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Coppet et Weimar. Madame de Staël et la grande-duchesse Louise, par l'auteur des Souvenirs de madame Récamier. - Paris, 1862; 1 vol. in-8°.

Voici un livre aimable qui, sans ajouter beaucoup à la gloire de madame de Staël, a du moins le mérite de rajeunir un nom trop oublié. Il en est du souvenir des grands hommes comme d'un portrait de famille que les années effacent, si quelque main pieuse n'enlève la rouille de l'âge, et ne nous rend une belle figure dans sa fraîcheur originelle et sa première beauté. L'auteur des Souvenirs de madame Récamier a tout ce qu'il faut pour réussir dans cette œuvre qui demande une main délicate, et l'amour du modèle. Madame de Staël revit dans ces Mémoires; on la voit, on l'entend. « Je suis, écrit-elle à madame Récamier, je suis une personne avec laquelle on ne peut vivre, non que je sois despotique ou amère, mais je semble à tout le monde quelque chose d'étrange qui vaut mieux et moins que le cours habituel de la vie; enfin, comme vous êtes plus jeune que moi, que votre esprit comprend tout, quand je ne serai plus vous raconterez tout cela avec un sentiment de bienveillance qui l'expliquera '. » Ce legs fait à une amie, l'héritière de madame Récamier l'a accepté; on ne lira pas son livre sans mieux comprendre et mieux aimer madame de Staël.

Du reste, ces Mémoires viennent à propos. Il y a, ce semble, dans l'opinion un retour vers ce groupe politique et littéraire qui sous le Consulat refusa de plier comme le reste, défendit la liberté mourante, au risque de l'exil, et maintint jusqu'au bout l'indépendance et les droits de la pensée. Daunou, Chénier, Benjamin Constant, Lafayette ne sont plus ces idéologues que dénonçait le maître, et que le Moniteur insultait. De l'empire, tout a péri, hormis les idées de cette poignée d'hommes à qui les événements ont donné raison. Madame de Staël a été l'âme de ce parti vivace; elle en a été aussi le

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martyr. Rien ne manque à sa gloire, non pas même ces épreuves qui n'abattent que la faiblesse. En exilant la fille de Necker, l'empereur lui a fait une place dans l'histoire. L'auteur de l'Allemagne y représente l'éternelle protestation de la pensée contre la force. Cette femme que la police traque de ville en ville, ce n'est pas une grande dame mécontente qui traîne son ennui par toute l'Europe, c'est une victime qui souffre en réclamant le droit de tous, et qui par ses souffrances mêmes empêche qu'on ne prescrive contre la liberté.

Cet exil qui dura de 1803 à 1814, cette triste odyssée de madame de Staël, fait le sujet de Coppet et Weimar. L'auteur ne nous dit rien de la jeunesse de madame de Staël; il nous introduit de plein saut dans cette petite cour de Saxe, dans ce grand château que la duchesse Amélie a transformé en une nouvelle Athènes, mais Athènes germanique où l'on repousse les modes françaises de Berlin, où l'on veut être Allemand avant tout. Dès l'année 1775, le fils de la duchesse Amélie, l'élève de Wieland, le duc Charles-Auguste, a fait de Goethe son ami; il l'a appelé près de lui, l'a anobli, lui a donné l'indépendance et la fortune, et se plaît à partager avec lui le soin de son petit empire. Autour de Goethe et de Wieland se sont groupés Herder, Schiller, Bottiger, Knebel; l'Allemagne tout entière a les yeux fixés sur cette cour aimable, où le duc, sa mère, et sa femme, la princesse Louise, ne semblent occupés qu'à encourager les lettres et les arts. Weimar est devenu grand par ses princes. C'est Ferrare avec moins de richesse et d'élégance, mais avec un goût plus pur, et un sentiment plus élevé de la nature et de l'art.

C'est dans cet asile heureux qu'arrive, à la fin de 1803, madame de Staël chassée de France, au moment où l'on étouffe les dernières voix qui murmuraient encore au Tribunat. J'ai déjà raconté les causes de cet exil', j'ai dit aussi quel effroi comique la présence de la philosophe française causa à Schiller et à Goethe. Pour nous raconter cet amusant imbroglio, l'auteur de Coppet et Weimar a puisé aux mêmes sources, c'est-à-dire dans la correspondance des deux amis. Son récit est agréable et bien fait. J'ai retrouvé quelques documents peu connus en France, et qui permettront d'achever le tableau. Mon autorité principale est Henriette de Knebel, dont les lettres

1. Benjamin Constant, 6o partie. Revue Nationale, t. VI, p. 495. Je reprendrai prochainement cette étude, interrompue par mes devoirs de professeur, et pour laquelle j'ai réuni de nombreux matériaux.

ont été publiées en 1858'. Henriette de Knebel était gouvernante de la fille de Charles-Auguste, la petite princesse Caroline, qui plus tard mariée au duc de Mecklembourg-Schwerin, devint la mère de madame la duchesse d'Orléans. Henriette a assisté à toutes les réceptions où a paru madame de Staël; c'est l'opinion de la cour qu'elle nous donne jour par jour. La sœur de Knebel est un esprit naïf et enthousiaste; mais chez elle la bienveillance n'exclut ni la réflexion ni la finesse; on ne peut désirer un meilleur témoin. Si l'on compare ce que madame de Staël a écrit sur Weimar 2 et ce que dit mademoiselle de Knebel, on verra avec quelle franchise madame de Staël rend les impressions qu'elle a éprouvées en Allemagne, et avec quelle sûreté Henriette a deviné la pensée de l'observateur.

C'est le 14 décembre 1803 que madame de Staël entre à Weimar, Goethe se cache à léna; Herder est à l'agonie; il meurt le 18; toute la cour est en deuil au moment où l'on reçoit la grande dame qui vient de Paris. Henriette écrit à son frère, retiré à Ilmenau :

Weimar, vendredi 23 décembre 1803.

« Herder a été enterré avant-hier, à neuf heures du soir..... La duchesse mère (la princesse Amélie) me fend le cœur. Elle ne se croyait point appelée à cette épreuve. Notre duchesse (la princesse Louise) se montre impassible comme l'éternel destin; mais petite princesse dit que sa mère est fortement touchée, et qu'elle a pleuré dans le tête-à-tête. Madame de Staël ne doit s'apercevoir de rien; la duchesse se laisse séduire et électriser par tant de vivacité. Je ne reproche point à la duchesse d'avoir du goût pour tant d'esprit et un si beau talent de parole; mais certainement madame de Staël ne trouverait pas mauvais que la princesse montrât plus de sensibilité. Le duc aussi est charmé de madame de Staël ; il lui semble entendre un homme de génie, tant le langage de cette dame est vif, juste, profond. Je ne peux pas t'en dire beaucoup à ce sujet; elle ne s'adresse qu'aux grands personnages, et je ne puis saisir que quelques mots..... Elle attend beaucoup de Goethe; nous verrons. L'Eugénie lui a fort déplu, sauf quelques passages. Elle dit qu'à Paris on n'aurait pas laissé finir le premier acte. Goethe ne peut se décider à venir. Il a écrit aux Schiller qu'il aimerait mieux qu'on l'enterrât avec Herder. Je ne crois pas cependant que madame de Staël puisse lui dé

1. Aus K. L. Von Knebel Briefwechsel mir seiner Schwester Henriette. Jena 1858, un vol. in-8°.

2. De l'Allemagne, part. I, ch. xv.

3. Prinzesschen, c'est le nom d'amitié qu'Henriette donne à son élève, la princesse Caroline.

4. Eugénie ou la Fille naturelle, pièce qu'on venait de représenter à Weimar, en décembre 1803, et que Goethe a tirée des Mémoires de la fameuse Stéphanie de Bourbon-Conti.

plaire. Elle n'a rien de précieux ni de pédant (ce qui souvent est le vice fatal de nos femmes savantes), rien d'exagéré ni d'incomplet. Chez elle tout est bon et beau. Personne n'est moins gênant, sa société ne peut donc être qu'agréable. »>

Weimar, mardi 3 janvier 1804.

<< La conversation de madame de Staël est en vérité la chose la plus rare que j'aie jamais entendue. C'est un mélange de douceur et de force, qui est la vraie marque du talent; rien de tranchant, rien de ce ton décidé qui détruit le charme de la femme; point de coquetterie, point de nonchalance affectée, et cependant personne ne sait mieux céder. Sa parole anime et ne fatigue jamais. Le premier jour, soit indolence, soit étonnement, on s'approchait d'elle avec quelque embarras. Maintenant on se sent entraîné, la gêne intérieure s'évanouit. J'ai observé cet effet sur la duchesse. Te rendre la conversation de madame de Staël me serait difficile. C'est toujours son sentiment qu'elle exprime; mais c'est aussi le nôtre, et peut-être mieux rendu. Elle ne vous attire pas, on va à elle. De Bonaparte qu'elle n'aime point, elle parle avec esprit et justice. Elle disait dernièrement qu'il avait pris Charles-Quint' pour modèle, mais qu'elle trouvait cette différence que Charles V voulait devancer son siècle et que Bonaparte voulait (faire) reculer le sien. Elle est très-mécontente de l'organisation des écoles françaises, et comme elle ne peut souffrir la religion catholique, elle dit que de tous les enfants on fera des bigots.....

<< Il y a ici un vieil émigré français, le comte F., personnage insipide, qui, je ne sais comment, s'est accroché aux cours allemandes. Hier, comme nous revenions de Marie Stuart, il a commencé avec madame de Staël une discussion religieuse que je voudrais bien te répéter. Mais comment faire, puisque je ne suis pas madame de Staël! Comment retrouver cette mesure de fine plaisanterie sans amertume, ce goût parfait qui sans rendre l'homme ni le sujet ridicules, faisait sourire tous ceux qui écoutaient.....

<< Elle est restée peu de temps avec nous et avec le duc, mais elle nous a promis de revenir bientôt avec sa jeune fille, bel enfant de sept ans qui promet d'avoir tout l'esprit de sa mère. Madame de Staël a dit de Goethe: qu'il pouvait être aimable quand il était sérieux, mais qu'il ne devait jamais plaisanter. Rien ne lui plaît que le sentiment et la passion; aussi de toutes les pièces de Schiller est-ce Marie Stuart qu'elle préfère. Quand elle s'anime, c'est toujours en restant gracieuse; elle dit qu'on est toujours indécis dans tout ce qu'on entreprend, quand on n'est pas entraîné par la passion. Elle a mis son fils de treize ans en pension chez Z. pour lui faire apprendre l'allemand. »

Weimar, 7 janvier 1804.

« Quel malheur que le temps et les mauvais chemins t'empêchent de faire la connaissance de madame de Staël ! Il faut la voir comme un spectacle unique. Prométhée l'a si richement douée, qu'elle pourrait fournir d'esprit tout Ilmenau et la moitié de la Thuringe. Sa présence a l'effet des eaux ; on

1. Peut-être faut-il lire Charlemagne ?

va l'entendre comme on va à Carlsbad pour en revenir plus animé et plus vivant. La tête la plus vide ne peut se plaindre de madame de Staël; elle anime l'argile, et lui donne la voix. Elle dine tous les jours au château; je ne sais comment on fera pour se passer d'elle. Nos gentilshommes (Die Herrens) ne lui plaisent guère; elle trouve que nos dames ont l'esprit bien plus cultivé. »>

7 Janvier 1804.

<< Delphine était hier au bal; elle était mise avec goût, elle a parfaitement dansé, comme elle fait tout ce qui est du monde. Elle joue le whist, touche du piano et chante agréablement. Elle aime beaucoup la chanson du cavalier, dans le Camp de Wallenstein; elle dit que ce chant a toute la gaieté et toute la mélancolie du soldat. Elle est au mieux avec Wieland, qui de son côté est charmé de sa visiteuse; il la prie seulement de penser et de parler moins vite. En l'écoutant, elle lui dit souvent: Ah! je vous volerai cette pensée, et si vous continuez d'étre aussi aimable, je citerai votre nom.

« Elle habite la maison de la comtesse Werther, maison où il y a un revenant; comme je lui en parlais, elle m'a dit que depuis longtemps il n'y avait plus d'esprit dans cette maison. Mais avant-hier soir, en rentrant, elle trouve toutes les portes fermées. Elle s'effraye, car elle craint les voleurs; elle fait venir quelques bonnes gens qui habitent la maison, et qui lui répondent comme les chœurs de la Fiancée de Messine. Elle envoie chercher Coulon (le chef de la police). Coulon la rassure, en lui affirmant qu'il n'y a pas de pareils coquins en Allemagne, que les voleurs allemands sont trop timides; le voilà qui fait l'éloge des voleurs français, comme s'il parlait de héros. »

Weimar, 19 janvier 1804.

« Tout le monde veut que tu viennes ici durant le séjour de madame de Staël; on me jette à la tête que si tu ne viens pas, c'est ma faute; je n'ai pas assez insisté, dit-on; aussi petite princesse prend-elle la plume pour t'écrire. Wieland dit que tu t'en repentiras toute ta vie, et veut que je te le répète. Tout te ferait du bien, tout te plairait en madame de Staël : son âme, son langage, sa présence. Tu parleras aisément français, car, auprès d'elle, il semble qu'il n'y ait pas d'autre langage. Dernièrement le duc lui demandait si Lavater parlait bien français: Il s'exprimait comme tous les gens d'esprit; on se comprend. Elle est vraiment bonne et charmante; je ne crois pas qu'aucun autre siècle ait produit une pareille femme. Tout en elle est naturel, aimable, chaleureux; elle n'est jamais ni froide, ni violente. Ne fût-ce que comme le seul ennemi que Bonaparte ait redouté, elle devrait piquer ta curiosité. Du reste, elle ne parle de Bonaparte qu'avec sens et mesure. Le 1er ou le 2 février, elle part pour Berlin ; je suis fâchée qu'elle n'emporte pas avec elle une très-haute idée de nos gentilshommes. Avant hier nous avons déjeuné avec elle chez Émilie Gore 1. Mellish y était. Madame de Staël a dit qu'en

1. Les Gore étaient une famille anglaise établie à Weimar. Il en est souvent question dans les Mémoires du temps.

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