Page images
PDF
EPUB
[ocr errors]

Garulf, le premier de tous les hommes- qui habitent la terre, - Garulf, le fils de Guthlaf. - Autour de lui beaucoup de braves - gisaient mourants. Le corbeau tournoyait noir et sombre comme la feuille de saule. - Il y avait un flamboiement de glaives, - comme si tout Finsburg — eût été en feu. Jamais je n'ai entendu conter - bataille dans la guerre plus belle à voir. >> <<< Ici le roi Athelstan', - le seigneur des comtes, celui qui donne des bracelets aux nobles, Edmond l'Étheling, noble d'ancienne race, ont tué dans la bataille,

[ocr errors]

avec les tranchants des épées,

[ocr errors]
[ocr errors]

et son frère aussi,

-

[ocr errors]

à Brunanburh. Ils ont fendu

[ocr errors]

le mur des boucliers, - ils ont haché les nobles bannières, avec les coups de leurs marteaux, les enfants d'Edward!..... — Ils

[ocr errors]

ont abattu dans la poursuite - la nation des Scots, - et les hommes des vaisseaux, parmi le tumulte de la mêlée,

[merged small][merged small][ocr errors][ocr errors][merged small][merged small]

et la sueur des combattants. — Cependant le soleil là-haut, - la grande étoile, le brillant luminaire de Dieu, de Dieu le Seigneur éternel, à l'heure du matin, a passé par-dessus la terre, tant qu'enfin la noble créature s'est précipitée vers son coucher. — Là gisaient les soldats par multitudes, - abattus par les dards; — les hommes du Nord, frappés par-dessus leurs boucliers, — et aussi les Scotslas de la rouge bataille..... Athelstan a laissé derrière lui les oiseaux criards de la guerre, - le corbeau qui se repaîtra des morts, - le milan funèbre, le corbeau noir au bec crochu, - et le crapeau rauque, et l'aigle qui bientôt fera festin de la chair blanche, et le faucon vorace qui aime les batailles, et la bête grise, le loup du bois. >>

Tout est image ici. Les événements n'apparaissent pas nus dans ces cerveaux passionnés, sous la sèche étiquette d'un mot exact; chacun d'eux y entre avec son cortége de sons, de formes et de couleurs; c'est presque une vision qu'il y suscite, une vision complète, avec toutes les émotions qui l'accompagnent, avec la joie, la fureur, l'exaltation qui la soutient. Dans leur langue, les flèches << sont les serpents de Héla, élancés des arcs de corne, » les navires sont « les grands chevaux de la mer, » la mer est « la coupe des vagues, » le casque est « le château de la tête; » il leur faut un langage extraordinaire pour exprimer la violence de leurs sensations, tellement que lorsque avec le temps, en Islande où l'on a poussé à bout cette poésie,

1. Turner, III, 280. Chant sur la bataille de Brunanburh.

l'inspiration primitive s'alanguit, et l'art remplace la nature, les Skaldes se trouvent guindés jusqu'au jargon le plus contourné et le plus obscur. Mais quelle que soit l'image, ici comme chez eux, elle est trop faible, si elle est unique. Les poëtes n'ont point satisfait à leur trouble intérieur, s'ils ne l'ont épanché que par un seul mot. Coup sur coup, ils reviennent sur leur idée, et la répètent : « Le soleil làhaut! La grande étoile! Le brillant luminaire de Dieu! La noble créature! » Quatre fois de suite ils l'imaginent et toujours sous un aspect nouveau. Toutes ses faces se sont levées en un instant devant les yeux du barbare, et chaque mot a été comme un accès de la demi-hallucination qui l'obsédait. On juge bien que dans un tel état, l'ordre régulier des mots et des idées est à chaque pas brisé. La suite des pensées dans le visionnaire n'est pas la même que dans le raisonneur tranquille. Une couleur en attire une autre, d'un son il passe à un autre son; son imagination est une enfilade de tableaux qui se suivent sans s'expliquer. Chez lui, la phrase se retourne et se renverse, il crée le mot vivant qui lui vient au moment où il lui vient; il saute d'une idée dans une idée lointaine. Plus l'âme est transportée hors d'elle-même, plus elle franchit vite de grands intervalles. D'un élan, elle parcourt les quatre coins de son horizon, et touche en un instant des objets qui semblent séparés par tout un monde. Pêle-mêle ici, les idées s'enchevêtrent; tout d'un coup, par un souvenir brusque, le poëte fait irruption dans la pensée qu'il prononce en reprenant la pensée qu'il a quittée. On ne peut traduire ces idées fichées en travers, qui déconcertent toute l'économie de notre style moderne. Souvent on ne les entend pas 1; les articles, les particules, tous les moyens d'éclaircir la pensée, de marquer les attaches des termes, d'assembler les idées en un corps régulier, tous les artifices de la raison et de la logique sont supprimés 2. La passion mugit ici comme une énorme bête informe, et puis c'est tout; elle surgit et sursaute en petits vers abrupts; point de barbares plus barbares. L'heureuse poésie d'Homère se développe abondamment en amples récits, en riches et longues images. Il n'a point trop de tous

1. Les plus habiles entre les érudits qui savent l'anglo-saxon reconnaissent l'obscurité de cette poésie. V. Turner, Conybeare, Thorpe, etc.

2. Turner, III, 261. Nos traductions, si littérales qu'elles soient, faussent ce texte; notre langue est trop claire, trop pénétrée de logique; on ne peut comprendre cette forme d'esprit extraordinaire, qu'en prenant un dictionnaire, et en déchiffrant pendant quinze jours quelques pages d'anglo-saxon.

les détails d'une peinture complète; il aime à voir les objets, il s'attarde autour d'eux, il jouit de leur beauté, il les pare de surnoms splendides; il ressemble à ces filles grecques qui se trouveraient laides si elles ne faisaient ruisseler sur leurs bras et sur leurs épaules toutes les pièces d'or de leur bourse, et tous les trésors de leur écrin; ses larges vers cadencés ondoient et se déploient comme une robe de pourpre aux rayons du soleil ionien. Ici des mains rudes entassent et froissent les idées dans un mètre étroit; s'il y a une sorte de mesure, on ne la garde qu'à peu près; pour tout ornement ils choisissent trois mots qui commencent par la même lettre. Tout leur effort est pour abréger, resserrer la pensée dans une sorte de clameur tronquée'. La force de l'impression intérieure qui ne sachant pas s'épancher se concentre et se double en s'accumulant, l'aspérité de l'expression extérieure, qui, asservie à l'énergie et aux secousses du sentiment intime, ne travaille qu'à le manifester intact et fruste en dépit et aux dépens de toute règle et de toute beauté, voilà les traits marquants de cette poésie, et ce seront aussi les traits marquants de la poésie qui suivra.

VI

Une race ainsi faite était toute préparée pour le christianisme, par sa tristesse, par son aversion pour la vie sensuelle et expansive, par son penchant pour le sérieux et le sublime. Quand les habitudes sédentaires eurent livré leur âme à de longs loisirs, et diminué la fureur qui soutenait leur religion meurtrière, ils inclinèrent d'euxmêmes vers une foi nouvelle. La vague adoration des grandes puissances naturelles qui éternellement se combattent pour se détruire et renaissent pour se combattre, avait depuis longtemps disparu dans un lointain obscur. La société, en se formant, amenait avec soi l'idée de la paix et le besoin de la justice, et les dieux guerriers languissaient dans l'imagination des hommes, en même temps que les passions qui les avaient faits. Un siècle et demi après la conquête 2, des

1. Turner remarque que la même idée exprimée par le roi Alfred, en prose, puis en vers, occupe dans le premier cas seize mots, et dans le second sept. III, 269.

2. 596-625. Aug. Thierry, I, 81. Bède, 2, XII. Il vaut mieux suivre la traduction du roi Alfred.

missionnaires romains, portant une croix d'argent avec un tableau où était peint le Christ arrivèrent en procession, et chantant des litanies. Bientôt le grand prêtre des Northumbres déclara en présence des nobles que les dieux anciens étaient sans pouvoir, avoua <«< qu'auparavant il ne comprenait rien à ce qu'il adorait, » et luimême le premier, la lance en main, renversa leur temple. De son côté un chef se leva dans l'assemblée, et dit:

<«<Tu te souviens peut-être, ô roi, d'une chose qui arrive quelquefois, dans les jours d'hiver, lorsque tu es assis à table avec tes comtes et tes thanes. Ton fcu est allumé et ta salle chauffée, et il y a de la pluie, de la neige et de l'orage au dehors. Vient alors un passereau qui traverse la salle à tire-d'aile; il est entré par une porte, il sort par une autre ; ce petit moment pendant lequel il est dedans lui est doux; il ne sent point la pluie ni le mauvais temps de l'hiver : mais cet instant est court, l'oiseau s'enfuit en un clin d'œil, et de l'hiver il repasse dans l'hiver. Telle me semble la vie des hommes sur la terre, en comparaison du temps incertain qui est au delà. Elle apparaît pour un peu de temps; mais quel est le temps qui vient après, et le temps qui est avant? nous ne le savons pas. Si done cette nouvelle doctrine peut nous en apprendre quelque chose d'un peu plus sûr, elle mérite qu'on la suive. »>

Cette inquiétude, ce sentiment de l'immense et obscur au delà, cette grave éloquence mélancolique, sont le commencement de la vie spirituelle1; on ne trouve rien de semblable chez les peuples du Midi, naturellement païens et préoccupés de la vie présente. Ceux-ci, tout barbares, entrent de prime abord dans le christianisme par la seule vertu de leur tempérament et de leur climat. Ils ont beau être brutaux, épais, bridés par des superstitions enfantines, capables, comme le roi Knut, d'acheter pour cent talents d'or le bras de saint Augustin; ils ont l'idée de Dieu. Ce grand Dieu de la Bible, toutpuissant et unique; qui disparaît presque entièrement au moyen âge2, offusqué par sa cour et sa famille, subsiste chez eux, en dépit des légendes niaises ou grotesques. Ils ne l'effacent pas sous des romans pieux, au profit des saints, sous des tendresses féminines, au profit de l'Enfant Jésus et de la Vierge. Leur grandiose et leur sévérité les mettent à son niveau; ils ne sont pas tentés, à l'exemple des peuples artistes

1. V. Jouffroy, Problème de la destinée humaine.

2. Michelet, préface de la Renaissance. Didion, Histoire de Dieu.

[ocr errors]

et bavards, de remplacer la religion par le conte agréable ou beau. Plus qu'aucune race de l'Europe, ils sont voisins par la simplicité et l'énergie de leurs conceptions du vieil esprit hébraïque. L'enthousiasme est leur état naturel, et leur Dieu nouveau les remplit d'admiration comme leurs dieux anciens les pénétraient de fureur. Ils ont des hymnes, de véritables odes qui ne sont qu'un amas d'exclamations. Nul développement; ils sont incapables de contenir ou d'expliquer leur passion; elle éclate; ce ne sont que transports à l'aspect du Dieu tout-puissant. C'est le cœur tout seul qui parle ici, un grand cœur barbare. Coedmon, leur plus ancien poëte 1, était, dit Bède, un homme plus ignorant que les autres, et qui ne savait aucune poésie, en sorte que dans la salle, lorsqu'on lui passait la harpe, il était obligé de se retirer, ne pouvant chanter comme ses compagnons. Un jour qu'il gardait l'étable pendant la nuit, il s'endormit; un étranger lui apparut, qui lui demanda de chanter quelque chose; et les paroles suivantes lui vinrent dans l'esprit : « A présent, nous louerons le gardien du royaume céleste, - et les conseils de son esprit. - Le père glorieux des hommes ! -- comment, de toute merveille, l'éternel Seigneur! il a établi le commencement. Il a formé d'abord, pour les enfants des hommes, le ciel comme un toit, - le saint Créateur! Puis le gardien du genre humain! — l'éternel Seigneur! - C'est la région du milieu- qu'il fit ensuite,c'est la terre pour les hommes, le maître tout puissant! » Ayant retenu ce chant à son réveil, il vint à la ville, et on le mena devant les hommes savants, devant l'abbesse Hilda, qui, l'ayant entendu, pensèrent qu'il avait reçu un don du ciel, et le firent moine dans l'abbaye. Là il passait la vie à écouter les morceaux de l'Écriture, qu'on lui expliquait en saxon, « les ruminant comme un animal pur, et les mettant en vers très-doux. » Aiusi naît la vraie poésie; ceux-ci prient avec toute l'émotion d'une âme neuve; ils adorent, ils sont à genoux; moins ils savent, plus ils sentent. Quelqu'un a dit que le premier et le plus sincère des hymnes est ce seul mot ! Ils n'en disent guère plus long; ils ne font que répéter coup sur coup quelque mot passionné, profond, avec une véliémence monotone. « Tu es, dans le ciel, notre aide et notre secours resplendissant de félicité.

Toute chose se courbe devant toi,- devant la gloire de ton esprit. D'une seule voix, elles appellent le Christ. Toutes s'écrient :

1. En 680. Voyez Codex Evoniensis, publié par Thorpe.

[merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small]
« PreviousContinue »