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8 juin 1862.

Le mois qui vient de s'écouler a vu s'accomplir des événements considérables en eux-mêmes, mais importants surtout en raison de l'avenir prochain qu'ils annoncent. De quelque côté qu'on se tourne en ce moment, on voit s'agiter les éléments d'une situation nouvelle, et le charme qui nous enchaînait à l'immobilité paraît décidément rompu. Or, le mouvement n'est pas le progrès, il s'en faut, mais il n'y a pas de progrès sans mouvement. La façon dont les choses sont actuellement engagées est loin d'être aussi rassurante qu'on pourrait le désirer, mais en cela il faut moins juger du résultat d'après la valeur initiale des positions qui sont plus ou moins fausses de part et d'autre, parce qu'elles sont l'œuvre d'un ordre de choses usé et fini, que d'après la disposition générale des esprits et des opinions, qui a toujours, en définitive, le dernier mot, et qui est incontestablement favorable aux idées de liberté. C'est donc sans alarmes que les esprits libéraux peuvent attendre l'issue de la crise à laquelle le monde entier est livré aujourd'hui. Il est bien vrai que ceux qui sont chargés de porter la parole au nom des peuples sont trop souvent indignes de cet honneur, et ne cherchent dans leur pouvoir que la satisfaction de mesquins intérêts personnels ou d'une ambition perverse; mais on ne doit pas oublier, et l'histoire de ces dernières années l'atteste avec évidence, que dans ce rôle ils sont sujets à dire beaucoup de choses qu'ils ne pensent guère, lorsque le public veut fermement qu'ils les disent, et qu'en somme il dépend de lui de faire d'eux, par un procédé renouvelé de la scène antique, de simples masques à travers lesquels il fera entendre sa voix et ses volontés. Ce n'est pas dans un pays où le gouvernement lui-même se plaît si souvent à rendre hommage à la souveraineté du peuple qu'une telle opinion pourrait paraître choquante.

Il est remarquable, en effet, et c'est là le grand fait qui nous rassure sur l'avenir, que dans presque toute l'Europe, à l'heure qu'il est, les pouvoirs établis subissent, comme une nécessité plus forte que leur volonté, les vœux de l'opinion publique et parlent un langage que tout le monde sait n'être nullement selon leurs goûts. Cette tendance s'est formée lentement sous la pression de la force des choses, et elle ne peut que se généraliser à mesure qu'elle se prononcera plus éner

giquement. Il n'est pas besoin d'énumérer les nombreux effets qu'elle a déjà produits en Prusse, en Russie, en Autriche et dans le reste de l'Allemagne ; ce que nous souhaiterions, quant à nous, c'est de voir notre pays y participer plus largement qu'il n'a fait jusqu'ici, et nõus sommes convaincu qu'il ne tient qu'à lui d'obtenir ce qui lui est dû sous ce rapport. Combien sa politique y gagnerait en sagesse, en habileté, en modération, en vraie dignité! Notre expédition du Mexique nous offre sur ce point une leçon digne d'être méditée en même temps qu'un exemple frappant des entraînements auxquels peut se laisser aller un pouvoir habitué à ne prendre conseil que de lui-même. On peut affirmer sans crainte que jamais cette affaire n'eût été ainsi poussée à l'extrême, si nos gouvernants eussent eu à tenir compte des justes susceptibilités d'un esprit public puissant et éclairé.

La presse française, qui ne connaît en rien la limite exacte de ses droits, ce qui veut dire qu'elle n'a pas de droits, se demande tous les jours jusqu'à quel point elle peut se permettre de discuter cette expédition du Mexique, et les prétextes ne manquent point à ceux qui veulent lui fermer la bouche sur ce sujet, comme sur toutes les questions qui intéressent véritablement l'honneur et la sécurité du pays. Voilà où l'on ne doit pas craindre de remplir son devoir de citoyen, dût-on braver le mécontentement d'une administration seul juge dans sa propre cause. La presse ne recouvrera son autorité morale d'abord, et ensuite ses droits, qu'en sachant souffrir pour eux et en montrant qu'elle se passionne, non pour de mesquines taquineries, mais pour de grandes questions d'intérêt public. Le temps de la petite guerre est aujourd'hui passé; on sait ce que valent les épigrammes et les allusions comme moyen d'opposition. Ce n'est plus désormais que par une attitude franche, et des doctrines dégagées de toute préoccupation personnelle, qu'on agira puissamment sur l'opinion publique.

On ne doit plus discuter l'expédition du Mexique, a-t-on dit, parce que le drapeau français est engagé. Singulière théorie d'après laquelle il suffirait à un gouvernement de déclarer une guerre pour se mettre à l'abri de toute responsabilité. Si ce point de vue était accepté, il en résulterait un non-sens assez original à ajouter à la longue liste des extravagances de notre époque. Tant que les hostilités ne seraient pas ouvertes, on serait mal venu de les imputer à qui que ce fût, ni d'y faire aucune allusion, le gouvernement ne communiquant ses intentions à personne, et une fois qu'elles seraient déclarées, il serait encore interdit de les lui reprocher, par cela seul qu'elles commenceraient. A ce compte, il serait plus loyal de prohiber toute discussion sur les affaires publiques, et de se mettre nettement au-dessus de tout contrôle et de toute critique.

Il est un seul cas qui, selon nous, doive imposer une telle réserve à la presse, c'est celui où la guerre est pour la nation une question de vie ou de mort. Quant à ces guerres d'influence qu'aucune nécessité ne motive, et qui ne peuvent pas même invoquer pour justification un entraînement national, ou de grands avantages matériels ou un grand accroissement de gloire, c'est pour chacun un devoir d'en signaler les inconvénients, d'en dénoncer le péril, si le gouvernement ne l'aperçoit pas. Or c'est là ce qui se réalise de point en point au sujet de l'expédition du Mexique. Ce que tout le monde y voit aujourd'hui, à tort ou à raison, c'est de ces deux choses l'une ou une entreprise abandonnée précipitamment aussitôt que des succès brillants, tels qu'on peut les attendre de nos soldats, en auront offert le prétexte, c'est-à-dire, au fond, une entreprise avortée, ou bien une guerre avec les États-Unis. Quel que soit le fondement de ces deux suppositions, on ne saurait nier sérieusement qu'elles ne soient trèsaccréditées chez les esprits les plus clairvoyants et qu'elles n'entretiennent une profonde inquiétude au sein du pays; il importe donc que le gouvernement les connaisse pour les combattre avec efficacité, et les réfuter, s'il se peut, par ses propres actes.

L'expédition du Mexique n'a pas été vue un seul instant avec une entière sécurité par l'opinion publique, même à l'époque où elle se présentait sous la garantie des trois puissances, et n'avait pour but, du moins ostensiblement, qu'un recouvrement d'indemnité. Dès lors, et en dépit des déclarations formelles du traité de Londres, par lequel les hautes parties contractantes s'engageaient expressément « à n'exercer dans les affaires intérieures du Mexique aucune influence de nature à porter atteinte au droit de la nation mexicaine, de choisir et de constituer librement la forme de son gouvernement; » dès lors, dis-je, on entendait avec une surprise inquiète parler de la régénération du Mexique, et proposer la candidature de l'archiduc Maximilien. De telles arrière-pensées n'étaient pas de nature à inspirer la confiance. Malgré les demi-désaveux que recevaient chez nous ces deux projets, et les démentis énergiques que leur opposaient nos alliés, on persistait à croire qu'ils n'étaient pas sans avoir quelque chose de fondé, et une alliance formée sous des inspirations si différentes chez ceux qui la contractaient, paraissait peu solide et peu durable. Ces prévisions se réalisèrent dès le début de l'expédition. L'Espagne, bien vite convaincue, par l'attitude des populations, de l'inanité de ses projets de conquête, l'Angleterre, préoccupée uniquement d'assurer le recouvrement de ses créances, se montrèrent disposées à se contenter des garanties offertes par le gouvernement mexicain, et noys amenèrent à entrer en négociations avec lui. Tel fut l'objet de la convention de la Soledad. C'est alors que survint l'évé→

nement qui a amené la dissolution de l'alliance et la déclaration de guerre au nom de la France isolée.

Cet événement a été, pour parler plus exactement, l'occasion plutôt que la cause de cette double rupture, puisque le premier mouvement du gouvernement français a été de désavouer les plénipotentiaires qui avaient signé la convention, et que ce désaveu eût un peu plus tard annulé les négociations, lors même que le général Almonte et les émigrés mexicains n'eussent pas été accueillis au camp français avec la protection et l'éclat qui ont motivé la double retraite des Anglais et des Espagnols. Mais comme ce dernier fait est en somme le seul qui ait figuré dans le débat entre les alliés, nous n'envisagerons que lui. Nous ne voulons d'ailleurs le juger ni sur les amères récriminations du comte de Reuss, ni sur les dépêches si nettes et si précises de sir Ch. Lennox Wyke au comte Russell. Nous l'apprécions uniquement sur la note quelque peu légère dans son laconisme des plénipotentiaires français Dubois de Saligny et Jurien de la Gravière.

Il résulte, avec une souveraine clarté, de cette note, qu'on était en négociation avec le gouvernement mexicain au moment où le général Almonte et ses compagnons d'exil sont arrivés d'Europe et que, nonobstant ces négociations qui étaient une sorte de reconnaissance anticipée, on a accueilli au camp français des hommes venus avec l'intention déclarée de renverser le président Juarès. Ils étaient partis, dit la note, « à un moment où l'on ne doutait pas que les hostilités ne fussent depuis longtemps engagées. » Mais, puisque au lieu de la guerre c'était de la paix qu'il s'agissait à leur arrivée, n'était-ce pas une raison pour tenir envers eux une autre conduite? La note ajoute que « le drapeau français a déjà abrité bien des proscrits, et qu'il est sans exemple que sa protection, une fois accordée, ait été retirée aux hommes qui l'avaient obtenue. » Certes, ce n'est pas nous qui nous inscrirons en faux contre un si noble sentiment. Mais n'y a-t-il pas à distinguer entre abriter des proscrits ou les ramener à main armée dans leur patrie, alors même qu'on traite avec le gouvernement dont ils sont les ennemis-nés? Est-ce en France qu'on peut confondre l'asile ouvert à l'exilé avec la protection offerte à l'émigré de Coblentz?

On peut conclure de ce fait, comme aussi du désaveu dont j'ai parlé plus haut, que le gouvernement français avait dès longtemps l'intention arrêtée de ne pas se contenter des satisfactions qui paraissaient suffisantes aux autres puissances, et de poursuivre au besoin la guerre pour son compte particulier. Il faut donc, si l'on veut pénétrer la véritable pensée de cette expédition, écarter l'imbroglio diplomatique dont on a fait tant de bruit et chercher ailleurs que dans cet incident la cause de notre persistance à renverser le gouvernement de Juarès.

Ici, comme en tout ce qui concerne la politique du cabinet français, on est réduit aux conjectures, et n'étant pas dans le secret des dieux, nous nous contenterons d'examiner les vues qu'on lui a prêtées, et que nous ne pouvons considérer comme sérieuses, bien qu'il n'ait pas jugé à propos de les désavouer. Il serait en effet peu flatteur pour la dignité de ce pays que le senor Hidalgo et tant de caballeros fussent si bien au courant des plans de notre gouvernement, tandis que pas un de nos publicistes ne sait à quoi s'en tenir sur ce point. Si l'on s'en rapportait aux indiscrétions plus ou moins autorisées de ces seigneurs cavaliers, l'expédition du Mexique ne serait rien moins que le signal de la régénération non-seulement du Mexique lui-même, ce qui semblait déjà une tâche assez forte, mais de la race latine dans les deux Amériques. Nous voudrions discuter ce plan avec toute la gravité convenable, mais en vérité il nous semble avoir été mis en avant surtout dans le but louable d'égayer la question mexicaine, que le public envisage avec des dispositions très-éloignées de la confiance. On a déjà fort abusé, à propos de l'Europe, de cette dénomination de race latine, et les Allemands nous ont bâti là-dessus une foule de catégories plus impertinentes que sensées. Dans l'énumération de leurs griefs contre la race latine, ils ont oublié en effet le plus impardonnable de ses torts: c'est qu'elle n'existe nulle part avec les caractères qu'ils lui assignent, pas même en Italie. Mais, pour appliquer ce nom à des populations métisses qui ont à peine gardé une goutte du sang espagnol, il faut une singulière complaisance d'imagination, et il faut de la folie, pour se figurer qu'on les ralliera au nom de l'intérêt et de la gloire de l'élément latin! On voit d'ici l'échafaudage de ce plan fantastique. Substituer des monarchies aux républiques dans toutes les anciennes colonies espagnoles, grouper et discipliner sous l'influence française tous ces États nouveaux, enfin prendre corps à corps la race anglo-saxonne sur son plus glorieux terrain, en profitant des déchirements de l'union américaine: tel est ce programme, qui est, comme on voit, d'une réalisation aussi simple que facile.

Nous ne lui ferons pas l'honneur de nous y arrêter plus longuement. Nous n'admettrons jamais que des idées aussi insensées aient pu un seul instant être accueillies par le gouvernement français; il est plus naturel de croire que ses prétendus confidents se sont vantés. Ces plans ont reçu toutefois une grande publicité dont le premier effet a dû quelque peu déconcerter ses auteurs. La race latine disséminée dans les républiques hispano-américaines n'a pas plutôt appris qu'on s'apprêtait à la délivrer comme le Mexique, qu'elle a aussitôt formé un projet d'alliance offensive et défensive pour se mettre à l'abri de cet affranchissement.

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