Page images
PDF
EPUB

tème, que dans ses Essais M. Taine ne tarda pas à pratiquer d'abord, puis à formuler expressément.

«Le génie d'un homme ressemble à une horloge; il a sa structure, et parmi toutes les pièces un grand ressort. Démêlez ce ressort, montrez comment il communique le mouvement aux autres, suivez ce mouvement de pièce en pièce, jusqu'à l'aiguille, où il aboutit. Cette histoire intérieure du génie ne dépend pas de l'histoire extérieure, et la vaut bien'. » M. Taine paraît croire que les objections, qu'on a pu lui opposer à ce sujet, « concluantes contre un critique qui voudrait peindre, ne le sont pas contre un critique qui essaye de philosopher. » C'est précisément ici ce que nous lui contesterons. Nous n'examinerons pas si ces allures scientifiques sont déplacées dans un ordre d'idées et d'études qui ne semble pas admettre des procédés si rigoureux; c'est la vérité même du système qui nous paraît plus que douteuse; nous le croyons démenti par l'expérience.

Et d'abord, quoi de moins justifié que cette séparation absolue entre l'histoire intérieure du génie et son histoire extérieure? Quelque accusée que soit la tendance primitive d'un écrivain, comment ne pas tenir compte des influences de toutes sortes qui la détournent ou la modifient, influences de famille, d'éducation, de pays, événements publics ou privés, la vie même enfin? Il n'y a pas jusqu'à l'hygiène qui ne puisse altérer la force primitive; et, s'il est vrai, comme l'affirme Cabanis, qu'un système particulier d'habitudes peut faire passer un tempérament sanguin au tempérament lymphatique, ou nerveux, est-ce bien M. Taine, lui qui tient grand compte du physique, est-ce lui qui méconnaîtra cette influence? Il y a là une assertion purement gratuite, et contre laquelle proteste la réalité. Cette séparation absolue est donc impossible: ce point, du reste, est à noter dans le système de M. Taine, et semble comme une sorte de réaction contre les habitudes de la critique actuelle. Celle-ci d'ordinaire n'était que trop disposée à exagérer les circonstances extérieures qui modifient les tendances primitives du génie; M. Taine, au contraire, en tient peu de compte. La vérité se trouve peut-être entre ces deux exagérations.

Mais quand même on admettrait la légitimité de cette séparation arbitraire, le système en serait-il plus vrai? Selon M. Taine, toutes les facultés d'un écrivain obéissent à une faculté maîtresse, à un ressort unique. Ici l'objection saute aux yeux : pourquoi, unique? S'il disait une faculté dominante, l'idée pourrait être vraie dans un grand nombre de cas, et le paraîtrait surtout, appliquée aux auteurs de

1. Essais, p. 75.

notre temps. De nos jours, où la critique sincère a trop souvent fait défaut, telle qualité tout d'abord admirée avec justice chez un écrivain, choyée, flattée, a pu se développer outre mesure, absorber ou subordonner du moins toutes les autres, comme dans certains métiers on voit se développer, aux dépens des autres organes, l'organe nécessaire à l'ouvrier pour l'accomplissement de sa tâche journalière. Et que d'exceptions encore à signaler, même de notre temps, mais surtout dans le passé! Prenez Pascal où est chez lui le ressort unique? Il a la rigoureuse logique du géomètre et l'imagination du visionnaire voilà déjà deux facultés assurément indépendantes et qui vivent chez lui simultanément, en perpétuel conflit. M. Taine s'en tirera-t-il, en le définissant un géomètre visionnaire, comme il a défini Tite-Live un historien orateur? Mais c'est là une simple formule, qui ne change rien à la réalité du fond; si de telles alliances de mots peuvent parfois sembler piquantes, elles satisfont un peu moins la logique, qui, sous cette formule unique, retrouvera toujours deux éléments contradictoires.

Le premier défaut de cette méthode est donc, pour nous, d'être fausse, parce qu'elle ne se préoccupe que d'une partie des faits, et que, prétendant tout ramener à une sorte d'unité factice, elle ne tient aucun compte de ce qui résiste à cette absorption violente et arbitraire. Encore si M. Taine ne l'appliquait qu'aux individus! Mais il l'étend à cette unité artificielle qu'on appelle un siècle littéraire, et c'est ici que les exceptions se lèvent et protestent plus que jamais. A ses yeux, les siècles aussi sont assujettis à une faculté maîtresse; par exemple, la littérature du dix-septième siècle, c'est le développement d'une capacité unique, « la raison oratoire, et par conséquent c'est le sommeil des autres1. » Quoi! c'est la raison oratoire qui a inspiré les pensées de ce même Pascal, ce monologue sans auditoire d'une âme éperdue de doutes, altérée de foi? C'est la raison oratoire qui a dicté à la Fontaine ses contes et ses fables? Et quand on admettrait, par complaisance pour ce système, que « Racine et Corneille ont fait des discours admirables, et n'ont pas créé un personnage vivant', › pourrait-on encore, pour conserver à la raison oratoire sa domination suprême à l'exclusion de toutes les facultés, se prêter à croire que l'esprit, dans le sens propre du mot, « l'esprit ne vient que tard au dix-septième siècle, avec La Bruyère, en 1687. » Il semble que ni madame de Sévigné, nile cardinal de Retz, n'en manquaient point

1. Les Philosophes français, p. 109.

2. Ibid., p. 14.

3. Ibid., p. 103.

[ocr errors]

absolument. Et c'est ainsi que les objections se présentent en foule, et qu'on ne tient plus compte de ce que peut contenir de vrai la formule trop absolue de M. Taine. La raideur de ses affirmations, exigée par son système, éveille chez le lecteur l'esprit de contradiction.

Au reste, ces décisions si absolues sont inévitables, du moment que la critique croit revêtir un caractère scientifique. La critique purement littéraire ou morale avait des allures plus timides, et n'avait pas le droit d'en avoir d'autres; quand on parlait simplement au nom du goût,' du bon sens, de l'émotion individuelle, choses toujours un peu flottantes et vagues, on était bien obligé d'admettre à cet égard des divergences d'opinions; le critique s'occupait de choses que chacun était censé comprendre comme lui, et, par le ton comme par le langage, il était obligé de se mettre de niveau avec tout le monde. Quand par hasard il le prenait de trop haut, comme La Harpe, et semblait tenté d'imposer ses opinions, il soulevait mille réclamations. C'était le temps de la critique parlementaire. Ces timidités sont devenues inutiles, et la critique scientifique doit s'en croire dispensée: la science est nécessairement affirmative; l'habitude d'opérer sur des données précises excuse ou justifie le ton absolu. Dès qu'en décrivant l'homme ou l'écrivain on ne voit plus en lui «< cette chose ondoyante et diverse, » qu'y apercevait Montaigne, dès qu'on n'a plus sous les yeux ce mouvant tableau d'un être modifié à chaque instant par ses passions ou sa volonté, ainsi que par les influences du dehors, dans la main du critique le crayon devient ferme et ne tâtonne plus; un portrait peut laisser bien des contours vagues, ménager à dessein les ombres; mais le calque scientifique a bien une autre précision. Il est certain que si « les mouvements de l'automate spirituel, qui est notre être,» sont aussi réglés que ceux d'une pendule, il suffit de saisir le ressort unique, d'en examiner le jeu; et cela fait, on peut parler avec une assurance parfaite. Qui jamais, en décrivant une machine quelconque, a cru devoir prendre à l'égard de ses lecteurs ces atténuations de pensée, ces adoucissements de ton, auxquels est obligé un humble critique, uniquement occupé de choses de morale ou de goût, toutes sujettes à controverses? Celui-ci est de plain-pied avec ses lecteurs; la science parle de plus haut.

Seulement, si elle a le droit d'être affirmative, ce n'est qu'après avoir rempli un certain devoir, qui est de démontrer. M. Taine oublie quelquefois de le faire. Ainsi, il compte de notre temps quatre grands poëtes: Musset, Lamartine, Hugo, Michelet; puis il ajoute : << Béranger est un grand prosateur, qui a mis des rimes à sa prose1.>>

1. Essais, p. 360.

Pas un mot de plus: M. Taine néglige d'éclairer ici ceux pour qui cette classification nouvelle présenterait quelque obscurité. Ailleurs, il vous dira que Beyle (Stendhal) est « le plus grand psychologue du dix-neuvième siècle. » Ceci, à la rigueur, peut se passer de démonstration; bien des gens seront bien aise d'apprendre qu'en lisant la Chartreuse de Parme ils ont fait de la psychologie sans le savoir. M. Taine fait ici pour la science ce que faisaient le père Lemoine et les jésuites pour la dévotion : il enseigne la psychologie « aisée, » et la met à la portée de tout le monde. Cela d'ailleurs peut paraître piquant et d'un ton assez détaché, de la part d'un philosophe fort érudit; on aime à voir que ses études ne lui ont pas donné en faveur de sa science des préventions exagérées.

Mais si M. Taine paraît un peu trop modeste comme philosophe, en revanche il semble assurer au critique et même à de simples lecteurs un assez beau privilége. Selon lui, une fois maître du grand ressort, une fois la faculté maîtresse découverte chez un écrivain, on arrive ainsi à déterminer d'avance tout ce que cette faculté lui dictera.. Alors « nous sentons la nécessité de toutes ses pensées, nous prévoyons ce qu'il va dire1. » Quel admirable avantage? Le livre peut bien y perdre un peu du charme de l'inattendu; mais prévoir ainsi tout ce que va dire un grand écrivain, c'est presque devenir cet écrivain lui-même. Oh! qui me donnera de sentir ainsi, quinze jours seulement, la nécessité des pensées de Corneille et de Pascal! Une fois leur faculté maîtresse connue, une fois ce fil conducteur mis dans ma main ou trouvé par moi, je suivrais leur génie dans toutes les voies où il s'engage, et j'aurais l'agrément d'être Corneille ou Pascal quinze jours durant. Mais, hélas! je crains bien que ce ne soit un rêve. Nul ́écrivain n'est si logique et si conséquent, qu'on puisse, même le connaissant à fond, prévoir ce qu'il écrira. Le talent change moins que le reste, j'en conviens; mais les pensées, mais les opinions... Ici M. Taine, il faut l'avouer, flatte les écrivains tout aussi bien que ceux qui les lisent. Notez qu'il risque cette opinion à propos des Essais de M. Macaulay, c'est-à-dire à propos d'un recueil d'articles composés à des intervalles éloignés. Je suis sûr que M. Macaulay, si constant qu'il ait été dans ses opinions, a dû les modifier un peu comme tout le monde. Mais ce dont je suis plus sûr encore, c'est que ce procédé d'induction paraîtrait un peu téméraire, appliqué chez nous à un recueil du même genre, par exemple au recueil des articles qu'un critique célèbre a publiés jadis dans le Globe et le National, et qui ne faisaient pas assurément prévoir la nécessité des pensées que l'au

1. Essais, p. 2.

teur devait développer dans le Constitutionnel et dans le Moniteur. Au reste, ces inductions précipitées sont une des prétentions de notre époque, et qui datent de loin. Ne disait-on pas déjà, il y a trente ans : « Donnez-moi la géographie d'un pays, et je reconstruirai son histoire. » Je doute que, la géographie du Latium étant donnée, on pût prévoir, si on l'ignorait, l'histoire de Rome sous la République, sous les Césars, sous les Papes '. Je doute également que, même assuré de tenir la faculté maîtresse d'un écrivain, M. Taine réussit à reconstruire à priori son organisation tout entière, comme sur l'aspect d'un seul membre Cuvier reconstruisait un animal antédiluvien. Le moral de l'homme n'obéit pas à des lois si absolues que la structure physique des animaux; et j'avoue que de tous les problèmes, le plus difficile à résoudre me semble être celui-ci : « Étant donné l'homme d'aujourd'hui, prévoir ce qu'il sera demain. »

De cette espèce de fatalisme littéraire, résultent peut-être plusieurs inconvénients. Le premier, c'est l'inutilité parfaite de la critique appliquée aux contemporains. Je ne m'exagère pas l'efficacité et l'influence de la critique. Mais enfin, si l'on suppose que l'écrivain peut modifier dans une certaine mesure les allures de son talent, il semble qu'en lui indiquant modestement au nom de ses lecteurs ce qui leur plaît ou leur déplaît, la critique peut se flatter d'exercer sur lui une action salutaire, et qui tourne au profit de l'écrivain comme au profit du public. Mais s'il est dominé, au contraire, par une sorte d'instinct impérieux, si ses pensées obéissent toutes à une sorte de nécessité fatale, à quoi bon l'avertir? C'est le contrister inutilement. M. Taine, du reste, le répète souvent, il veut décrire et non juger. Mais il va plus loin: il exige des écrivains la même indifférence. Selon lui, le romancier, le dramaturge, l'historien, doivent se borner à peindre. Est-ce possible? nous ne le croyons pas, et pas plus pour le critique que pour l'artiste ou l'historien. M. Taine lui-même a beau se contenter de décrire; ses descriptions sont un jugement, et c'est chose inévitable, surtout avec un talent comme le sien. « Quand nous essayons, dit-il, de raconter ou de figurer le caractère d'un homme, nous le considérons assez volontiers comme un simple objet de peinture ou de science; nous ne le jugeons pas, nous ne voulons que le représenter aux yeux'. » J'accepte la comparaison; mais, au rebours de M. Taine, je ne crains pas d'affirmer que tout vrai peintre de portraits est un juge, le plus souvent sans doute un juge favorable, mais au moins est-il certain qu'il

1. « Un degré de chaleur dans l'air et d'inclinaison dans le sol est la cause première de nos facultés et de nos passions. Voyage aux Pyrénées, p. 131. 2. Ibid., p. 3.

« PreviousContinue »