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l'antiquité l'attribuait à Pythagore, qui, disait-on, l'avait empruntée à la religion égyptienne. D'un autre côté, on voit le système de la métempsycose se produire dans l'Inde quand le panthéisme brahmanique a remplacé le polythéisme des Védas; on le retrouve aussi chez les Celtes, qui probablement ne l'avaient pas emprunté à l'Égypte ni à l'Asie. Lorsqu'une même croyance apparaît ainsi chez différents peuples, au lieu de supposer des emprunts, peut-être faudrait-il y voir un produit spontané de la pensée humaine, une phase normale de l'évolution religieuse. A mesure que les races vieillissent, en songeant à la longueur des siècles écoulés, elles s'effrayent à l'idée d'une immortalité immobile et silencieuse, peuplée seulement de souvenirs ou de remords. Une expiation éternelle leur semble un outrage à la piété, une éternelle béatitude leur paraît voisine du néant; une succession d'existences actives les satisfait davantage. Mais quel est le champ ouvert à ces métamorphoses? Sommes-nous à jamais enchaînés à la condition humaine et condamnés à renaître dans les générations futures, en buvant, à chaque renaissance, l'eau du fleuve d'oubli? Ou bien l'humanité est-elle placée au milieu d'une échelle sans fin, et pouvons-nous redescendre par nos fautes tous les degrés de la vie organisée, ou nous élever par des incarnations nouvelles vers les Élysées lointains? L'apothéose dont Empédocle cherchait la route dans le cratère de l'Etna recule-t-elle, comme les pays bleus de l'horizon, à mesure qu'on s'en approche, et le ciel n'est-il que l'asymptote des aspirations mystiques?

La poésie primitive ne connaissait pas le fleuve Lèthè; elle gardait le souvenir de toutes les action des hommes. A sa voix la meute déchaînée des Erinnyes, les Imprécations vengeresses poursuivaient jusque dans la mort le parjure et le meurtre, la trahison et l'adultère; les degrés de l'Olympe s'abaissaient devant les héros, et autour de leurs tombes montait l'encens des hymnes. A leur tour, les ancêtres, se sentant vivre dans la mémoire des hommes, n'oubliaient pas ceux qui se souvenaient d'eux; un lien plus fort que la vie les retenait près de la terre, l'indestructible chaîne de nos prières et de leurs bieufaits. Mais quand les peuples ont perdu leurs traditions, les morts oubliés nous oublient à leur tour, ils peuvent chercher de nouvelles destinées, et rentrer par le Lèthè dans le tourbillon de la vie. universelle. Ils peuvent redescendre sur la terre, les uns pour réparer les fautes d'une vie antérieure et se purifier par de nouvelles luttes, les autres, les rédempteurs mortels, pour ramener, par le

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spectacle des vertus antiques, les peuples qui s'égarent, et pour se retremper encore aux sources de l'apothéose. Quand tous ceux qui les pleurent seront allés les rejoindre, ils partiront pour les sphères inconnues, les plus forts guidant les plus faibles, comme sur la terre, et les soutenant de leurs ailes à travers la Voie lactée, qui est le chemin des âmes. La doctrine des métempsycoses n'est donc pas aussi difficile à concilier qu'elle le paraît d'abord avec la notion homérique de l'immortalité du souvenir. D'ailleurs le peuple ne s'arrête guère devant les difficultés théologiques. Cependant il ne semble pas que ces doctrines aient jamais été très-populaires en Grèce; en général, on s'en tenait au culte des Héros, et si d'autres conséquences semblaient sortir de la religion des mystères, les philosophes seuls s'en préoccupaient.

Depuis que l'œuvre de la poésie était achevée, la philosophie essayait de prendre la direction des esprits et de transformer la religion nationale. Elle commença par opposer une négation à chacune des affirmations de la théologie des poëtes. Pour préciser les données générales de la révélation primitive, la poésie avait donné aux principes divins les caractères de l'humanité; si elle avait dépassé les limites imposées à la connaissance, les chefs-d'œuvre de l'art, et les vertus héroïques qui étaient son œuvre, auraient dû suffire pour l'absoudre; mais les philosophes prétendaient épurer la notion divine en lui ôtant tout ce qu'elle avait d'humain, et chaque jour ils retranchaient quelque trait des types conçus par le génie des poëtes. L'idéal divin se noyait peu à peu dans une vague pénombre. La philosophie aurait voulu le reconstituer sous une autre forme; mais comment trouver, dans la pensée humaine, l'idée d'un attribut étranger à l'humanité? Toute affimation religieuse est entachée d'anthropomorphisme; les philosophes durent se borner à personnifier l'idée abstraite du divin. Ce Dieu insaisissable pour l'intelligence, relégué dans des hauteurs inaccessibles, près du vide éternel, comme un monarque d'Orient dans son palais impénétrable, ne pouvait satisfaire le peuple habitué à vivre dans la familiarité de ses Dieux. Plutôt que de se contenter d'une abstraction métaphysique, il aimait mieux accepter l'apothéose d'Alexandre, qui venait de renouveler en Asie les exploits fabuleux d'Hèraklès et de Dionysos.

Ce fut le point de départ de ces divinisations monstrueuses qui déshonorèrent la fin du vieux monde. Cependant le sentiment moral se révoltait contre cette adoration des tyrans. C'est alors que le der

nier-né des races divines vint satisfaire l'attente universelle d'un nouveau Dieu sauveur. Le fils de la Pureté immaculée fécondée par l'Inspiration céleste réunissait en lui le dogme oriental de l'incarnation et le dogme grec de l'apothéose; c'était à la fois un Dieu venu du ciel pour sauver les hommes et un homme s'élevant au ciel par la vertu. Le peuple salua comme son rédempteur le charpentier mort du supplice des esclaves; la philosophie, qui attendait toujours le vengeur de Socrate, reconnut la Parole incréée dans ce philosophe, ennemi des prêtres et crucifié par eux. L'anthropomorphisme atteignit sa dernière limite l'humanité s'adora elle-même, non plus dans sa force et dans sa beauté, mais dans ses humiliations, dans ses misères et dans sa mort, et les yeux fixés sur le gibet de l'Homme-Dieu, symbole du sacrifice volontaire et de la rédemption par la douleur, elle s'enveloppa dans son linceul en attendant la résurrection promise.

La religion nouvelle était un pont jeté entre deux races. En échange de son Dieu unique, la race de Sem reçut le dogme de l'immortalité de l'âme, et elle ne doit pas se plaindre d'avoir perdu à ce marché. Il est vrai qu'elle ne comprit pas d'abord la pensée spiritualiste de la Grèce, et qu'elle ne l'accepta que sous la forme grossière d'une résurrection des corps. Mais les peuples d'Europe n'attendirent pas le jugement dernier pour invoquer les saints. En abandonnant le polythéisme, leur religion naturelle, ils conservèrent le culte des médiateurs humains qui en est la conséquence. Cette pieuse croyance était trop profondément enracinée chez les races indo-européennes pour ne pas rester debout au milieu des ruines. Malgré les lassitudes de notre siècle, elle est encore vivante aujourd'hui plus sceptique se découvre sur le passage des morts; ce n'est plus la foi peut-être, mais c'est toujours l'espérance. Respectons le dernier débris de l'héritage de nos pères, le dernier écho de cette révélation qu'ils ont reçue à leur naissance sur les neiges de l'Himalaya.

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Y a-t-il pour les religions une métempsycose? Les peuples d'Occident, les neveux des Aryas, chercheront-ils un jour, dans leurs traditions de famille, quelque chose de plus que des sujets d'études archéologiques? L'enveloppe extérieure des idées divines, la forme sous laquelle elles se sont révélées au monde, elles ne la reprennent plus quand elles l'ont quittée, mais ne peuvent-elles, après de longues éclipses, reparaître sous une forme nouvelle? Si le principe de la pluralité des causes pouvait se réveiller dans la pensée des

hommes, ce ne serait pas sans doute avec le caractère poétique et plastique que lui avait donné la Grèce, mais il trouverait sans peine une expression scientifique en harmonie avec les besoins intellectuels des peuples nouveaux. La physique substituerait l'indépendance des forces à l'inertie de la matière, elle remplacerait ses systèmes mécaniques par des conceptions biologiques; au lieu d'assimiler les œuvres divines aux œuvres humaines, et d'y voir des machines à ressorts mues par une impulsion étrangère, elle y verrait des manifestations vivantes d'activités spontanées. Cette notion républicaine du monde réagirait sur la morale sociale, et la forcerait à chercher la source du droit dans la nature intime et les relations normales des êtres, et non dans une autorité extérieure. Pour les sociétés humaines comme pour l'univers, l'ordre sortirait de l'autonomie des forces et de l'équilibre des lois.

Mais qu'importe aux principes éternels que l'humanité les accepte ou les repousse? Ils vivent dans leur sphère immobile et s'inquiètent peu des réalités changeantes. Nos opinions n'ont d'influence que sur nos propres destinées, et notre action ne peut accélérer ni entraver la marche générale des choses. Laissons donc l'avenir sur les genoux des Dieux, et puisque le présent seul nous appartient, contentons-nous de rendre une justice impartiale à toutes les formes de la pensée humaine. C'est bien assez peu d'être un homme, sans se condamner à n'être que de son temps et de son pays. Les époques stériles, qui ne peuvent plus donner à l'idéal une forme nouvelle, peuvent du moins comparer celles sous lesquelles il s'est révélé au passé. Quand l'avenir n'a plus de promesses, l'esprit se nourrit de souvenirs, et pour les races fatiguées la société des morts vaut mieux que celle des vivants.

LOUIS MÉNARD,

Docteur ès lettres..

ESSAIS DE CRITIQUE ET D'HISTOIRE. ESSAI SUR LA FONTAINE.

ESSAI SUR TITE-LIVE.

Dans un article de madame de Staël, écrit à propos du livre de M. de Barante sur le dix-huitième siècle et supprimé par la censure impériale, on lit cette prédiction: « Le dix-huitième siècle énonçait les principes d'une manière trop-absolue; peut-être le dix-neuvième commentera-t-il les faits avec trop de soumission. >>

Il faut avouer que nous avons tout fait pour justifier cette triste prophétie, et le défaut de notre siècle, que signalait ainsi d'avance madame de Staël, ne me paraît que trop constaté. Nous pouvons, il est vrai, consoler ici notre amour-propre, en nous disant que ce défaut tient à une qualité : si nous commentons trop docilement les faits, au moins avons-nous pris la peine de les connaître; ce que négligeaient un peu trop nos pères. Leur siècle était un philosophe; le nôtre est un historien. L'histoire est peut-être la plus incontestable de ses gloires; mais, comme toute gloire humaine, il a fallu la payer. Connaître et comprendre le passé est fort bien, sans doute; mais l'intelligence des faits n'en doit pas devenir l'adoration. C'est cet abus que, sans pessimisme aucun, il est permis de déplorer. Notez que je ne parle nullement ici des inconvénients moraux que cette docilité entraîne, et que l'honneur doit flétrir d'un autre nom. Mais dans le domaine de l'histoire proprement dite, on ne s'est pas contenté de comprendre les événements; trop souvent il a semblé que, du moment qu'un fait cessait d'être inexplicable, il devenait légitime, et l'on a été jusqu'à dire que l'existence d'un fait était sa justification. En politique, le respect exagéré de la tradition s'est retrouvé même chez ceux qui prétendaient rompre avec elle : les partis se sont affublés de déguisements historiques, parés de dénominations anciennes, ajoutant ainsi de gaieté de cœur la solidarité du passé à la responsabilité du présent; au temps de la Restauration par exemple, l'histoire de la révolution d'Angleterre était devenue un magasin de costumes à l'usage de tous les partis. Les arts ont souvent substitué à la réalisation de l'idéal les préoccupations de l'archéologie et le fanatisme du pastiche. Les philosophes eux-mêmes, les idéologues, n'ont

Tome X.

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