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dans l'intérêt général. Dans un pays libre, qui a jamais imaginé de diriger et de gouverner l'opinion? Est-il un Yankee qui ne se fasse lui-même sa règle de conduite et qui ne choisisse en connaissance de cause son parti et son drapeau? La presse est un écho qui répète les idées de tout le monde, rien de plus. Ces innombrables journaux n'ont qu'un objet, accumuler les faits, les renseignements, les idées, multiplier et répandre la lumière ! Plus il y en a, plus chaque citoyen est à même de lire, de réfléchir, de juger par lui-même. Mettre la vérité à la portée de tous, voilà notre ambition; ce prétendu despotisme des journaux n'existe que dans votre imagination. Tout au plus serait-il possible là où un gouvernement malavisé, faisant du journalisme un monopole contre lui-même, ne souffrirait que dix ou quinze feuilles qu'il laisserait follement entre les mains des partis. Mais en Amérique, où il y a huit ou neuf cents journaux, où il en naît de nouveaux tous les jours, le nombre des tyrans a tué la tyrannie.

Soit; c'est un régime que n'a pas prévu Aristote : une aristocratie ou une démocratie de papier. En cet heureux pays, tout est gouvernement, excepté le gouvernement même. Vous autres journalistes (et tout le monde ici est journaliste), vous êtes plus que l'Église, plus que la justice, plus que l'État? Et qui donc êtes

vous?

La réponse est trop facile, dit Truth; nous sommes la société. - Mais si la société, si le peuple gouverne, qui donc sera gouverné?

Docteur, répondit le journaliste en souriant, quand vous vous conduisez dans la rue, qui donc est conduit? Par amour d'un mot, vous faut-il des lisières? Quand vous gouvernez vos passions (ce que vous ne faites pas toujours), qui donc est gouverné? Il y a un âge mûr pour les peuples comme pour les individus. Que la Chine vieillisse dans une éternelle enfance, je la plains; mais nous chrétiens, nous citoyens d'un grand pays, nous ne sommes pas un peuple d'idiots et d'interdits; il y a longtemps que nous sommes sortis de tutelle et que nous faisons nous-mêmes nos affaires. Qu'est-ce que cette souveraineté du peuple que nous affichons depuis soixante-dix ans en tête de nos constitutions, sinon une déclaration de majorité? -Des comparaisons ne prouvent rien, repris-je sèchement; ce qui est vrai d'un individu n'est pas vrai d'une nation.

Toujours des mots, docteur. Une nation, c'est une collection d'individus. Ce qui est vrai de dix, de vingt, de mille personnes, est

aussi vrai d'un million. A quel chiffre commence donc l'incapacité?

- Non, dis-je, il n'est pas vrai qu'une nation soit une simple collection d'individus; c'est tout autre chose.

- C'est-à-dire que le total d'une addition est autre chose que la somme de toutes les unités?

— Erreur! m'écriai-je, fatigué de discuter avec un esprit borné. Il y a ici une différence qui crève les yeux. Pour se débarrasser des intérêts particuliers, quel est le mot magique qu'invoquent tous les hommes d'État? L'intérêt général. L'utilité publique, c'est la négation des droits individuels telle est du moins la façon de raisonner et d'agir en tout pays civilisé. S'il suffisait d'écouter le vœu de la majorité et d'additionner des intérêts et des désirs, je vous demande un peu ce que serait la politique: un métier d'épicier, un rôle à la portée du premier honnête homme venu. Vous figurez-vous un César, un Richelieu, un Cromwell, un Louis XIV, écoutant la voix du paysan, ou prenant le vote de quelques millions de bourgeois? Que deviendraient les combinaisons, les alliances, les guerres, tous ces coups d'éclat, tous ces jeux de fortune où triomphent les héros? Traîner une nation à la victoire et à la gloire, imposer à la masse populaire des idées qui ne sont pas les siennes, lui faire servir une ambition et des projets qui ne la touchent en rien: voilà l'œuvre du génie, voilà ce qu'aiment les peuples; ils adorent ceux qui les foulent aux pieds. Laissez ces pauvres gens à eux-mêmes, ils planteraient leurs choux; leurs annales tiendraient en deux lignes, comme la morale des contes de fées : Ils vécurent longtemps, ils furent heureux et ils eurent beaucoup d'enfants. Avec ce beau système, que serait l'histoire? Et que ferait-on apprendre en rhétorique à nos enfants?

J'étais éloquent, je le sentais. Truth, confondu, me regardait d'un air singulier.

- Docteur, me dit-il, je n'aime pas les sophismes; mais de tous ces jeux d'esprit il n'y en a point qui me soient plus odieux que les paradoxes d'autrefois, mensonges morts depuis longtemps. Ils me font l'effet d'une vieille courtisane qui a oublié de se faire enterrer, et qui promène parmi la jeunesse dégoûtée son fard, ses faux cheveux et ses rides. Washington a appris au monde ce que c'est qu'un honnête homme gouvernant un peuple libre; la preuve est faite; le siècle de l'égoïsme politique est passé. Qui ne comprend pas cela, qui n'entend pas la voix des générations nouvelles, qui ne

sent pas que l'industrie, la paix et la liberté sont les reines du monde moderne, celui-là n'est qu'un rêveur et un insensé. Ce n'est pas à la gloire qu'il marche, c'est au ridicule.

Brisons là, monsieur! m'écriai-je en me levant; et malgré moi je portai la main à la garde de mon épée absente. Si j'avais eu mon uniforme de chirurgien de la garde nationale, j'aurais forcé cet insolent de mettre le fer à la main; c'est en lui faisant mordre la poussière que je lui aurais prouvé sans réplique que l'Amérique n'entend rien à la civilisation et qu'un Français n'a jamais tort.

CHAPITRE X.

LA CUISINE INFERNALE.

Tandis que Truth, surpris de ma fougue et de mon emportement, jetait sur moi des regards inquiets, Humbug entra, portant une masse d'épreuves qu'il posa sur le bureau.

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Alerte! cria-t-il de sa grosse voix, la besogne commence. Docteur, aidez-nous; votre bras droit est libre; prenez ce papier, préparez le tableau.

Écrivez Défaite des troupes fédérales. Voilà qui tient toute notre première page. Et il lança une épreuve dans la boîte aux lettres.

-Défaite! dis-je; vous allez annoncer au pays qu'il a été battu? Mettez Retraite stratégique, habile combinaison; autrement votre imprudence va répandre partout l'inquiétude et l'effroi.

- Docteur, vous êtes incorrigible, reprit Truth; encore une fois, on doit au pays toute la vérité. Croyez-vous qu'un échec abatte les Yankees, et que, comme des enfants, ils se laissent mener par la fortune? Une victoire nous trouverait indifférents; une défaite nous vaudra un redoublement d'énergie, des soldats et de l'argent. Combien d'hommes tués?

Tués, 3,000, dit Humbug; blessés, 6,000; absents, 2,400. -Mettez les chiffres, reprit Truth; docteur, ne les oubliez pas sur le tableau. Maintenant, qu'a fait le Congrès?

- Au Sénat, dit Humbug, une longue discussion sur l'esclavage. M. Sumner a fait abolir la servitude dans le district fédéral de Colom

bie. C'est un premier pas. Docteur, écrivez : Admirable discours de l'éloquent sénateur du Massachusetts. Voilà notre première feuille remplie; venons au supplément.

Chambre des représentants, rien d'intéressant; trois rappels à l'ordre et du temps perdu en querelles avec le président.

- C'est l'usage, dit Truth, passons. Voici l'article politique; écrivez, docteur : Retour à la Loi et à la Liberté; l'Habeas corpus rétabli.

Quoi! dis-je étonné, c'est au moment d'une défaite, quand il faut concentrer tous les pouvoirs et gouverner manu militari, que vous rétablissez la liberté civile avec tous ses dangers! Sachez donc, par expérience, que c'est l'instant de suspendre tous les droits. Rien ne rassure un peuple comme de se sentir tout entier entre les mains du pouvoir. En vérité, vous n'entendez rien à la politique.

- Le despotisme n'est pas la force, répondit Truth; plus un peuple est libre, plus il est doux, obéissant et resigné aux sacrifices. Si vous voulez qu'il vous soutienne, confiez-vous à lui. Continuons : Vols de la marine dénoncés à la nation. Écrivez, docteur, et soulignez, sur le tableau on mette ces mots en relief.

afin

que

C'est trop de hardiesse, m'écriai-je. Songez aux intérêts que vous blessez, aux plaintes que vous allez soulever.

Que les voleurs se plaignent, dit Truth, je les attends; j'ai des preuves!

Des preuves, qui vous les a fournies?

Partout où il y a une tribune, répondit Truth, il y a quelqu'un pour parler. Chez un peuple à qui l'on impose silence, les voleurs agissent, les volés se taisent; chez un peuple où tout citoyen est un membre actif de la nation et a droit d'accuser au nom du pays, les voleurs se cachent, les volés crient et agissent. En Russie, vingt millions donnés à la police n'empêcheront pas de voler des milliards, on achètera la police par-dessus le marché; chez nous, où la police c'est tout le monde, on ne vole pas un sou sans trembler. Supprimer la grande filouterie n'est pas le moindre avantage de la liberté. Passons aux nouvelles du dehors.

Voici, dit Humbug, les trois correspondances de Londres. Pourquoi trois correspondances? demandai-je, surpris de ce luxe inutile.

Il y a trois partis en Angleterre, dit Humbug, il nous faut donc trois échos pour répéter tous les sons. - Première correspondance,

Tome X. -39 Livraison.

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couleur du vieux Pam': « Guerre à l'Amérique; la justice est une belle chose, mais le coton vaut mieux; brûlons le monde pour chauffer l'Angleterre.» Seconde correspondance, couleur Derby. <«< Le vieux Pam se moque du public, il crie aux armes, empoche des fortifications et des navires cuirassés, joue au soldat, et ne veut que deux choses garder la paix et sa place. Qu'on nous donne le ministère, nous serons aussi patriotes, et nous coûterons moins cher.»- Troisième correspondance, couleur Bright et Cobden. «John Bull, mon ami, votre gouverneinent se moque de vous. Il chatouille votre vanité pour vous subtiliser votre dernier shilling. Soyez homme, imitez votre cousin Jonathan 2, faites vous-mêmes vos affaires; le jour où les peuples ne se feront plus soigner par ces charlatans ruineux qu'on nomme diplomates et grands politiques, ils vivront en frères; ils auront la paix et la vie à bon marché. >>

J'espère, dis-je à Humbug, qu'en donnant ces trois correspondances au public, vous y joindrez votre avis.

-Point du tout, répondit Humbug; Jonathan a l'habitude de se faire lui-même son opinion; il a de trop bons yeux pour prendre nos lunettes,

La porte s'ouvrit brusquement; trois femmes, jeunes et élégamment vêtues, s'approchèrent de nous; la plus âgée, qui n'avait pas vingt-cinq ans, prit la parole d'un ton à la fois modeste et assuré.

- Monsieur, dit-elle à Humbug, nous sommes députées par mesdames les couturières d'habits; nous vous prions d'annoncer que nous nous mettons en grève, et que lundi prochain nous tiendrons un meeting afin de chercher les moyens à prendre pour écarter l'oppression dont nous souffrons; nous voulons reconquérir et assurer nos droits.

-Les tailleurs sont riches, dit Humbug. Avant de les réduire, il vous faudra manger vos économies. Avez-vous un million à grignoter?

Monsieur, dit la plus jeune d'un air mutin, avec cent dollars d'annonces nous en viendrons à bout. Nous apprendrons à messieurs les tailleurs et au monde entier ce que peuvent cinq cents femmes qui ont mis dans leur tête de ne pas céder. C'est une leçon

1. Le vieux Pam est le nom familier que les Anglais donnent à leur premier ministre Lord Palmerston.

2. Jonathan est le sobriquet du peuple américain, John Bull celui du peuple anglais.

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