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« Tu es saint, saint, — le roi des anges du Ciel, notre Seigneur,

-et tes jugements sont justes et vastes,

ils règnent éternellement partout dans la multitude de tes ouvrages. » Ce sont là les chants des anciens serviteurs d'Odin, tonsurés à présent et enveloppés dans une robe de moine. Leur poésie est restée la même; ils pensent à Dieu, comme à Odin, par une suite d'images courtes, accumulées, passionnées, qui sont comme une file d'éclairs. Les hymnes chrétiennes continuent les hymnes païennes. Un d'entre eux, Adhlem, s'était établi sur le pont de sa ville, et répétait des odes guerrières et profanes en même temps que des poésies religieuses, pour attirer et instruire les hommes de son temps. Il le pouvait sans changer de ton. Il y a tel chant, un chant de funérailles, où c'est la mort qui parle, l'un des derniers, composé en saxon, d'un christianisme terrible, et qui en même temps semble sortir des plus noires profondeurs de l'Edda. Le mètre, bref, tinte brusquement à coups pressés comme le glas d'une cloche. Il semble qu'on entende les lourds répons retentissants qui roulent dans l'église pendant que la pluie fouette les vitraux ternes, que les nuages déchirés roulent lugubrement dans le ciel, et que nos yeux, fixés sur la face pâle du mort, sentent d'avance l'horreur de la fosse humide où les vivants vont le jeter 1.

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« Pour toi une maison fut bâtie - avant que tu fusses né. Pour toi un moule fut façonné — avant que tu fusses sorti de ta mère;- sa hauteur n'est point marquée, — ni sa profondeur mesurée ; — il ne sera point fermé, — si longtemps qu'il y ait, jusqu'à ce que je t'amène là où tu resteras, — jusqu'à ce que je mesure - toi et les mottes de la terre. - Ta maison n'est pas à haute charpente. Elle n'est pas haute, elle est basse- quand tu es dedans. -L'entrée est basse. Les côtés ne sont pas hauls.- Le toit est bâti — tout près de ta poitrine. Ainsi tu habiteras dans la terre froide, obscure et noire, qui pourrit tout. — Sans portes est cette maison, et il fait sombre au dedans. — Là, tu es solidement retenu, — et la mort tient la clef. — Hideuse est cette maison de terre, et il est horrible d'habiter dedans. Là, tu habiteras, tes amis.

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et les vers avec toi. et tu quittes Tu n'as pas d'amis, — qui veuille venir avec toi. — Qui jamais si cette maison t'agrée? Qui jamais ouvrira pour toi la porte, - et te cherchera? Car bientôt tu deviens hideux, regarder. >>

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Jérémie Taylor a-t-il trouvé une peinture plus lugubre? Les deux poésies religieuses sont si voisines, qu'elles peuvent fondre ensemble

1. Conybeare's, 222, Illustrations.

leurs disparates, leurs images et leurs légendes. Dans l'histoire de Beowulf, toute païenne, Dieu apparaît comme un Odin plus puissant et plus calme, et ne diffère de l'autre que comme un Bretwalda sédentaire diffère d'un chef de bandits aventurier et héros. Les monstres scandinaves, les lotes ennemis des Ases ne se sont point évanouis; seulement ils descendent de Caïn, et des géants noyés par le déluge; l'enfer nouveau est presque le Nastrond antique, << mortellement glacé, pleins d'aigles sanglants et de serpents pâles; » et le formidable jour du dernier jugement, où tout croulera en poussière pour faire place à un monde plus pur, ressemble à la grande destruction finale de l'Edda, à « ce crépuscule des dieux, » qui s'achèvera par une renaissance victorieuse, et par une joie éternelle << sous un soleil plus beau. >>

Par cette conformité naturelle, ils se sont trouvés capables de faire des poëmes religieux qui sont de véritables poëmes; on n'est puissant dans les œuvres de l'esprit que par la sincérité du sentiment personnel et original. S'ils peuvent conter des tragédies bibliques, c'est qu'ils ont l'âme tragique et à demi biblique. Ils mettent dans leurs vers, comme les vieux prophètes d'Israël, leur véhémence farouche, leurs haines meurtrières, leur fanatisme, et tous les frémissements de leur chair et de leur sang. Un d'entre eux, dont le poëme est mutilé, a conté l'histoire de Judith; avec quel souffle! on va le voir; il n'y a qu'un barbare pour montrer en traits si forts, l'orgie, le tumulte, le meurtre, la vengeance et le combat :

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« Alors Holopherne-fut échauffé par le vin. Dans les salles de ses convives, -il poussa des éclats de rire et des cris,-il hurla et rugit, de sorte que les enfants des hommes purent entendre de loin quelle clameur, quelle tempête de cris-poussait le chef terrible, excité et enflammé par le vin. Les coupes profondes furent souvent portées - derrière les bancs. - De sorte que l'homme pervers, le farouche distributeur de richesses, lui et ses hommes, - pendant tout le jour-s'enivrèrent de vin, — jusqu'à ce qu'ils fussent tombés, -gisants et soûlés, toute sa noblesse, comme s'ils étaient morts. »

-

La nuit venue, il commande que l'on conduise dans sa tente « la vierge illustre, la jeune fille brillante comme une fée; » puis, étant

1. Kemble, t. I, liv. I, XII. Dans ce chapitre il a rassemblé une foule de traits qui marquent la persistance de l'ancienne mythologie.

allé la retrouver, il s'affaisse ivre au milieu de son lit. Le moment était venu pour « la fille du Créateur, pour la sainte femme. >>

son cou.

Elle saisit le païen - fortement par la chevelure, elle le tira par les membres- vers elle ignominieusement. Et l'homme malfaisant,— odieux, fut livré à sa volonté.- La femme aux cheveux tressés - frappa le détestable ennemi - avec l'épée rouge-jusqu'à ce qu'elle eut tranché à demi - De sorte qu'il était gisant, — évanoui et blessé à mort. — Il n'était pas encore mort,―ni tout à fait sans vie. Elle frappa alors violemment, la femme glorieuse en force! - une seconde fois le chien païen, — jusqu'à ce que sa tête eut roulé sur le sol. - L'ignoble carcasse gisait sans vie; son âme alla tomber sous l'abîme, et là fut plongée au fond, - attachée blessée éternellement par les vers. Enchaîné dans les durement emprisonné, il brûle dans l'enfer. - Après sa vie, - englouti dans les ténèbres, il ne peut plus espérer qu'il s'échappera de cette maison des vers. Mais il restera là, toujours et toujours, fin, dorénavant dans cette caverne-vide des joies de l'espoir. »>

avec du soufre, tourments,

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Quelqu'un a-t-il entendu un plus âpre accent de haine satisfaite? Quand Clovis eut écouté la Passion, il s'écria : « Que n'étais-je là avec mes Francs! » Pareillement ici le vieil instinct guerrier s'enflammait au contact des guerres hébraïques. Sitôt que Judith est rentrée,

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« Les hommes sous leurs casques-sortent de la sainte cité- dès l'aurore. Il font gronder les boucliers.—Ils rugissent bruyamment.—A ce cri se réjouissent dans les bois le loup maigre-et le corbeau décharné, l'oiseau avide de carnage; tous les deux accourent de l'Ouest, - parce que les fils des hommes ont pensé à leur préparer leur soûlée de cadavres. - Et vers eux volent dans leurs sentiers- le rapide dévorateur, l'aigle — aux plumes grises; - le milan de son bec recourbé- chante la chanson d'Hilda. Les nobles guerriers s'avancèrent, les hommes aux cottes de mailles, vers la bataille, - armés de boucliers, les bannières gonflées....— Promptement ils firent voler - des pluies de flèches, — serpents d'Hilda, — de leurs arcs de corne. Il y avait dans la plaine une tempête de lances. Furieusement se déchaînaient les ravageurs de la bataille. Ils envoyaient leurs dards dans la foule des chefs..... Eux qui auparavant avaient enduré les reproches des étrangers, — les insultes des païens, - leur payèrent à ce jeu des épées tout ce qu'ils avaient souffert. »>

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Entre tous ces poëtes inconnus il y en a un dont on sait le nom, Coedmon, peut-être l'ancien Caedmon, l'inventeur du premier hymne, qui du moins, comme l'autre, repensant la Bible avec la

1. Grein. Bibliothek der Angelsæchsischen poesie.

vigueur et l'exaltation barbare, a montré la grandeur et la fureur du sentiment avec lequel les hommes de ce temps entraient dans leur nouvelle religion. Lui aussi, il chante quand il parle; quand il nomme l'Arche, c'est par une profusion de noms poétiques, «< la maison flottante, la plus grande des chambres flottantes, la forteresse de bois, le toit mouvant, la caverne, le grand coffre de mer, » et dix autres. Chaque fois qu'il y pense, il la voit intérieurement, comme une rapide apparition lumineuse, et chaque fois sous une face nouvelle, tantôt ondulant sur les vagues limoneuses entre deux bandes «< d'écume,» tantôt allongeant sur l'eau son ombre énorme, noire, haute comme celle « d'un château,» tantôt enfermant dans ses flancs«< caverneux » le fourmillement infini des animaux entassés. Comme les autres, il combat, de cœur, avec Dieu; il triomphe, en guerrier, de la destruction et de la victoire; et quand il conte la mort de Pharaon, il balbutie avec l'ivresse de la colère, les regards troubles, parce que le sang lui monte aux yeux. « Le peuple fut épouvanté,le flot terrible arriva sur eux. Le vent frémissant · faisait un hurlement de mort... La mer vomissait du sang,

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il y avait une lamentation sur les eaux... L'obscurité de l'abîme commençait.Les Égyptiens s'étaient retournés. — Ils fuyaient effrayés ! — Ils sentirent la crainte jusqu'au fond de leur cœur. L'armée aurait bien voulu rentrer dans son pays. Leur orgueil était abbattu. - Une seconde fois le terrible roulement des flots vint les saisir. - Il n'y avait pas un d'eux qui pût revenir, -pas un des guerriers qui pût rentrer dans sa maison. La Destinée, au milieu de leur course, par derrière, les avait enfermés. Là où tout à l'heure la voie était ouverte, roulait la mer furieuse. L'armée fut engloutie. - Les flots s'enflaient. - La tempête montait bien haut dans le ciel. L'armée se lamentait. Ils criaient, ô douleur!jusqu'à la nue ténébreuse, d'une voix défaillante. Avec un frémissement affreux, la fureur de l'Océan se déchaînait, — réveillée de son sommeil. Les terreurs se levaient, et les cadavres roulaient. >>

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Le cantique de l'exode est-il plus saccadé, plus véhément et plus sauvage? Ces hommes peuvent parler de la création comme la Bible, puisqu'ils parlent de la destruction comme la Bible. Ils n'ont qu'à descendre dans leur fond intime, ils y trouveront une émotion assez forte pour tendre leur âme jusqu'au niveau du Tout-Puissant. Cette émotion était déjà dans leurs légendes païennes, et Cœdmon, pour

raconter l'origine des choses, n'a besoin que de retrouver les anciens rêves, tels qu'ils se sont fixés dans les prophéties de l'Edda.

Seigneur, sans forme encore et sans usage.

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noirs, sous le ciel

comme d'une ca

-

se pres

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« Il n'y avait encore- rien qui fût,—sauf l'obscurité, verne, mais le vaste abime- s'ouvrait profond et obscur, -étranger à son - Sur lui le roi sévère - tourna les yeux, et contempla le gouffre triste. Il vit les noirs nuages ser sans repos, sombre et désert. Il fit d'abord, l'éternel Seigneur! — le Père de toutes les créatures ! — la terre et le firmament. Il mit en haut le firmament, et cette vaste étendue de la terre, il l'établit le tout-puissant Roi !.... La terre n'é- mais l'Océan, - noir d'une obscurité au loin et au large-couvrait les chemins déserts'. >>

par sa force redoutable,

tait pas encore verte de gazon;

éternelle,

-

Ainsi parlera plus tard Milton, héritier des voyants hébreux, dernier des voyants scandinaves; mais muni, pour développer sa pensée, de toutes les ressources de l'éducation et de la civilisation latines. Et néanmoins il n'ajoutera rien au sentiment primitif. On n'acquiert point l'instinct religieux; on l'a dans le sang et on en hérite; il est ainsi des autres, en premier lieu de l'orgueil, de l'indomptable énergie qui a conscience d'elle-même, qui révolte l'homme contre toute domination, et l'affermit contre toute douleur. Le Satan de Milton est déjà dans celui de Coedmon, comme un tableau dans une esquisse; c'est que tous les deux ont leur modèle dans la race; et Coedmon a trouvé ses matériaux dans les guerriers du Nord, comme Milton dans les puritains.

• Pourquoi implorerais-je

a

sa faveur

ou m'inclinerais-je devant luiavec quelque obéissance? - Je puis être un Dieu, comme lui. Debout avec moi!-forts compagnons, — qui ne me tromperez pas dans cette lutte! - Guerriers au cœur hardi, qui m'avez choisi

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pour votre chef! - Illus tres soldats ! Avec de tels guerriers, en vérité!— on peut choisir un parti ;· avec de tels combattants, on peut saisir un poste. Ils sont mes amis zéfidèles dans l'effusion de leur cœur. Je puis, comme leur chef, gouverner dans ce royaume, je n'ai pas besoin de flatter personne, ne resterai plus dorénavant

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Il est vaincu; sera-t-il plié? Il est précipité « dans la cité d'exil, dans le séjour des gémissements et des haines âpres, dans la nuit éternelle, hideuse, traversée de fumée et de flammes rouges; » va

1. M. Kemble, 1, 407, a montré que l'analogie subsiste jusque dans les images.

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