrerai la différence qu'il y a entre un quaker et le commun des hommes. Pour toute vengeance, je me contenterai de te donner un vilain nom.

Sur quoi, flattant le chien, qui sautait après lui pour obtenir un nouveau morceau de sucre, maître Seth conduisit poliment l'animal jusqu'à la porte; puis tout à coup fermant la grille, il cria à pleins poumons: Chien enragé! chien enragé!

En un clin d'œil il n'y eut plus de bottes aux fenêtres; des milliers de têles regardaient et menaçaient l'ennemi; pierres, bâtons, meubles pleuvaient comme grêle sur la bête; un coup de feu l'abattit avant qu'elle fût au bout de la rue; elle tomba, pour ne plus se relever, en poussant un hurlement qui me retentit au fond du cœur. Furieux, je pris Seth au collet, et je le jetai à la porte.

Misérable, lui dis-je, je ne sais qui me retient de crier : Quaker enragé, pour te faire assommer comme ce pauvre animal.

- Ami Daniel, répondit maître Seth en ramassant son chapeau, je te retrouverai.

Et il partit froidement.

Montez à votre chambre, mademoiselle, dis-je à Martha. Que faisiez-vous à cette heure dans le jardin ?

Mon Dieu, monsieur, dit-elle en sanglotant, je ne faisais pas de mal; je cherchais un gendre pour ma mère !

J'étouffais de colère: Ah! m'écriai-je, combien de gens se disent et peut-être se croient vertueux, qui font comme ce lâche hypocrite! On s'admire comme un honnête homme et comme un saint parce qu'on ne touche pas son ennemi, mais on s'en débarrasse en lui donnant un vilain nom. Calomnie! calomnie! tu n'es que la forme de l'assassinat chez les peuples qui font vanité de leur civilisation. Honte aux misérables qui se servent de cette arme empoisonnée, ne fût-ce que pour tuer un pauvre chien !

Fatigué de mon éloquence solitaire, je me couchai, mais non pas sans songer à la triste journée que me promettaient pour le lendemain les premiers plaisirs du sabbat naissant. Combien je regrettais la franche gaieté des dimanches parisiens! Français, m'écriai-je, peuple aimable, laisse des nations grossières se glorifier de leur industrie fiévreuse et de leur fatigante liberté. Chasse loin de toi ces rêveurs mélancoliques, qui, si tu les écoutais, feraient de toi le rival de l'Anglais et de l'Américain. Ami du vin, de la gloire et des belles, ton lot est le meilleur. Laisse l'empire du monde à ces travailleurs blafards qui prennent la vie au sérieux; garde ton incorrigible et charmante légèreté. Amuse-toi, Français; fais la guerre et l'amour; oublie le monde et la politique; si tu réfléchissais, tu ne* rirais plus.

RENÉ LEFEBVRE.

(La suite prochainement.)

ANDRÉ CHÉNIER

SA VIE ET SES EUVRES'.

1

André Chénier a eu, sur la littérature de notre époque, une influence déjà maintes fois signalée; aussi, avant de retracer les événements auxquels il fut mêlé, comme poëte et comme citoyen, est-il important de rechercher dans le passé quelles causes générales contribuèrent au développement de son génie. Ce sera en quelque sorte découvrir le secret de la renaissance de la poésie française au dixneuvième siècle, que de montrer le vieil Homère guidant le premier pontife de cet art nouveau dans les retraites des Muses et des Grâces. Et, puisque les époques de l'esprit humain s'enchaînent les unes dans les autres, nous devrons examiner en même temps quel est le lien intime qui unit André Chénier au seizième et au dix-septième siècle, et comment il avait sa place marquée dans l'histoire de la littérature française.

Il nous semble qu'on caractériserait nettement la tentative littéraire d'André Chénier en disant qu'au dix-huitième siècle, pour ranimer la poésie, qui dans son immortalité ne plaît aux hommes que par un rajeunissement perpétuel, il fallait, sévèrement averti par Malherbe et Boileau, renouveler la tentative de Ronsard avec le goût pur de Racine; c'est-à-dire, importer dans la poésie française les qualités de lyrisme, de grâce, de mollesse, de liberté, inhérentes à la poésie grecque; en savoir discerner les véritables richesses; surtout chercher et retrouver, dans la langue nationale, tous les éléments nécessaires pour atteindre à la beauté, à la pureté, à la sensibilité de l'art hellénique, sans forcer les lèvres françaises à parler une langue morte avec les pensées et les mœurs d'un autre âge.

En effet, sur André Chénier, s'exercent deux influences constantes et également puissantes : celle des littératures antiques et celle de la littérature française.

1. Cette étude fera partie d'une édition critique des poésies d'André Chénier, que M. Becq de Fouquières prépare depuis longtemps, et que nous publierons prochainement.

C'est Homère qui, le premier, du haut de son Olympe poétique, lui verse la sainte inspiration. Homère domine l'œuvre d'André et la pénètre jusque dans ses replis les plus cachés. Les beautés franches et les grâces naïves, tantôt coulent abondamment comme de la bouche même de l'aveugle divin, tantôt, plus adoucies et plus molles, se répandent, non plus comme les flots d'une mer retentissante, mais comme les eaux pures d'un Mincius, au milieu d'ombrages charmés, avec des murmures aussi doux que les soupirs de la nymphe Arethuse. C'est ainsi que le grand art d'Homère envahit brusquement le sein du poëte, ou s'y insinue par l'art savant et perfectionné de Virgile et de Théocrite. Si, dans d'autres genres encore, André cherche à se rapprocher d'Horace, son émule chez les Latins, de Catulle, de Tibulle, d'Ovide, de Properce, c'est qu'il reconnaît en eux la forte empreinte d'une poésie grecque, lyrique et élégiaque, dont ils ont recueilli les débris, et qui, elle-même, avait subi l'influence homérique. C'est là, au sein même de la poésie latine, qu'il retrouve un art grec, oublié, perdu, dont l'école alexandrine avait distillé la fleur, art tout de grâce, de molle passion, de sentiments choisis. Il se plaît à recomposer une anthologie, qu'il ne recueille pas ainsi que Méléagre, mais qu'il imagine, qu'il crée, mettant, comme un sourire, toutes les délicatesses helléniques aux lèvres de la poésie française rajeunie.

Pénétré d'Homère, de Pindare, de Théocrite, André Chénier a su plier aux grâces ioniennes et doriennes la langue à laquelle étaient restés fièrement fidèles Rabelais, Amyot, Corneille, Pascal et la Fontaine. Son but constant, son ambition était, tout en s'inspirant de l'indulgente philosophie d'Horace et, parfois, du chant rêveur de Virgile, de contraindre les Muses françaises à allier, aux suaves accents de Racine, le naturel et l'ample grandeur d'Homère, ainsi que la poétique simplicité de Théocrite.

Si André n'a pas atteint jusqu'au poëte thébain, si, comme inspiration lyrique, il n'est pas allé au delà d'Horace, en ajoutant toutefois à sa lyre la corde indignée d'Archiloque, il faut reconnaître, ce que nous démontrerons amplement plus loin, que sa Muse s'essaye à ce vol hardi, et que la poésie française lyrique et élégiaque au seizième siècle, dramatique et didactique au dix-septième, tend, avec André Chénier, à redevenir ce qu'elle sera de plus en plus, élégiaque et surtout lyrique.

De ces influences que nous venons de signaler, il n'en est pas une qu'André n'ait volontairement et librement recherchée. La belle forme antique est, pour ainsi dire, un moule qu'il prépare aux pensers nouveaux qu'il veut y verser et y fondre. Mais, si nous le voyons, à tous les instants de sa carrière poétique, préoccupé d'atteindre à la

pureté de l'art grec, nous le voyons aussi rassembler avec soin toutes les ressouces que peuvent offrir la langue et l'esprit francais.

André Chénier ne se fait l'imitateur des anciens que pour devenir leur rival. Tableaux, pensées, sentiments, il s'empare de tout, cherchant, poëte français, à les vaincre, du moins à les égaler, sur leur propre terrain. Si Homère, Théocrite, Virgile, Horace, n'avaient eu à lui apprendre la langue, la diction poétique, à l'initier à ce qu'il y a de plus difficile, de plus exquis, de plus délicat dans tous les arts, à la forme, peut-être ne leur eût-il donné qu'une attention d'érudit, sachant bien, lui, philosophe et moraliste, que sciences, mœurs, coutumes, tout a changé depuis l'antiquité, et que désormais la lyre ne doit prêter ses accords qu'à des pensers nouveaux.

Dans chaque genre qu'il aborde, sa préoccupation constante est donc, contrairement à ce qu'on a pu croire dans le principe, de se dégager des anciens, à mesure que, dans les luttes qu'il leur livre, il sent ses reins s'assouplir et ses forces s'accroître. C'est pourquoi il ne faut point voir dans la tentative d'André Chénier une renaissance gréco-latine; c'est véritablement une renaissance française, conséquence des seizième et dix-septième siècles, avec cette différence que le seizième siècle avait vu la Grèce à travers l'afféterie italienne, le dix-septième, à travers le faste de Louis XIV, tandis qu'André Chénier a, dans l'âme de sa mère, respiré la Grèce tout entière; il parle la même langue que Racine, mais trempée d'une grâce byzantine, attique même, naturelle et innée, et dans laquelle se fondent heureusement l'ingéniosité grecque et la franchise gauloise.

Tandis qu'on croit sa pensée errante aux bords de l'Eurotas, elle est aux rives de la Seine. Disciple studieux de nos grands siècles littéraires, il poursuit dans ses changements, dans ses progrès, dans ses appauvrissements, notre vieille langue nationale, à laquelle il veut faire honneur. Toutefois, c'est surtout dans les prosateurs, dans Montaigne, dans Amyot, dans Rabelais', qu'il la recherche et qu'il l'étudie. Il en reçoit une influence semblable à celle qu'en reçut Régnier, dont il se rapprochera par l'énergie, tandis que, par l'harmonie, il se rapprochera plutôt de Malherbe, fondant ces deux langues, si l'on peut parler ainsi, dans une langue nouvelle, fécondée par le lyrisme grec et plus élevée d'un ton. Quant à la poésie antérieure,

1. André avait lu Rabelais en poëte; il comprenait certainement toute sa portée philosophique et littéraire. M. Sainte-Beuve, Portr. litt., nous en a transmis un témoignage. «M. Piscatory père, qui a connu André Chénier avant la révolution, l'a un jour entendu causer avec feu et se développer sur Rabelais. Ce qu'il en disait a laissé dans l'esprit de M. Piscatory une impression singulière de nouveauté et d'éloquence. »

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