Page images
PDF
EPUB

par lesquelles les mauvais comédiens sollicitent le rire du public et perdent l'art.

Sigognac suivit les conseils de Bellombre et régla son jeu d'après cette idée, si bien que les acteurs l'applaudirent et lui prophétisèrent un succès.

La représentation devait avoir lieu à quatre heures du soir. Une heure avant, Sigognac revêtit le costume de Matamore que Léonarde avait élargi en défaisant les remplis nécessités par les amaigrissements successifs du défunt.

En s'introduisant dans cette défroque, le Baron se disait qu'il eût été sans doute plus glorieux de se barder de buffle et de fer comme ses ancêtres que de se travestir à l'histrionne pour représenter un faux brave, lui qui était un véritable vaillant capable de prouesses et coups de main héroïques, mais la fortune adverse le réduisait en ces extrémités fâcheuses, et il n'avait pas d'autre moyen d'existence. Déjà le populaire affluait et s'entassait dans la grange. Quelques lanternes suspendues aux poutrelles soutenant le toit jetaient une lumière rougeâtre sur toutes ces têtes brunes, blondes, grisonnantes, parmi lesquelles se détachaient quelques blanches coiffes de femme.

D'autres lanternes avaient été placées en guise de chandelles sur le bord du théâtre, car il fallait prendre garde de mettre le feu à la paille et au foin.

La pièce commença et fut attentivement écoutée. Derrière les acteurs, car le fond de la scène n'était pas éclairé, se projetaient de grandes ombres bizarres qui semblaient jouer la pièce en parodie, et contrefaire tous leurs mouvements avec des allures disloquées et fantasques; mais ce détail grotesque ne fut pas remarqué par ces spectateurs naïfs, tout occupés de l'affabulation de la comédie et du jeu des personnages, lesquels ils tenaient pour véritables..

Quelques vaches, que le tumulte empêchaient de dormir, regardaient la scène avec ces grands yeux dont Homerus, le poëte grégeois, fait une épithète louangeuse à la beauté de Junon, et même, un veau, dans un moment plein d'intérêt, poussa un gémissement lamentable qui ne détruisit pas la robuste illusion de ces braves patauds, mais qui faillit faire éclater de rire les comédiens sur leurs planches.

Le capitaine Fracasse fut applaudi à plusieurs reprises, car il remplissait fort bien son rôle, n'éprouvant pas devant ce public vulgaire l'émotion qu'il eût ressentie ayant affaire à des spectateurs plus diffi

ciles et plus lettrés. D'ailleurs, il était sûr que, parmi ces manants, nul ne le connaissait. Les autres comédiens, aux bons endroits, furent vigoureusement claqués par ces mains calleuses qui ne se ména geaient point, et avec beaucoup d'intelligence, selon Bellombre.

Sérafine exécuta sa morisque avec une fierté voluptueuse, des poses cambrées et provocantes, entremêlées de sauts pleins de souplesse, de changements de pieds rapides, et d'agréments de toutes sortes qui eussent fait pâmer d'aise même des personnes de qualité et des courtisans. Elle était charmante surtout lorsque, agitant audessus de sa tête son tambour de basque, elle en faisait bruire les plaquettes de cuivre, ou bien encore quand, frottant du pouce la peau brunie, elle en tirait un sourd ronflement avec autant de dextérité qu'une panderera de profession.

Cependant, le long des murailles, dans le manoir délabré de Sigognac, les vieux portraits d'ancêtres prenaient des airs plus rébarbatifs et renfrognés que de coutume. Les guerriers poussaient des soupirs qui soulevaient leurs plastrons de fer, et ils hochaient mélancoliquement la tête; les douairières faisaient une moue dédaigneuse sur leurs fraises tuyautées, et se roidissaient dans leurs corps de baleine et leurs vertugadins. Une voix basse, lente, sans timbre, une voix d'ombre, s'échappait de leurs lèvres peintes et murmurait: Hélas! le dernier des Sigognac a dérogé!

A la cuisine, assis tristement entre Béelzébuth et Miraut, qui attachaient sur lui de longs regards interrogateurs, Pierre songeait. Il se disait : « Où est maintenant mon pauvre maître?.. » et une larme, essuyée par la langue du vieux chien, coulait sur la joue brune du vieux serviteur.

(La suite à la prochaine livraison.)

THEOPHILE GAUTIER.

ÉTUDES SUR L'HELLÉNISME'

LES MYSTÈRES.

Il n'est pas de branche de l'hellénisme qui ait donné lieu à plus de discussions et d'hypothèses que les initiations mystiques. Tantôt on en a cherché l'origine hors de la Grèce, et on a supposé que les hiérophantes d'Éleusis et de Samothrace, héritiers de l'antique sagesse de l'Égypte, transmettaient à une aristocratie d'initiés un enseignement ésotérique, opposé à ce qu'on nomme les superstitions populaires. Tantôt on a cru que la religion pélasgique, proscrite et comprimée par les Hellènes, s'était réfugiée dans quelques sanctuaires, et s'y était conservée sous forme d'hérésie ou de société secrète. Puis, lorsqu'il s'est agi de deviner quelle était cette doctrine si soigneusement gardée par le sacerdoce, on ne s'est pas contenté de l'immortalité de l'âme, on a libéralement gratifié l'antiquité du dogme monarchique de l'unité divine. Heureusement pour les Grecs, tout cela n'est qu'un roman. Il n'y a jamais eu en Grèce ni inquisition ni persécution religieuse; le sacerdoce n'y fut jamais le dispensateur suprême de la vérité; l'immortalité de l'âme n'était pas le monopole d'une théocratie de lettrés, c'était une des bases de la religion populaire, et quant au monothéisme, qui eût été la négation de cette seligion, il ne s'y est introduit qu'aux dernières époques de la décadence, sous l'influence des doctrines philosophiques et des religions orientales. Pour être juste avec le passé, il faut éviter aussi bien les réhabilitations maladroites que les calomnies; il ne faut pas attribuer à des hommes d'une autre race et d'un autre âge des idées incompatibles avec leurs mœurs et en contradiction avec toute leur histoire, quand même ces idées seraient l'objet de nos prédilections.

Ce qui avait ouvert le champ à toutes ces hypothèses, c'est le secret attaché aux mystères; secret qui a été assez bien gardé pour qu'il soit difficile de donner une description complète et détaillée de ces

1. Voir la précédente livraison.

Tome X.-39 Livraison.

26

cérémonies. Les auteurs anciens y font cependant de fréquentes allusions, mais toujours enveloppées de reticences. Les auteurs chétiens qui ont écrit contre les mystères ne semblent les connaître qu'indirectement. Ils en parlent plutôt comme des gens qui auraient écouté aux portes que comme des témoins oculaires. Cependant, en réunissant les allusions des uns, les indiscrétions des autres, en les soumettant à un contrôle sévère, la critique contemporaine a réussi nonseulement à détruire les erreurs qu'avait produites une étude superficielle, mais à établir, d'une manière qui paraît définitive, un ensemble de faits très-satisfaisant. Ce sont les résultats de ces travaux1 que je vais essayer de résumer ici. Sans m'arrêter aux mystères de Samothrace, sur lesquels il y a encore beaucoup d'incertitude, je présenterai les caractères généraux de la religion d'Éleusis, qui est bien mieux connue, et je reviendrai sur les doctrines orphiques dont j'ai dit quelques mots dans un précédent article.

Les Grecs désignaient sous le nom de Mystères, du mot púer, fermer la bouche, rester muet, certaines cérémonies religieuses qui s'accomplissaient dans la nuit et en silence. Un mystère n'était pas pour eux un dogme incompréhensible pour la raison et imposé par l'autorité ou accepté par la foi; cette idée est tout à fait étrangère au polythéisme; c'était seulement un secret qu'on ne devait pas révéler, ἀπόῤῥητον, une chose ineffable. On appelait τελετή l'accomplissement des cérémonies qui composaient les mystères. Ce mot, qui signifie aussi perfectionnement, exprimait à la fois la consécration des signes visibles du mystère et la purification de ceux qui y participaient; c'est ce que nous traduisons par Initiation. Le nom d'Orgie était souvent confondu avec celui de mystères, mais en général on l'appliquait surtout aux fêtes Dionysiaques, soit parce qu'elles se célébraient dans les champs, év opɣáctv, soit à cause de leur caractère enthousiaste et extatique, ¿py; on finit par donner le nom d'orgies à toutes les fêtes bruyantes et désordonnées. Le nom de mystères, réservé d'abord aux fêtes des Déesses de l'agriculture, fut étendu de bonne heure aux fêtes de Dionysos, par suite de l'association des trois grandes divinités de la production et de la mort. Le culte de Dionysos sert de passage entre l'ancienne religion hellénique et les religions barbares qui l'altérèrent progressivement. Tous les dogmes nouveaux,

1. Voyez surtout l'Aglaophamus de Lobeck et les Mémoires de M. Guigniaut sur les mystères, dans le Recueil de l'Académie des inscriptions.

empruntés à la Phrygie, à la Perse, à la Syrie et à l'Égypte, s'introduisirent en Grèce sous la forme de mystères, et on finit par chercher hors de la Grèce, et surtout en Égypte, l'origine des initiations, comme on y avait cherché toutes les autres formes de la religion grecque.

On peut expliquer le caractère secret des mystères par des raisons théologiques qui tiennent aux rapports intimes du dogme et du culte dans l'antiquité. Toutes les fois que l'homme cherche à traduire sa pensée, soit par des gestes, soit par des mots, soit par des formes plastiques, il faut que le signe qu'il emploie soit la représentation aussi exacte que possible de la chose signifiée. Au début de toutes les langues on trouve l'harmonie imitative; dans les religions, que j'ai souvent comparées à des langues, les cérémonies extérieures sont toujours l'expression sensible des croyances populaires, et comme il faut un mot pour rendre chaque idée, à chaque symbole religieux correspond une forme particulière du culte. Plus un peuple a d'idées, plus sa langue est riche; le polythéisme est la synthèse la plus large de toutes les idées religieuses, sa langue religieuse doit donc être la plus riche et la plus variée; chacune de ses conceptions a une expression propre, une cérémonie spéciale qui en est le signe extérieur. Les Dieux du ciel sont invoqués à ciel ouvert; leur culte est public parce que leur action est visible au grand jour; leurs temples sont ouverts par en haut, et on ne les prends pas à témoin dans un endroit fermé. Le Dieu de la lumière et de l'harmonie, le Dieu prophète n'a pas de mystères; son temple est toujours ouvert, et chacun peut l'interroger. Le Dieu des transitions et des échanges, le Dieu commun à tous n'a pas de temples; mais sa statue est dans tous les carrefours, et son culte est mêlé à celui de tous les autres Dieux, comme celui de la vierge Hestia, la pierre du foyer. La Déesse politique de la civilisation, la vierge active, au génie pratique, règne sur les acropoles, d'où elle protége les cités. Le dompteur des monstres, le Héros divin qui a conquis le ciel par son courage, est honoré par les luttes viriles et les jeux sacrés. Mais les Déesses souterraines, dont l'action est cachée, ne peuvent être invoquées que dans un endroit fermé, péyapov; elles font germer les plantes et les font rentrer sous terre, elles tiennent les clefs de la vie et de la mort, et comme elles gardent leur secret dans un silence éternel, les cérémonies symboliques qui

1. Varro, De ling. lat.

« PreviousContinue »