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se modifieront à cet égard, après une plus saine appréciation des difficultés de l'entreprise.

Le seul point de départ équitable de cette politique nouvelle serait pour le gouvernement français de reconnaître loyalement qu'il a été égaré par de faux rapports, au sujet de la situation réelle des opinions et des partis au Mexique; que la plupart des accusations qu'il a accueillies contre le gouvernement de Juarez doivent être retournées contre les étranges alliés qui y sont accourus se joindre à nous, tels que Marquez, Cobos, Miranda et consorts; enfin, qu'il se considère comme engagé d'honneur à soumettre à un contrôle sévère et rigoureux les réclamations qui ont été dénoncées dans les deux mondes par un eri de réprobation unanime. A ces conditions, les difficultés de la question mexicaine sont, pour ainsi dire, résolues d'avance; mais si l'on persiste dans les errements suivis jusqu'ici, nul ne peut prédire où ces difficultés nous mèneront.

Lorsqu'on a une telle affaire sur les bras, il faudrait avoir l'humeur terriblement conquérante et être bien sûr de soi pour aller de gaietéde cœur se jeter dans de nouvelles complications, ainsi qu'une partie de la presse française en émettait le vœu ces jours derniers, à propos des récents épisodes de la guerre des Etats-Unis. C'était bien, en effet, une déclaration de guerre contre l'Union que proposaient, sous le nom de médiation, ces belliqueux publicistes; car, le Sud et le Nord n'étant résignés ni l'un ni l'autre à modifier en rien des prétentions inconciliables, le seul résultat possible de cette prétendue médiation eût été une reconnaissance des États confédérés, et, par suite, une rupture avec l'Union. Rien n'eût manqué à cette belle équipée, pas même les encouragements ironiques de l'Angleterre, qui nous poussait à nous mettre en avant, comme dans l'affaire du Mexique, sauf à nous laisser plus tard tous les honneurs de l'entreprise. Selon le Times, la seule base de cette négociation était l'établissement d'une république nouvelle, et nécessairement rivale, et l'Angleterre était prête à appuyer ce résultat de toutes ses forces; mais c'était « à la France seule de prendre l'initiative, » en raison des sentiments de défiance et d'hostilité que depuis longtemps le peuple des ÉtatsUnis nourrit contre la nation anglaise. Des arrière-pensées si maladroitement déguisées n'ont rien appris aux inventeurs de cette profonde conception, et ils n'y ont renoncé provisoirement qu'en présence d'une manifeste impossibilité créée par des circonstances qu'ils n'avaient pas prévues. A quoi bon chercher des occasions de rupture avec les États-Unis? elles ne se présenteront peut-être que trop tôt!

La grande manifestation ecclésiastique organisée à Rome a pris fin

sans avoir justifié ni les craintes, ni les espérances dont elle a été l'objet. Annoncée bruyamment, hardie et menaçante dans ses conciliabules, timide et circonspecte dans ses actes publics, elle n'a eu d'autre éclat que la pompe traditionnelle des cérémonies romaines, et elle a été nulle comme effet moral. Si blasé que l'on soit sur le langage des manifestes de la cour pontificale, c'est avec un étonnement toujours nouveau qu'on lit ces étranges allocutions si loin de nous par la forme comme par le fond, et ce n'est pas sans un effort d'esprit qu'on en pénètre le sens, tant elles sont peu appropriées aux idées des hommes de notre temps. Elles ne peuvent avoir d'influence que sur les simples, et parce qu'ils ne les comprennent pas. A quel homme sensé fera-t-on accepter aujourd'hui cette proposition qui se lit dans l'allocution du pape, à savoir « que la science des choses philosophiques, des mœurs et des lois civiles ne peut, pas être séparée de l'autorité de l'Église? » Tout est écrit de ce style, et c'est avec de pareilles maximes que ces hommes, qui se disent les conducteurs des nations, prétendent faire le procès à tout le mouvement d'idées qui depuis la réforme a conduit la civilisation. Un seul mot peut qualifier dignement ce manifeste : c'est l'esprit moderne, défini et jugé par un clerc du huitième siècle.

L'adresse des évêques n'est qu'une répétition banale de tous les lieux communs que nous avons lus depuis deux ans dans les mandements de ces prélats. Ce n'était pas la peine d'aller à Rome pour si peu. Ils se sont vengés de ne pas oser désigner clairement les puissants adversaires qu'ils voudraient vouer à l'anathème, en outrageant, avec la violence dont les âmes dévotes ont seules le secret, le peuple dont ils étaient les hôtes. C'est maintenant à l'Italie de répondre. Le ministère Rattazzi sera-t-il à la hauteur de ce rôle? nous ne le croyons pas. Il semble difficile d'admettre qu'un ministre italien ait consenti à accepter les humiliantes conditions qu'on dit avoir été le prix de la reconnaissance russe; mais ce qui est certain, c'est que cette acceptation a paru vraisemblable, et cela suffit pour condamner ce ministre.

P. LANFREY.

CHARPENTIER, propriétaire-gérant.

Droit de reproduction réservé.

Paris. Imprimerie P.-A. BOURDIER «т C1, rue Mazarine, 30.

PARIS EN AMÉRIQUE

EGRI SOMNIA.

CHAPITRE XII.

UNE CANDIDATURE EN AMÉRIQUE.

Toutes ces discussions m'avaient troublé. Certes, je n'avais pas la faiblesse de renier la foi politique que m'ont donnée les maîtres de mon enfance; j'ai l'horreur des renégats. Quand on est né dans l'erreur, si la conscience veut qu'on en sorte, l'honneur veut qu'on y reste; et c'est toujours l'honneur qu'écoute un Français. Je me serais fait hacher plutôt que d'avouer publiquement que ces Yankees n'avaient pas tort. Mais au fond de l'âme, je sentais que j'avais perdu ma première innocence; je m'étais servi de la presse, et je n'avais plus la force d'en rougir. Mécontent de moi-même, je dormis d'un sommeil agité; aussi, quand je m'éveillai, faisait-il encore nuit. Les sophismes de Truth et de Humbug m'étaient entrés dans l'esprit, comme des flèches dans la chair; j'y cherchais, dans mon lit, des réponses que je ne trouvais guère, quand, tout à coup, au milieu de l'ombre et du silence, j'entendis dans la rue une voix qui m'appelait. C'était la voix de ma fille, un père ne s'y trompe point.

Passer ma robe de chambre, courir à la fenêtre, ce fut l'affaire d'une seconde; je me penchai pour voir dans la nuit. Ma tète rencontra je ne sais quel obstacle qui craqua. Aussitôt un soleil splendide m'éblouit; des cris joyeux saluèrent mon apparition. La rue était pleine de monde, une immense affiche couvrait toute ma maison; et, ma tête engagée dans un O gigantesque, donnait aux passants un spectacle ridicule. « Papa, restez là, disait Suzanne, sautant sur

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Tome X.

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ses pieds légers, et battant des mains: tout Paris lira l'affiche. » Green for ever, répétaient en courant les Yankees. A very good trick', ajoutaient-ils en riant du bout de leurs grandes dents.

Je m'habillai à la hâte et descendis dans la rue; Paris n'était plus qu'une immense affiche; des candidats de toutes les couleurs : bleus, rouges, blancs, jaunes, verts, roses étalaient sur les murs leurs services et leurs vertus. Ma maison était vouée au vert. Le nom de Green s'y allongeait en majuscules hautes d'un mètre; en face de moi l'imprimerie avait dressé jusqu'au ciel un immense tableau, sur lequel on lisait :

CITOYENS

DE LA PREMIÈRE VILLE DU MONDE

Point de banquiers!

Point d'avocats!

Point de sauteurs!

Nommez le fils de ses œuvres :

Le patriote généreux,

Le marchand héroïque,
Le bon père de famille,
L'enfant de Paris,

Nommez l'honnête et vertueux GREEN!!!

Cette farce démocratique amusait Suzanne; M. Alfred Rose était auprès d'elle, avec le vénérable apothicaire et ses huit fils. Henri dansait de joie comme un enfant qu'enchante le tapage; pour moi j'ai peu de goût pour ces orgies populaires; une phrase les résume: Beaucoup de bruit pour rien.

Voisin, me dit le pharmacien, voilà notre capitaine qui va au feu; j'espère que vous nous donnerez un coup de main; la brigue est puissante; nous ne l'emporterons qu'à force de paroles et d'action. Cher monsieur Rose, lui répondis-je, avec votre permission, je resterai chez moi. En tout ceci je n'ai aucun intérêt. Je suis un grand seigneur, qui a pour gérer ses affaires un certain nombre

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d'intendants qu'il paye, sans même avoir la peine de les choisir; ce qui se passe parmi mes gens ne me regarde pas. Qu'est-ce qu'un maire de Paris? Un monsieur en habit brodé qui marie les vieilles filles et les veuves inconsolables, et qui deux fois par an monte en carrosse de gala, pour saluer M. le Préfet et dîner à l'Hôtel de Ville. Ce sont là de grands honneurs, on ne peut les acheter trop cher; mais en quoi cela me touche-t-il, moi, simple bourgeois, qui n'ai d'autre privilége que de payer un budget que je ne vote point? Je ne sais ce qu'un maire représente, mais assurément ce ne sont pas ses administrés. Le nomme qui voudra; je suis médecin, je ne me dérange jamais pour rien.

Pour toute réponse, M. Rose me prit le bras, et me tâta le pouls. - Terrible docteur, me dit-il, avec vos éternelles plaisanteries vous me donnez la chair de poule; je vous ai cru le cerveau dérangé. Citoyen d'un pays libre, est-ce à vous qu'il est besoin de dire qu'aujourd'hui nos plus grands intérêts sont en jeu? Le maire, n'est-ce pas le premier personnage de la ville, le représentant de nos idées et de nos désirs? Police, marchés, rues, écoles, n'est-ce pas le maire, assisté de nos conseillers, qui règle tout, avec la souveraine autorité que notre vote lui confère? S'il a des supérieurs dans l'État, en a-t-il dans la cité? Reçoit-il d'ordres de personne? N'est-il pas notre bras droit, notre organe, notre ministre; n'est-ce pas à nous seuls qu'il répond de ses actes et de son budget. Et vous voulez qu'une pareille élection nous laisse indifférents? Pour moi je m'inquiète assez peu de ce que font à Washington messieurs les beaux parleurs de l'Ouest et du Sud; mais Paris, c'est mon bien, c'est ma chose; c'est la tombe de mon père, c'est le berceau de mes enfants. J'aime tout dans Paris, jusqu'à ses verrues et ses taches; j'aime ses vieilles rues où j'ai joué dans mon enfance, j'aime ses nouveaux boulevards, larges artères de la civilisation; j'aime ses églises gothiques qui me parlent du passé, j'aime ses gares et ses écoles qui me parlent de l'avenir. C'est pour moi que quarante générations ont enrichi ce coin de terre; il y a là un héritage que j'ai reçu de mes pères, et que je veux transmettre à mes enfants, après l'avoir embelli. Je n'entends pas que sans mon aveu, on touche une pierre ni une institution de ma chère cité, de ma véritable patrie. Je suis Parisien, Paris est à moi!

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Rose! mon ami! m'écriai-je, vous êtes le Cicéron des apothi caires; mais l'éloquence a le privilége de dire le contraire de la

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