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REVUE DES THEATRES

A cette heure, Paris n'est plus en France; mais sur les bords de la Tamise. Si vous ne savez où retrouver un de vos amis, allez à Londres, arpentez en tous sens l'immense palais ouvert aux productions du globe entier; c'est là que vous aurez quelques chances de rencontrer votre homme. Ou bien, attendez un peu : Quand les industriels qui n'exposent point à l'admiration du public le fruit de leur travail l'auront débarrassé de son porte-monnaie plusieurs fois de suite, quand il aura usé tout ce que la nature lui a donné de jambes à parcourir des distances incommensurables, quand le régime des hôtels et de la vie extérieure auront fait fondre et couler entre ses doigts les bank-notes comme des gouttes d'eau, il reviendra de lui-même, fatigué, soulagé de son argent et anglomane passionné; car, il faut en convenir, cette fête à laquelle l'univers est convié aura pour résultat de démontrer, en grande partie, la supériorité industrielle de l'Angleterre. Mais, puisque notre affaire est de parler théâtre, je regrette qu'on n'ait pas pu introduire parmi les produits français quelques échantillons de nos meilleurs ouvrages dramatiques. Le reproche d'industrie et de métier qu'on adresse, à tort ou à raison, à ce genre de littérature, lui donnait, ce me semble, le droit de concourir, et il aurait emporté le prix. Si rares que soient, sur nos théâtres, les œuvres d'un véritable mérite, il est certain que cette aimable industrie qui consiste à tenir éveillés, par une fiction plus ou moins ingénieuse, l'attention et l'intérêt de mille personnes réunies, se pratique mieux sous le quarante-neuvième degré de latitude, dans une ville nommée Paris, qu'en aucun pays du monde.

C'est que le génie français est éminemment dramatique. Si j'avais plus d'espace et plus de loisir, je ne serais pas embarrassé de soutenir ici cette thèse, que tout en France prend naturellement et sans qu'on y pense des allures théâtrales, depuis les oraisons funèbres de Bossuet ou les plans de campagne de Turenne, jusqu'aux fables de la Fontaine, qui sont autant de petites comédies avec leur exposition. et leur dénoûment, que les personnages soient un loup et un agneau, des rats tenant conseil dans une cave, ou deux amants déguisés en pigeons. Quant à ce jeune clairon de zouaves qui, l'autre jour, grimpé

comme un chat sur les remparts de Puebla, sonnait la charge au milieu des ennemis, c'est un artiste charmant qui jouait à merveille un rôle assez difficile dans un drame fort sérieux.

Nos voisins de l'autre côté du détroit, qui se piquent de soutenir toute espèce de concurrence contre les autres nations, sont obligés de reconnaître leur infériorité, vis-à-vis de la France, dans l'art d'apprêter et de composer une bonne pièce de théâtre. Je n'en veux pour preuve que l'association de leurs entrepreneurs dramatiques avec ces nombreux chercheurs d'idées qui, sous le nom d'adapteurs, se chargent d'approvisionner les diverses scènes de Londres, en leur envoyant tout ce qui paraît sur les théâtres de Paris. Les frais d'invention de ces traducteurs patentés se réduisent à changer le titre de la pièce et les noms des personnages, pour échapper aux effets des traités internationaux. Ne nous plaignons pas de ce dol en matière de propriété littéraire, puisque cette exploitation peu déguisée du plagiat contient implicitement un aveu d'infériorité. L'emporter en un point sur l'Angleterre, ce n'est pas un petit honneur. Cependant on représente, en ce moment même, au théatre Adelphi, à Londres, un drame anti-esclavagiste et non adapté, qui obtient un grand succès. Puisque cet ouvrage est un produit vraiment anglais, l'examen en peut être utile pour observer comment procède le génie dramatique de nos voisins. En deux mots, voici le sujet de la pièce:

La scène se passe en Amérique. Une jeune et belle esclave demiquarteronne, c'est-à-dire n'ayant dans les veines qu'un seizième de sang noir, est aimée du fils de son maître, jeune homme honnête et bon, lequel voudrait élever cette jeune fille au rang de femme libre, afin de l'épouser; mais il est contrarié dans ce généreux dessein par son père, dont le préjugé de l'esclavage obscurcit l'intelligence et endurcit le cœur. Un autre jeune homme égoïste et féroce conçoit pour la belle esclave une passion brutale qu'il prétend assouvir par tous les moyens possibles. Le secret des deux amants se trouve renfermé dans des lettres qu'un enfant est chargé de porter. Pour s'emparer de cette correspondance, le méchant amoureux assassine le petit messager, puis il dénonce son rival au père. Celui-ci, pour couper court aux projets de son fils, s'empresse de mettre la belle esclave en vente. La scène toujours pathétique des enchères est mêlée d'épisodes variés. On y voit une famille noire dispersée par les hasards du marché le père échoit à celui-ci, la mère à celui-là, les enfants à d'autres acheteurs. Un vieux nègre, se voyant lorgné par un maître qui passe pour bon et humain, joue de son mieux le rôle d'homme robuste et agile, et après l'adjudication, tombe épuisé de fatigue. Bientôt arrive le tour de l'héroïne, que ses deux amoureux se dispa

tent. Elle est poussée jusqu'à quinze mille dollars, et adjugée à ce prix énorme au scélérat, qui peut en disposer à son gré, comme d'un meuble ou d'une bête de somme. Il est temps que la Providence intervienne. En ce moment on découvre que l'acquéreur de l'esclave est l'assassin de l'enfant. Un Indien a assisté à la perpétration du crime.

Jusqu'ici le drame, évidemment inspiré par les pages éloquentes de l'Oncle Tom, procède tout à fait à la manière de nos théâtres, et le spectateur pourrait se croire à l'Ambigu-Comique ou à la Gaîté; mais le goût anglais se manifeste dans un détail surabondant. Nos auteurs se seraient contentés de cacher cet Indien à peau rouge dans les broussailles, et le public de Paris n'aurait pas demandé autre chose qu'un témoin de l'assassinat. A Londres, on a cru nécessaire de chercher mieux que cela; il fallait puiser un ressort dramatique dans les découvertes récentes, dans quelque invention d'un usage très-répandu, et qui appartînt exclusivement à notre époque. Or la photographie est à la mode en Angleterre comme en France, elle occupe une place importante à l'Exposition universelle l'assortiment des produits de l'Australie est embelli d'une série de vues et de personnages de ce pays lointain. On a donc placé dans la scène où le crime a été commis un brave photographe muni de son instrument et prenant le plus innocemment du monde une vue du site américain. Par un hasard dans lequel on reconnaît l'entremise de la justice divine, la lunette du photographe s'est trouvée exactement braquée sur le scélérat et sur sa victime, en sorte qu'au lieu d'un simple paysage la planche accusatrice a reproduit la scène du meurtre avec la fidélité qui distingue cet instrument si justement admiré. Les deux figures ajoutées au paysage étant des portraits d'une ressemblance irrécusable, le crime se trouve ainsi découvert et constaté par un ustensile nouveau, généralement connu, véritable merveille de la civilisation moderne. C'est de l'actualité, s'il en fut jamais. - Le public français n'aurait pas accepté sans murmure cette ficelle dramatique. Il aurait fait assurément cette réflexion, qu'un assassin, en frappant sa victime, ne s'amuse pas à demeurer en posture de meurtrier, soigneusement immobile, pendant les six secondes nécessaires au travail de l'instrument reproducteur, que pour tuer un enfant il faut se donner du mouvement, et que si le modèle bouge, adieu le portrait, la planche ne présente plus aux regards qu'un nuage confus. Quand on heurte le bon sens du public français, il se fâche, ou, ce qui est pis encore, il tourne la pièce en ridicule. Mais, à Londres, il paraît que toute chose consacrée par une grande vogue est bienvenue, en quelque lieu qu'on la place, à quelque sauce qu'on l'accommode.

La photographie jouissant de ces immunités et priviléges, c'est tou jours avec faveur qu'elle est accueillie, même lorsqu'elle se montre un peu hors de propos et dans des conditions que la raison ne peut admettre. Elle est très-autorisée; il n'y a rien à répondre à cela.

Le goût britannique se retrouve encore au dénoûment de la pièce. Le scélérat démasqué ne renonce ni à posséder son esclave, ni à se soustraire aux poursuites de la justice. Il se jette dans un canot avec la belle quarteronne, et s'enfuit à travers une grêle de balles, en se faisant un bouclier de la jeune fille. Comme le père de l'autre jeune homme serait tout à l'heure un obstacle à l'union des deux amants, on saisit l'occasion de se débarrasser de lui en le faisant mourir d'un coup de fusil tiré par le ravisseur; après quoi celui-ci tombe à son tour frappé d'une balle. « Tuer un père est grave, » comme disait le Don Garcia de M. Mérimée; mais on peut remarquer, pour la justification de l'auteur, que ce moyen expéditif de vaincre l'opposition de ce père à un mariage désiré est encore plus américain qu'anglais, et par conséquent emprunté aux caractères des personnages et aux, mœurs du pays où se passe la scène. Le but de la pièce, qui est de faire sentir tout, ce que la coutume de l'esclavage a de plus barbare et de plus odieux, se trouve d'ailleurs atteint, pour l'édification des spectateurs venus de tous les coius du monde.

Revenons maintenant aux théâtres de Paris. Probablement ils ne s'attendaient guère à un mois de juin si favorable pour eux et si fàcheux pour les biens, de la terre. Ils ont été pris au dépourvu par une température exceptionnelle, dont le savant M. Coulvier-Gravier cherche vainement l'explication dans le cours des étoiles filantes. La nature, ennuyée de voir tous ses secrets pénétrés par la science, s'est réservé l'impénétrable mystère de la météorologie. Je ne vois, depuis un mois, que deux productions nouvelles: la première est un à-propos en vers, écrit avec soin. par M., Édouard Fournier,. pour l'anniversaire de la naissance, de Corneille, gracieux, hommage au père de. la tragédie, et inspiré par une admiration religieuse, et sincère; l'autre est une comédie-drame, composée avec beaucoup d'habileté par MM, Paul Foucher, et Régnier., M.. Régnier de la Comédie-Française, le créateur de tant de types originaux, l'interprète si distingué des ouvrages des autres, s'entend, mieux que personne à résoudre ce problème difficile inventer une intrigue dramatique, l'embrouiller à plaisir et la dénouer d'une manière imprévue., M. Paul Foucher,. non moins expert dans le même art, et doué des mêmes facultés, n'était pas homme à contenir et à modérer l'imagination, de son collaborateur. De leur association, est sortie une pièce bien faite, mais très-compliquée, dont je citerai, seulement une scène belle et forte..

Deux amis, Mauléon et Gerbet, ont fondé ensemble une maison de banque. Le premier est un garçon léger et frivole, le second un homme honnête et laborieux. Celui-ci a une fille de dix-neuf ans qu'il adore. Un amoureux dédaigné de cette jeune fille conçoit l'idée, par vengeance, de jeter le trouble dans la famille, en révélant un secret terrible qu'il a su découvrir. Il y a dix-neuf ans, Gerbet a été trompé par son ami, et madame Gerbet a laissé, en mourant, un écrit dans lequel se trouvent expliquées les circonstances qui ont précédé la naissance de Delphine. Mauléon lui-même, dont le temps a effacé les souvenirs, est épouvanté de cette découverte; mais, quand il veut donner carrière à ses sentiments paternels, Delphine le repousse avec indignation. Elle renie ce père que la loi ne reconnaît pas, et demeure la fille du mari lâchement trompé. « Is est pater quem nuptiæ demonstrant, » disaient les anciens; et le code français dit aussi : « Le père de l'enfant est toujours le mari de la mère. » Mot hardi et profond qui fait la sécurité des familles, et dont on sourirait peutêtre s'il n'eût été gravé sur les tables de la loi romaine avant de passer dans la nôtre.

Comme le banquier Mauléon, la célèbre madame de Tencin voulut aussi revenir sur les péchés oubliés de sa jeunesse. Elle s'en alla relancer d'Alembert chez la vitrière qui l'avait nourri; parce que le philosophe lui pouvait faire honneur, elle s'avisa, un peu tard, de lui offrir sa haute protection, sa fortune immense et sa tendresse maternelle; mais elle avait affaire à une âme forte.nent trempée. Le philosophe répondit : « Je ne vous connais pas. Ma véritable mère, c'est la vitrière. » Et il resta dans son noir entresol avec ses dix-sept cents livres de revenu. Delphine Gerbet, plus riche que lui, a la satisfaction de donner sa fortune au jeune homme qu'elle aime, en l'épou

sant.

Cette pièce, bien jouée par les artistes du Vaudeville assistés de mademoiselle Rousseil, de l'Odéon, est la dernière production du semestre qui vient de finir.

Le bilan dramatique de ces six mois écoulés n'est pas considérable: au Théâtre-Français, deux pièces seulement, sur lesquelles on avait fondé des espérances exagérées qu'elles ne pouvaient pas réaliser; au Gymnase, un ouvrage bizarre, sauvé par le jeu d'artistes excellents, et le regain d'un beau succès de M. Octave Feuillet; à l'Odéon, une pièce attribuée à Voltaire et qui a éveillé l'attention des bibliographes, un drame et une comédie en vers, un autre petit drame en prose et en un acte, la Dernière Idole, qui visait un peu haut, mais dont les prétentions étaient rachetées par des qualités littéraires, et que l'on peut considérer comme une bonne promesse;

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