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rieux événement; Jenny pâlissait quand je parlais de mes dangers, elle rougissait quand je disais la joie de la mère retrouvant son enfant. Suzanne me serrait la main et regardait Alfred.

La conversation aurait, je crois, duré toute la nuit, si Martha n'avait apporté sur la table une énorme Bible, reliée en chagrin, et fermée par de grosses agrafes de cuivre.

« Lis, me dit-elle, et calme ta vanité; n'oublie pas l'histoire d'Aman, fils d'Amadatha, de la race d'Agag; et souviens-toi qu'il y a ici un Mardochée qui ne fléchira point les genoux devant toi. >> Soyez tranquille, Martha, répondis-je en riant; il n'y a pas à ma porte une potence de cinquante coudées de haut, et je ne veux pendre personne.

Jenny ouvrit la Bible, et nous lut le troisième chapitre de Daniel, ce qui charma la quakeresse, ne plut pas moins à Zambo, et me fit sérieusement réfléchir sur la bonté de Dieu à mon endroit. La soirée était fort avancée quand nous nous séparâmes après une journée si bien remplie. Je me jetai sur mon lit, fatigué, un peu souffrant, mais content de moi-même; et toute la nuit je rêvai de sérénades, d'affiches, de hurras et de discours.

(La suite prochainement.)

RENÉ LEFEBVRE.

Tome X. 38 Livraison.

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I

Le travail a ses rigueurs : il exige des efforts continus et pénibles. Le temps et la science peuvent en modifier l'application, en accroitre l'efficacité dans une progression presque indéfinie; mais ils ne les supprimeront pas, et dans toutes les sociétés humaines, il faudra toujours que l'homme gagne sa vie à la sueur de son front. Aujourd'hui, dans les grands ateliers où la vapeur supplée à la force musculaire, l'ouvrier est obligé de payer par un redoublement d'attention et d'assiduité la fatigue qu'on épargne à ses bras; il est en quelque sorte associé à la machine qu'il conduit, compagne infatigable, qui, ne se lassant jamais, ne permet jamais le repos ni le relâchement. Il faut la suivre dans son incessante activité, lui fournir la matière de son travail, en surveiller l'exécution. Le progrès, en donnant à l'homme plus de jouissances, ne lui a pas permis l'oisiveté.

M. Jules Simon a été conduit dans ces ateliers par le sentiment de généreuse sympathie qui y avait guidé avant lui les Villermé, les Faucher, les Blanqui, et qui nous a valu l'intéressante enquête que poursuit encore M. Louis Reybaud. Il a sondé les plaies, et il déclare que «< son cœur est encore oppressé des misères dont ses yeux ont été témoins. >>

Il a visité des filatures et trop souvent il a vu des ateliers sombres aux murailles noires et encrassées, où voltige sans cesse cette épaisse poussière de coton qui s'attache à la gorge et provoque la toux. « Les simples visiteurs ne peuvent respirer dans ces tristes asiles, » et pourtant des ouvrières y passent leurs journées, leur vie. Tantôt c'est une eau fétide qui couvre le sol, tantôt une chaleur lourde qui parfois atteint 40 degrés. A combien de dangers ne sont pas exposés les ouvriers au milieu de leur travail? Le fileur dont le métier n'est pas pourvu d'un renvideur mécanique (et c'est encore, je crois, le plus grand nombre), sans cesse penché sur le métier qu'il repousse du genou, est sujet à des tuméfactions et à des déviations de la taille; le tisseur, dans la poitrine duquel retentit chaque coup du battant,

1. L'Ouvrière, par M. Jules Simon. 1 vol. in-8.

peut être attaqué de la phthisie. L'auteur aurait pu ajouter, avec M. Faucher, que l'obligation de rester debout des journées entières cause souvent une fatigue insupportable et peut devenir pour les enfants et les femmes une cause d'infirmités; il aurait pu ajouter ce qu'il a dû certainement éprouver, c'est que le ronflement des bobines dans les filatures, le choc des battants, le va-et-vient des navettes dans les tissages, forment un bruit assourdissant qui fatigue les oreilles, plus encore que l'épincetage ne fatigue les yeux.

Il est, en effet, peu de manufactures dont l'odeur, le bruit, la température ou l'aspect ne soit désagréable à qui ne vit pas d'ordinaire dans ces ardentes fourmilières. On circule au milieu de larges courroies qui montent et descendent, communiquant leur mouvement rapide aux machines, entre les rouages des métiers, quelquefois à côté d'un volant qui tourne en bourdonnant au fond de l'atelier. Malgré les précautions que prennent les manufacturiers et que des règlements exigent, il semble qu'on soit toujours près d'être saisi par ces lanières, broyé dans ces engrenages ou frappé par quelque navette lancée hors de sa glissière. Sans doute, l'habitude donne promptement la sécurité, mais elle ne met pas à l'abri des accidents qui sont d'autant plus fréquents qu'on s'en défie moins.

Ce n'est pourtant là que le moindre des maux que signale l'auteur. L'atelier est un palais à côté de la chambre où certains ouvriers se retirent après les fatigues de la journée. Suivez M. J. Simon dans ces tristes asiles de la misère que recèlent dans leurs murs tant de grandes villes manufacturières. Il y a quatorze ans, M. Blanqui a, sur les traces de M. Villermé, parcouru la rue des Étaques, à Lille, et l'a rendue à jamais fameuse par l'exacte et repoussante peinture qu'il en a tracée. Que de maisons, depuis ce temps, sont tombées, pour laisser pénétrer l'air et le soleil dans les vieux quartiers de nos cités et pour faire place, sur de larges boulevards, à de coûteuses façades en pierres de taille! Et pourtant M. Jules Simon a trouvé, comme autrefois, des caves humides qui ne reçoivent le jour que par un soupirail et dont le sol inégal, parfois couvert de fumier, exhale des miasmes humides et infects; il les a comptées par centaines à Lille et à Douai; et dans un grand nombre, il a vu croupir sur le même grabat une famille entière, père, mère et enfants: la confusion des sexes détruit ou plutôt ne laisse pas naître le sentiment de la pudeur chez les jeunes générations qui restent abandonnées aux plus grossiers appétits de la bestialité, quand la perversité des parents ne vient pas, par des leçons infâmes, hâter encore une corruption prématurée.

La commission des logements insalubres a déclaré la guerre au

quartier des Étaques et aux caves les plus malsaines; mais les Courettes de Lille, les Forts de Roubaix, les Couvents de Saint-Quentin ne valent guère mieux, et M. Simon les a trouvés regorgeant de population. Dans la cour d'Halluin, près de Roubaix, il existe une maison qui n'a que deux fenêtres et qu'on a cependant partagée en trois logements. Celui du milieu n'est séparé des deux autres que par des vitrages; d'air, il n'en a pas; mais il ne manque pas de lumière à condition que les trois ménages vivent dans une cage de verre sans que les moindres mouvements d'une personne puissent échapper aux yeux de celles qui sont dans les deux autres pièces. Le propriétaire tire néanmoins cinq francs par mois d'un de ces logements, et la femme qui l'habite avec ses cinq petits enfants, a encore su dans un coin de la chambre ménager une soupente où l'on monte à l'aide d'une espèce d'échelle, et qu'elle sous-loue à une autre femme, plus malheureuse qu'elle, 75 centimes par semaine. Quel entassement de misères ! Aussi « presque tous les habitants de cette cour sont-ils sujets à la fièvre » et l'on en sort le cœur serré, en répétant tristement avec M. Jules Simon : « S'il survenait une épidémie, toute cette population serait emportée. »

Comment, dans de pareilles demeures, posséder l'amour du foyer qui conserve l'esprit de famille? M. J. Simon nous montre l'ouvrier partant le matin, dès qu'il est levé, pour la fabrique d'où il ne reviendra qu'à la nuit; sa femme travaille comme lui, mais séparée de lui, dans un autre atelier, sous l'autorité d'un contre-maître : elle vit sans souci d'un ménage dans lequel elle ne trouve que le denûment et où elle ne rentre qu'à une heure tardive, épuisée par le travail de la journée et obligée encore de préparer à la hâte le repas du soir, avant de prendre sur son grabat le repos qui lui donnera la force de recommencer le lendemain et chaque jour sa vie de labeurs et de privations. Cependant les plus jeunes enfants restent à la maison, sans surveillance et quelquefois sans pain. «< Ils sont aussi orphelins que si leur père et leur mère étaient morts, aussi abandonnés dans les rues d'une ville que dans un désert. En ouvrant au hasard une chambre d'ouvrier (on ne ferme jamais les chambres à clef, il n'y a rien à voler), on rencontre quelquefois trois ou quatre marmots, confiés à la garde d'une fille de sept ans. Ils se tiennent tout le jour debout autour du poêle éteint, immobiles, mornes...» D'autres errent par les carrefours « à demi nus au milieu d'immondes ruisseaux. » Car la crèche et l'asile sont des lieux privilégiés où tous les ouvriers n'ont pas les moyens d'envoyer leurs enfants; il n'en existe pas partout; toutes les places sont prises: souvent il faut payer, et l'ouvrier n'a pas d'argent. L'auteur aurait pu

ajouter que souvent aussi l'ouvrier n'a pas assez de sollicitude ou de bon sens pour s'inquiéter des funestes conséquences que peut entraîner l'abandon de ces petits êtres.

C'est un mal bien regrettable. L'enfant qui a traîné ses premières années sur les places publiques, qui, à peine arrivé à l'âge de huit ou dix ans, a été enfermé dans une fabrique pour rattacher des fils ou porter des canettes, a des chances pour ne pas devenir un honnête homme ou du moins pour être incapable de former une famille dont il n'a jamais vu autour de lui le modèle.

11 vit dans le concubinage ou se marie sans réflexion. Quand les enfants naissent, amenant à leur suite les cris, les dépenses, l'esclavage de la mère, le mari déserte un intérieur fâcheux, et élit domicile au cabaret où il s'abrutit par l'ivrognerie et consume dans la débauche la subsistance de la famille.

M. J. Simon a constaté à peu près partout les mêmes excès: le spectacle ne diffère que par les détails. « Après la paye, tous les repaires de la débauche regorgent de buveurs. Les cartes, quelque jeu de quilles leur servent à tuer le temps entre deux bouteilles. La pipe ne quitte pas leurs lèvres; l'atmosphère s'épaissit et devient à peine respirable; parmi les chocs des verres, on distingue des cris inarticulés, des chansons obscènes, des propos licencieux, des provocations. Chaque pays a ses coutumes à Lille, à Mulhouse, on chante; à Rouen, on boit sérieusement, solitairement, jusqu'à ce qu'on soit appesanti et abêti... Que deviendra la femme pendant la quinzaine qui va suivre? Elle est là, à la porte, toute pâle et gémissante, songeant au propriétaire qui menace, aux enfants qui ont faim. »

Rien de plus affligeant pour l'humanité que la statistique de l'ivrognerie; et ce qui est plus affligeant encore, c'est que ce vice honteux étend chaque jour ses ravages. C'est surtout l'eau-de-vie, la plus pernicieuse boisson après l'absinthe, que consomme la population des manufactures; à Amiens, on vend, dit M. J. Simon, 80,000 petits verres par jour, c'est-à-dire de quoi acheter 12,000 kilogrammes de pain. On voit jusqu'à des femmes et des enfants partager ces goûts dépravés et s'enivrer comme des hommes. Comment s'étonner que les générations nées et élevées au milieu de cette dégradante corruption soient rachitiques?

En général, les femmes valent mieux que les hommes, surtout les femmes mariées, qui ont tant à souffrir de l'inconduite de leurs maris. Et pourtant, quand on soulève le voile, quels tristes mystères on découvre dans la vie de l'ouvrière! M. J. Simon a constaté à SaintQuentin ce que M. Villermé avait vu, il y a vingt-cinq ans, à Reims : des jeunes filles de seize ans et moins se parant pour s'offrir aux pas

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