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Nous disions tout à l'heure qu'il était nécessaire de démonétiser 1 l'un des métaux qui constituent aujourd'hui notre circulation, et de garder pour type celui qui offre les plus grandes probabilités de fixité de valeur. Est-ce l'or, est-ce l'argent? Nous n'avons pas la prétention de répondre positivement et en certitude de cause à cette question, qui ne peut être résolue qu'avec des renseignements beaucoup plus complets que tous ceux qu'on possède jusqu'à présent. Mais d'après les indications nouvelles qui résultent du travail de M. Laur, nous nous prononcerions pour l'argent. M. Laur croit pouvoir annoncer un dévoloppement considérable de la production de l'or et de l'argent à la fois. La valeur des deux métaux, n'étant plus dès lors déterminée par la rareté, dépendra absolument de leur prix de revient. Comparons donc les conditions de l'une et de l'autre production- toujours approximativement, bien entendu.

Qu'y a-t-il aujourd'hui de changé dans celle de l'argent? — Rien, dans la teneur générale des mines (M. Laur regarde comme peu importante et même peu durable la richesse exceptionnelle de quelques filons nouvellement découverts): rien dans le traitement, qui est toujours et paraît devoir être longtemps encore la méthode du patio. Seulement, un élément capital de ce traitement, le mercure, va baisser de prix. Il doit être possible, sinon facile d'en évaluer à peu près l'effet. Un kilog. d'argent, qui vaut 210 fr., consomme 1 kilog, 1/3 de mercure environ. Le mercure paraît pouvoir baisser de 10 fr. le kilog. à 3 fr.; c'est donc une différence de 13 fr. à 4 fr., ou 9 fr. par kilog. d'argent - 4 ou 5 p. 100. Il y aura de plus une réduction dans le chiffre des frais de roulement, de 33 p. 100 à peu près (10 kilog. 1/2 de mercure par kilog. d'argent qui sont reproduits par distillation: 31 fr. au lieu de 105 fr., ou 64 fr., par kilog. d'argent traité). Mais cette réduction, portant sur le capital de roulement, ne doit compter, dans la réduction du prix de revient, que pour son intérêt : 2 ou 3 p. 100. Il faut ajouter à cela l'économie sur la main d'œuvre résultant de la possibilité de traiter tout le minerai des bonnes mines, au lieu d'en trier seulement la moitié la plus riche; puis enfin les avantages d'une production plus large, plus régulière, plus encouragée par le bénéfice. De tout cela, estimé par aperçu, il

1. Disons en passant que démonétiser un métal n'est pas en supprimer l'usage dans les payements. L'or, sous la monarchie constitutionnelle, était, par le fait, démonétisé, puisqu'il donnait lieu à une prime variable; et néanmoins il servait aux payements. La démonétisation n'entraîne qu'un agio.

ne paraît pas, en somme, devoir résulter une réduction de plus de 10 p. 100 sur les prix généraux de revient.

Voyons l'or maintenant, et prenons l'exploitation du plateau de l'Yuba avec l'atelier d'Eureka pour type. Nous avons dit que la Compagnie des lacs, au moyen de quelques barrages faciles à faire, peut disposer de 4 à 500 millions de mètres cubes d'eau par an, c'est-àdire plus qu'il ne faut pour desservir 100 ateliers égaux à celui d'Eureka et produire 60 millions d'or par année.

Ces 100 ateliers auront alors, pour frais de dépenses courantes, achats d'eau, main-d'œuvre, outils, entretien, etc., environ 13,500,000 fr.

A quoi il faut ajouter le service des intérêts et amortissements de leurs tunnels et autres installations préparatoires. Pour Eureka, cette dépense a été de 140,000 fr. Cela ferait, pour les 100 ateliers, 14 millions: mettons-en 50. A 12 p. 100 pour le service des intérêts et amortissements, soit.

Dépense totale...

6,000,000 fr. 19,500,000 fr.

Le prix de revient de 60 millions d'or serait donc d'à peu près 20 millions sur le plateau de l'Yuba; on pourrait donc livrer l'or (prix coûtant) au tiers de sa valeur actuelle: 1 fr. 13 c. le gramme environ.

Ainsi on n'aperçoit pour l'argent, en tenant compte de toutes les économies de production, qu'une baisse possible de 10 p. 100 de sa valeur, tandis que pour l'or, on trouve une baisse de 66 p. 100. Le choix de l'argent comme étalon semble donc indiqué ici aussi clairement que possible.

Nous ne contesterons pas qu'il n'y ait dans tout ceci une part trèsgrande laissée aux conjectures. On peut se demander si réellement on trouvera beaucoup de placers qui puissent s'exploiter comme celui de l'Yuba, avec les mêmes conditions de profondeur, de pente, de niveau élevé, et surtout d'irrigabilité (car, pour les placers, on en a de tous côtés : c'est l'eau plus que l'or qui manquera). On peut élever des doutes sur la possibilité de pratiquer en grand et de continuer longtemps un mode d'extraction qui démolit des montagnes entières, ce qui nécessairement doit finir par encombrer de graviers stériles les vallées qui servent de débouchés aux tunnels, etc. Tout cela ne pourra être discuté que lorsque des explorateurs intelligents,

comme M. Laur, auront étudié, en y mettant le temps et les moyens nécessaires, chacun des principaux centres de la production aurifère. Nous n'avons voulu que poser ici des jalons.

Quoi qu'il en soit, la question de l'or a pris, depuis les renseignements rapportés par M. Laur, un caractère tout nouveau d'importance. Pendant trois siècles et demi l'Amérique n'a pas donné en tout plus de 10 milliards d'or au monde. Depuis la découverte de la Californie et de l'Australie, c'est-à-dire en douze ans seulement, cette masse a dû plus que doubler: car la production totale de l'or est, par an, aujourd'hui de 300 millions à peu près. L'effet de cet accroissement s'est déjà traduit par une baisse de valeur que personne n'essaye plus de nier. Si cette quantité venait à être doublée ou triplée, si la production s'élevait à 800 ou 900 millions par an, il est hors de doute que la baisse prendrait une allure extrêmement marquée. Or que faudrait-il pour cela? Qu'on vînt à appliquer à une dizaine de placers de la puissance de celui de l'Yuba la méthode d'exploitation qui paraît y donner de si magnifiques résultats. N'y a-t-il pas toute espèce de probabilités que, sur les espaces immenses que présentent les terrains aurifères, en Californie, en Australie, dans l'Amérique centrale, dans la Sibérie, etc., on trouvera bien 10 ou 12 placers de même valeur que le plateau de l'Yuba, et comme lui susceptibles d'être lavés à grand renfort d'eau? Croiton que les capitaux soient assez timides pour se tenir bien longtemps à l'écart d'entreprises qui, si nous en jugeons par l'essai des mineurs californiens, semblent devoir solder largement la totalité de leurs avances par les produits de deux années de pleine exploitation, et qui pourront vendre couramment l'or le triple de ce qu'il leur coûte?... Tout ce qu'il y a là de conjectural ne détruit pas ce qui reste de très-sérieux. Il existe une commission nommée depuis longtemps par le gouvernement pour étudier la question de l'étalon monétaire : nous ne pouvons que l'engager à réfléchir sur les faits que révèle le rapport de M. Laur.

R. DE FONTENAY.

LE

CAPITAINE FRACASSE'

VII

OU LE ROMAN JUSTIFIE SON TITRE.

On marcha d'abord aussi vite que le permettaient les forces du vieux cheval restaurées par une bonne nuit d'étable et l'état de la route couverte de la neige tombée la veille. Les paysans malmenés par Sigognac et le Tyran pouvaient revenir à la charge en plus grand nombre, et il s'agissait de mettre entre soi et le village un espace suffisant pour rendre la poursuite inutile. Deux bonnes lieues furent parcourues en silence, car la triste fin de Matamore ajoutait de funèbres pensées à la mélancolie de la situation. Chacun songeait qu'un beau jour il pourrait être ainsi enterré sur le bord du chemin, parmi les charognes et abandonné aux profanations fanatiques. Ce chariot poursuivant son voyage symbolisait la vie, qui avance toujours sans s'inquiéter de ceux qui ne peuvent suivre et restent mourants ou morts dans les fossés. Seulement le symbole rendait plus visible le sens caché, et Blazius à qui la langue démangeait se mit à moraliser sur ce thème avec force citations, apophthegmes et maximes que ses rôles de pédant lui suppéditaient en la mémoire.

Le Tyran l'écoutait sans sonner mot et d'un air refrogné. Ses préoccupations suivaient un autre cours, si bien que Blazius remarquant la mine distraite du camarade lui demanda à quoi il songeait.

-Je songe, répondit le Tyran, à Milo Crotoniate qui tua un bœuf d'un coup de poing et le mangea dans une seule journée. Cet exploit me plaît et je me sens capable de le renouveler.

1. Voir les 28, 29, 30, 31° et 34 livraisons.

- Par malheur il manque le bœuf, fit Scapin en s'introduisant dans la conversation.

Oui, répliqua le Tyran, je n'ai que le poing... et l'estomac. Oh! bienheureuses les autruches qui se sustentent de cailloux, tessons, boutons de guêtres, manches de couteaux, boucles de ceinture et telles autres victuailles indigestes pour les humains. En ce moment, j'avalerais tous les accessoires du théâtre. Il me semble qu'en creusant la fosse de ce pauvre Matamore j'en aie creusé une en moi-même tant large, longue et profonde que rien ne la saurait combler. Les anciens étaient fort sages, qui faisaient suivre les funérailles de repas abondants en viandes, copieux en vins pour la plus grande gloire des morts et meilleure santé des vivants. J'aimerais en ce moment accomplir ce rite philosophique très-idoine à sécher les pleurs.

En d'autres termes, dit Blazius, tu voudrais manger. Polyphème, ogre, Gargantua, Gouliaf, tu me dégoûtes.

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Et toi, tu voudrais bien boire, répliqua le Tyran. Sable, éponge, outre, entonnoir, barrique, siphon, sac à vin, tu excites ma pitié.

Qu'une fusion à table des deux principes serait douce et profitable! dit Scapin d'un air conciliateur. Voici sur le bord de la route un petit bois taillis merveilleusement propre à une halte. On y pourrait détourner le chariot, et s'il y reste encore quelques provisions de bouche, déjeuner tant bien que mal, abrités de la bise, derrière ce paravent naturel. Cet arrêt donnera au cheval le temps de se reposer et nous permettra de confabuler, tout en grignotant nos bribes, sur les résolutions à prendre pour l'avenir de la troupe, qui me paraît diablement chargé de nuages.

Tu parles d'or, ami Scapin, dit le Pédant, et nous allons exhumer des entrailles du bissac, hélas ! plus plat et dégonflé que la bourse d'un prodigue, quelques reliefs, restes des splendeurs d'autrefois : murailles de pâtés, os de jambon, pelures de saucisses et croûtes de pain. Il y a encore dans le coffre deux ou trois flacons de vin, les derniers d'une vaillante troupe. Avec cela on peut non pas satisfaire, mais bien tromper sa faim et sa soif. Quel dommage que la terre de ce canton inhospitalier ne soit pas comme cette glaise dont certains sauvages d'Amérique se lestent le jabot lorsque la chasse et la pêche ont été malheureuses!

On détourna la voiture, on la remisa dans le fourré, et le cheval dételé se mit à chercher sous la neige de rares brins d'herbe qu'il

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