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qui sont le plus aptes à produire de pareils effets, parce qu'il intéresse, et qu'en instruisant les manufacturiers par les vérités qu'il déroule, il pique leur amour-propre et les stimule par la nature même des peintures rembrunies qu'il leur présente.

Quand on aura triomphé sur ce point, on n'aura pas tout fait. L'humanité sera-t-elle jamais au terme de ses labeurs et des progrès à accomplir! Le patronage des maîtres n'est pas un moule dans lequel on puisse couler toute la classe ouvrière; c'est un frein et un exemple dont on peut attendre d'excellents résultats; mais, en définitive, c'est à l'ouvrier qu'il appartient de puiser dans sa propre énergie la force de s'améliorer lui-même; c'est lui qui doit être l'artisan de sa fortune. La liberté lui a ouvert les voies; l'instruction qu'il reçoit sous mille formes diverses lui apprendra à s'y diriger. Ce qui lui manque, ce n'est pas en général le salaire, quoi qu'on ait pu dire sur cette question, c'est le bon emploi des ressources. Si modiques qu'elles soient, l'ouvrier économe sait épargner; si abondantes, le prodigue dissipe et s'endette. Quand l'esprit d'économie et de prévoyance aura pénétré les masses, il deviendra facile pour les plus intelligents de former des établissements pour tous, de mener une vie plus indépendante et plus heureuse. Avec la liberté, tout ouvrier peut aspirer à devenir patron et à s'enrichir les exemples de grandes et honorables fortunes, sorties d'une mansarde ou d'une chaumière, sont aujourd'hui innombrables; avec la moralité, tout ouvrier doit parvenir, grâce à l'économie et à l'épargne, à écarter de son foyer la misère, et n'être redevable qu'à son propre travail de la subsistance de sa famille. De toute façon, c'est dans le libre usage des facultés et dans le ressort moral que se trouve la véritable solution des problèmes sociaux qui s'agitent aujourd'hui au sujet des classes ouvrières, et que le temps résout peu à peu.

E. LEVASSEUR.

ÉTUDES SUR L'HELLENISME

LE SACERDOCE CHEZ LES GRECS.

Dans une suite d'articles publiés à diverses époques dans cette Revue, j'ai cherché à montrer que l'hellénisme, c'est-à-dire l'ensemble des croyances religieuses de la Grèce, avait reçu sa forme et son expression des poëtes et des artistes. C'est là un fait unique dans l'histoire. On ne trouverait pas un second exemple d'une religion qui se soit développée sans l'intervention du sacerdoce. Sans doute, à l'origine des sociétés, toutes les religions sont, comme l'hellénisme, des manifestations spontanées de la pensée populaire; chaque peuple traduit son caractère particulier par la nature de ses conceptions et par la manière dont il les exprime; la diversité des races a pour conséquence naturelle la multiplicité des religions et des langues, et les religions ne sont pas plus l'œuvre des prêtres que les langues ne sont l'œuvre des grammairiens. Mais quand les peuples ont atteint les limites de leur croissance, leurs habitudes de langage deviennent des règles de grammaire, leurs opinions religieuses deviennent des dogmes. La pensée se fige pour éviter ou retarder toute transformation ultérieure qui ne pourrait plus être qu'une décadence. Cette cristallisation des croyances sous une forme qui prétend rester désormais immuable, a été chez tous les peuples l'œuvre d'une caste ou d'une hiérarchie sacerdotale. Chez les Grecs seuls les légendes sacrées ont été exposées par les poëtes, les types divins ont été fixés par les sculpteurs.

C'est donc dans la poésie et dans l'art que j'ai dû chercher d'abord les caractères généraux de la religion grecque. Mais il me reste à parler de deux branches de cette religion qu'on a coutume de placer d'une manière plus directe sous l'influence des prêtres, les oracles et les mystères. A mon avis on a beaucoup exagéré cette influence; même dans les sanctuaires prophétiques et dans les sanctuaires d'initiations, elle se réduisait à très-peu de chose. Pour faire

bien comprendre le véritable caractère de ces deux formes de l'hellénisme, il est donc nécessaire de commencer par dire quelques mots du sacerdoce en général et par fixer les limites de ses attributions.

Lorsqu'on remonte aux origines de la société grecque, on ne trouve pas de traces d'un sacerdoce; la prétendue théocratie de l'époque pélasgique est une pure chimère. Chaque père de famille invoquait et honorait à sa manière les Dieux protecteurs de son champ, de son foyer, de sa maison, présentait les libations et les offrandes sur l'autel domestique et accomplissait les sacrifices qui précédaient et sanctifiaient chaque repas. Quand les familles réunies en tribu voulaient offrir un sacrifice en commun, les chefs de la tribu l'offraient en présence de tout le peuple qui prenait part au repas. Dans Homère, on voit Agamemnon, Pélée, Nestor, Ulysse, diriger ces cérémonies et immoler eux-mêmes les victimes. C'est par respect pour cette tradition que le nom de roi resta attaché à certaines fonctions sacerdotales, longtemps après qu'il eut disparu dans l'ordre politique. Ainsi le second des Archontes d'Athènes, celui qui présidait aux cérémonies religieuses, s'appelait le roi; tant qu'il restait en charge il gardait la direction du culte public.

D'autres fonctions qui se rattachaient tout aussi directement à la religion, ne pouvaient être ainsi remplies par le premier venu, parce qu'elles exigeaient des aptitudes spéciales : l'exposition théologique des dogmes populaires était réservée aux poëtes, l'interprétation des signes célestes aux devins. Le principe républicain de la division des fonctions fut appliqué par les Grecs à la religion elle-même, et cela dès l'origine, parce qu'il était conforme au caractère de cette race. Dans l'Iliade, ce n'est pas Kalchas qui offre les sacrifices, mais quand le peuple veut interroger les Dieux, ce n'est pas à Agamemnon qu'il s'adresse. Il pouvait arriver qu'un roi fût prophète, comme Amphiaraos, de même qu'un roi aurait pu être poëte, mais ce n'était qu'une exception.

Lorsqu'on eut commencé à construire des temples, il y eut nécessairement des hommes chargés de les garder, et d'entretenir en bon état les objets consacrés au culte. On leur attribua aussi l'immolation des victimes, et les magistrats qui succédèrent aux rois de l'époque héroïque, se bornèrent à présider aux sacrifices publics. Ces sacrificateurs, qui étaient en même temps les gardiens des choses saintes, portaient le nom d'ispeïs, que nous traduisons par prêtres, mais qui

serait beaucoup mieux rendu par le mot de sacristains. Ce mot donnerait une idée bien plus exacte de ce qu'était le sacerdoce chez les Grecs. Cette observation peut sembler purement grammaticale; mais la plupart de nos erreurs sur l'esprit de l'antiquité tiennent à des questions de dictionnaire; on remplace un mot grec par un mot français qu'on croit équivalent et qui représente souvent une idée toute différente; il en résulte qu'on attribue aux anciens des institutions tout à fait opposées à leurs mœurs. Ainsi les chefs héroïques, Baciλeïs, que nous appelons des rois, n'étaient que des capitaines au dehors, des juges de paix à l'intérieur. De même dans l'ordre religieux, les Grecs avaient des sacristains ou des marguilliers, ils n'avaient pas de prêtres, dans le sens que nous attachons à ce mot; et si je continue à m'en servir pour me conformer à l'usage, il faut se rappeler que c'est dans une acception beaucoup plus restreinte que celle que nous lui donnons aujourd'hui.

Chez les modernes, en effet, le prêtre enseigne la religion et dirige les consciences; rien de pareil n'existait chez les Grecs. L'enfant apprenait de sa nourrice ou de son aïeul les légendes des Dieux et des Héros du pays; à l'école il étudiait dans les poëmes d'Homère et d'Hésiode les traditions nationales et religieuses. Quant à l'éducation morale, il la recevait de ses parents d'abord, et ensuite de ses égaux. Devenu homme, il avait sa conscience pour le guider dans les luttes de la vie; s'il avait besoin de conseils il les demandait à son père plutôt qu'à un prêtre, car le père de famille était dans sa maison le chef de la religion et l'instituteur moral. Les Grecs qu'on accuse si souvent d'avoir sacrifié la famille à la cité, n'ont jamais fait intervenir l'État dans le culte privé; le prêtre ne pénétrait pas dans la famille, il était uniquement chargé du service du temple, et assistait les magistrats dans les cérémonies du culte public.

L'existence d'un culte public dans les cités grecques n'implique pas, comme on pourrait le croire, ce qu'on nomme aujourd'hui une religion de l'État. Ni les magistrats, ni les prêtres ne pouvaient fixer un dogme ou imposer une croyance. Personne n'aurait pu comprendre l'idée d'une autorité politique ou religieuse en dehors et au-dessus du peuple. La république étant une société d'égaux, librement unis pour la défense des droits communs, la loi était l'expression de la volonté de tous, la religion représentait les croyances populaires, et comme chaque commune avait son gouvernement, chaque commune avait sa mythologie, ses légendes, ses fètes locales,

et consacrait ses légitimes prétentions à l'indépendance politique par le culte patriotique des Dieux nationaux et des Héros protecteurs de la cité. Les aœdes recueillaient ces traditions éparses, les colportaient de village en village, les fondaient dans une synthèse harmonieuse. Les légendes s'enrichissaient par des emprunts réciproques, et si la poésie altérait la simplicité et la clarté des symboles primitifs, c'était en multipliant à profusion ces trésors mythologiques, où vinrent s'abreuver toutes les générations littéraires et artistiques des siècles suivants. C'était donc aux poëtes qu'appartenait, comme je l'ai dit, l'enseignement théologique qui forme partout ailleurs qu'en Grèce, le privilége le plus important du sacerdoce. Mais cet enseignement n'était que l'écho respecté des anciennes traditions, puisque les poëtes n'étaient que les traducteurs des croyances populaires. Ils ne relevaient que de l'inspiration directe des Muses, et leur autorité n'était soumise à aucun contrôle, mais personne n'était obligé de l'accepter, et comme l'inspiration était toute personnelle, un poëte n'était pas tenu de se conformer aux opinions de ses devanciers. Et non-seulement l'enseignement théologique des poëtes n'avait pas plus d'unité que la nation elle-même, mais une foule de légendes qui n'avaient pas même été recueillies par la poësie, vécurent cependant sur leur sol natal jusqu'aux derniers temps du polythéisme. Pausanias en a rassemblé un grand nombre; d'autres nous sont connues par des mythographes, par des inscriptions, par des monnaies. En rassemblant ces documents épars, on pourrait dresser une carte mythologique de la Grèce, et localiser notamment les cycles héroïques. On aurait par exemple les mythes thessaliens de Pélée et d'Achille, des Centaures et des Lapithes, le mythe étolien de Méléagre, les mythes argiens de Danaos, de Phoronée, d'Inachos, de Persée, les mythes corinthiens de Bellerophon, les mythes attiques de Kékrops, d'Érechtée, de Thésée, les mythes crétois d'Europe, de Minos, de Dédale et une foule d'autres.

Mais jamais cette diversité de croyance n'entraîna chez les Grecs, ni persécution ni guerre religieuse. Non-seulement on n'en trouve aucune trace dans l'histoire ni dans la poésie, mais on ne peut pas même en admettre l'hypothèse, parce que l'intolérance est contraire à l'essence même du polythéisme, qui ne peut, à moins de contredire sa propre nature et de se nier lui même, repousser ou exclure aucune idée religieuse. Il embrasse dans son sein toutes les conceptions particulières, et les classe sans peine dans son immense théogonie.

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