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met dans sa peinture quelque chose de lui, c'est-à-dire son opinion personnelle, sincère ou flatteuse, peu importe, en tous cas son interprétation. Un portrait n'est pas un fac-simile brutal : il ne vaut quelque chose que par la physionomie et l'expression. Or le peintre, entre tous les traits du visage, accusera surtout les contours les plus propres à rendre l'expression qu'il veut donner à son modèle et qu'il présente comme l'expression caractéristique et dominante de son personnage. Il me semble que ceci est un jugement. La même chose est vraie de celui qui peint les hommes la plume à la main. Dans le roman ou le drame, l'artiste, disposant à son gré d'une réalité dont il est le maître absolu, distribue comme il lui plaît à ses personnages la laideur et la beauté morale. Il n'a pas besoin de faire intervenir expressément son opinion paticulière, de louer ou de tancer ses personnages le caractère qu'il leur donne et qu'il met en saillie, est déjà un blâme ou une approbation. L'historien est moins libre, puisqu'il est tenu avant tout de reproduire les faits tels qu'ils se sont accomplis mais il ne les reproduit point pêle-mêle, il ne les prend pas au hasard, pas plus que le peintre ne prend au hasard telle ou telle expression parmi toutes celles qui peuvent passer en un jour sur la même figure. L'historien choisit parmi les faits: il omet les uns, parce qu'ils lui semblent n'avoir pas d'importance, c'est-à-dire de signification morale; il mentionne les autres, parce qu'il les croit caractéristiques et propres à communiquer l'impression que lui a laissée l'étude antérieure et complète de l'homme ou de l'époque qu'il veut peindre. Ne mêlât-il à son récit aucune réflexion personnelle, le choix et la disposition des faits est déjà la traduction plus ou moins dissimulée de son jugement. Il peut être habile en effet de ménager l'amour-propre du lecteur et de ne pas lui laisser voir à quel point son opinion, qu'il croit libre, est dominée par le simple récit des événements. C'est une politesse à lui faire. Mais il n'y a là qu'une question d'habileté : au fond, l'histoire juge comme le roman.

Ce qui aurait dû avertir M. Taine qu'ici il demandait l'impossible, c'est qu'en analysant avec une sagacité rare divers romanciers ou historiens éminents, il leur adresse à tous la même critique, celle de juger les faits qu'ils racontent. Il est certain que, ni Thucydide, ni Tacite, ni Machiavel, ni M. Macaulay, ne remplissent à cet égard les conditions exigées par M. Taine, et je suis tenté de croire que l'historien impassible rêvé par lui n'a jamais existé ce dont je me console très-aisément. Lui-même n'est pas cet historien : il a écrit d'excellentes pages d'histoire, et elles suffiraient à lui prouver que, pour un homme de talent et de cœur, se flatter d'écrire l'histoire sans porter de jugement et sans moraliser, est heureusement la plus vaine des

prétentions. Le passage auquel je songe en ce moment se trouve dans un de ses Essais, où il trace le tableau de la décadence de Rome; et où il en expose les causes avec une sagacité, une énergie, et surtout une vérité à laquelle je ne trouve rien de supérieur, pas même chez Montesquieu. Eh bien! ce tableau si fidèle, si désintéressé en apparence, est-ce qu'il n'a pas sa moralité, quoique M. Taine ne l'exprime point? Est-il possible au lecteur de ne pas tirer immédiatement la conclusion sous-entendue? Et cette moralité, la voici c'est qu'un peuple conquérant est fatalement dévoué à la servitude, et qu'on ne prend pas la liberté des autres sans perdre la sienne. Il n'y a pas un des faits que choisit M. Taine, pas un détail de ce remarquable tableau, qui ne crie cette conclusion, et il me semble évident qu'elle a dû préoccuper sa pensée à chaque ligne qu'il écrivait.

On le voit, les opinions de détail que nous avons cru devoir combattre chez M. Taine découlent toutes de l'idée qu'il se fait de l'automate spirituel, — d'après Spinoza. Un philosophe aurait eu le droit d'attaquer le système à sa base même et dans son principe nous avons dû nous borner à en signaler les conséquences et les applications littéraires. Nous aurions aimé à nous occuper de son talent que nous ne pouvons qu'admirer, plutôt que d'examiner son système qu'il nous a fallu critiquer. Mais l'un est incontestable, l'autre nous a paru plus discutable et par conséquent sujet à des inconvénients, même littéraires. Au reste, quelque jugement que l'on porte de la méthode et des doctrines de l'auteur, il est certain qu'elles ne lui ont pas rendu le succès facile, et c'est ainsi que la critique la plus sévère de son système pourrait devenir l'éloge même de son talent. Par cette espèce de fatalisme littéraire, M. Taine s'interdit toute une source d'intérêt; il se refuse également l'indignation et l'enthousiasme, et il lui faut certainement plus de talent qu'à un autre pour exciter le très-vif intérêt qu'on éprouve en le lisant.

EUGÈNE DESPOIS.

LA CHARITÉ EN ANGLETERRE'

La liberté, pas plus que la religion ou la justice, ne saurait consister dans une forme; elle doit-être une réalité. Ce n'est pas dans les grandes solennités du culte, dans la pompe des cérémonies, que l'on apprécie sûrement le sentiment religieux; il faut le voir aux prises avec les difficultés et les devoirs de la vie. Il en est de même de la liberté. Ce n'est pas dans les manifestations extraordinaires des passions politiques, ou dans ce qu'on peut appeler la grande représentation des institutions libérales, que l'on juge le mieux de sa consolidation et de ses progrès dans un pays. Il importe beaucoup plus de savoir comment il la pratique dans les jours tranquilles et dans quelle mesure elle s'est mêlée à toute son existence, sinon vous pourriez avoir, selon l'éloquente expression de Tocqueville, la tête de la liberté sur le corps de la servitude. Il faut donc regarder encore plus à la commune qu'à la capitale et se demander ce que sont les institutions municipales avant de chercher ce qu'est la vie parlementaire au centre du pays; celle-ci ne serait en effet qu'une vaine parade si elle ne s'appuyait pas sur une pratique sérieuse de la liberté sur tous les points, dans un obscur village aussi bien que sur la scène retentissante d'une cité européenne. J'irai même plus loin, je dirai que, municipales ou nationales, les institutions n'ont de valeur que si elles répondent aux mœurs, que si elles sont l'expression d'un fait réel et vivant. En un mot, la liberté dans les choses est bien plus importante que la liberté dans les mots. Ce n'est pas que les mots n'aient leur valeur. Les chartes ont leur puissance, surtout le jour où elles sont déchirées et où la violation flagrante du droit soulève une de ces résistances nationales qui honorent les peuples ou plutôt qui les empêchent de se déshonorer par un lâche abandon de leurs plus précieuses conquêtes. Ce roi allemand qui déclarait qu'il ne voulait pas une feuille de papier entre lui et son peuple montrait par là que les feuilles de papier ont du bon. Elles servent dans l'occa

1. La Vie de village en Angleterre, ou Souvenirs d'un exilé, par l'auteur de l'Étude sur Channing. Paris; Didier.

sion à provoquer le réveil du lion; mais j'aimerais encore mieux qu'il n'eût pas à se réveiller; je préférerais qu'il ne se fût pas endormi dans l'intervalle, qu'il n'eût pas cessé d'être actif et vigilant; car alors, au lieu d'un peuple excité jusqu'à la violence par un brusque soubresaut, nous aurions une nation libre et paisible. Or c'est ce que ne donnent ni les feuilles de papier ni les plus belles formules des droits de l'homme en général et du Français en particulier, ni les plus éloquentes discussions parlementaires. Ce n'est certes pas le moment d'affaiblir l'importance d'un parlement sérieux, capable, nonseulement de réparer les fautes commises sans sa participation, mais encore de les prévenir par une intervention immédiate et effective dans les affaires politiques; toutefois je suis tellement convaincu qu'un tel parlement ne saurait être que le couronnement d'un régime libéral pratiqué à tous les degrés de la hiérarchie gouvernementale et s'élevant en quelque sorte de bas en haut depuis le dernier village jusqu'à la capitale, que tout me conduit à me préoccuper en premier lieu de l'organisation de la commune.

Ce qu'elle est en France, on ne le sait que trop; elle n'est rien. Toute vie politique sérieuse en est absente; ses premiers magistrats sont nommés par le pouvoir central; le curé lui vient de l'évêché et du ministère des cultes; les délibérations de son conseil se renferment dans le cercle le plus restreint, et tout aboutit au cœur et à la tête de la grande nation, à ce Paris beaucoup plus habile à attirer à lui le sang généreux, qui lui arrive de tous les points du pays, qu'à le renvoyer dans les artères et jusqu'aux extrémités du corps social. Nous autres Français, nous n'avons jamais songé qu'en politique comme en arithmétique un total n'est que le composé des unités. Si vous n'avez pas la vie libérale dans les unités, vous ne l'aurez pas dans le total. Cela est aussi évident en soi que parfaitement incompris dans notre patrie. Toute réforme doit donc commencer par la base, et la base c'est la commune. De là l'intérêt de tout ce qui se rapporte à son organisation dans les pays qui ont résolu le problème de la liberté politique. A ce titre déjà le livre que nous annonçons se recommanderait à notre attention.

La Vie de village en Angleterre ne nous fait pas seulement connaître les rouages fort simples de l'organisation d'une commune anglaise, mais ce livre nous initie encore à sa vie intime, et soulève en passant quelques-unes des plus graves questions de notre époque, en nous montrant combien elles reçoivent une solution simple et facile

par la pratique intelligente de la charité. En effet, sous la question de liberté un autre problème se pose, impérieux, inévitable : c'est le grand et redoutable problème social. Ces classes émancipées au point de vue politique sont encore courbées sous le fardeau accablant de la misère et de l'ignorance. Elles savent qu'elles ont des droits; mais elles sentent que ces droits sont illusoires tant qu'elles ne sont pas sorties de leurs ténèbres et de leur indigence. Aussi ces ténèbres qui ne sont plus complètes sont-elles traversées plutôt par des éclairs que par des rayons; de sourdes colères s'amassent, et elles éclateront infailliblement avec une violence sauvage comme elles l'ont déjà fait, si l'on ne trouve un moyen d'opérer le rapprochement et la réconciliation des classes de la société. Là est le péril, mais là aussi est le suprême intérêt de la crise politique et sociale du dix-neuvième siècle. Eh bien! la Vie de village en Angleterre nous met sur la voie de cette réconciliation si désirable et si nécessaire. Au village comme à la ville la richesse et la pauvreté sont en présence; mais au village elles se touchent de plus près que nulle part ailleurs; le contraste est plus saillant, mais aussi le rapprochement est plus facile. Un livre qui nous apprend par un simple et lumineux récit comment ce rapprochement peut se réaliser, en nous apprenant de quelle manière il s'est déjà opéré sur une très-grande échelle, nous apporte plus de lumière sur la question sociale que les théories les plus savantes et surtout que les peintures les plus effrayantes du mal qui nous dévore. Il ne pose pas seulement la question devant nous; il nous montre clairement comment, sans délai, nous pouvons commencer à la résoudre. On comprend donc tout le prix, toute la valeur de ce petit volume écrit avec un cœur de femme, c'est-à-dire avec cette pitié délicate et respectueuse pour tout ce qui souffre, qui est déjà une consolation efficace pour les malheureux, et avec cette science pratique de la charité qui ne s'apprend ni ne s'invente, mais qui coule de source dans une âme vraiment émue des maux de l'humanité et habile à les soulager.

Ce n'est pas ici un froid manuel qui n'a d'autre valeur qu'une statistique exacte; non, c'est un tableau plein de fraîcheur et de coloris d'un de ces beaux villages anglais à l'aspect riant et aimable, entouré de ces pelouses au fin gazon plantées d'arbres séculaires, qui conduisent par une pente douce à l'élégant péristyle de ces charmantes villas ornées avec prédilection comme le sanctuaire préféré de la vie de famille. Nous sommes introduits au foyer de l'une de

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