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en anglais, qu'il pense en anglais; à vrai dire, du reste, il faut en arriver là dans toutes les langues, avant de pouvoir dire qu'on les possède réellement. Si rapide, si inconsciente que soit une traduction mentale, fût-elle même jumelle, si j'ose m'exprimer ainsi, de la pensée, elle restera toujours gauche et empruntée, et toujours il lui manquera ce je ne sais quoi de fier et d'indépendant que confère la primogéniture intellectuelle.

C'est en 1853, si je ne me trompe, que M. Ruffini a fait paraître son premier ouvrage, Lorenzo Benoni, qu'on a traduit en français avec le sous-titre de « Mémoires d'un conspirateur. » Plus tard, il a écrit le Docteur Antonio, et enfin Lavinia, dont la traduction française n'a été publiée que dans une Revue, la Revue européenne, je crois. Ne mentionnons que pour mémoire un petit volume intitulé « Découverte de Paris par une famille anglaise, » bluette comique écrite à l'occasion de l'Exposition de 1855, et qui a produit son rire d'un jour. Je serais même disposé à passer fort rapidement sur Lavinia, bien que sous le rapport de la dimension et de l'intrigue, ce soit la plus ambitieuse des œuvres de l'auteur. C'est un grand roman plein d'incidents émouvants qui s'enchevêtrent fort habilement et se mêlent au récit des amours d'un jeune artiste italien plein d'enthousiasme naïf, et d'une belle demoiselle anglaise, frivole, mondaine et un peu coquette. Celle-ci ne se transforme que sous l'influence du malheur et de la crainte d'avoir perdu, à tout jamais, et par sa faute, celui qu'elle aime. Le contraste de ces deux caractères si différents, que l'amour met en présence, fournit à M. Ruffini des chapitres remplis d'observations fines et d'analyses délicates, et il y a de certaines échappées de vue sur la vie italienne, au début du roman, qui sont charmantes; mais, malgré tout, Lavinia me plaît moins que ses devanciers. L'intérêt se soutient par trop de moyens, et par trop de gros moyens surtout. C'est là un luxe qui, à mes yeux du moins, produit facilement l'encombrement. Le talent si simple et si vrai de M. Ruffini me semble plutôt gêné que rehaussé par cette mise en scène un peu compliquée. Ajoutons que son héroïne véritable, celle qu'il met en scène avec une respectueuse tendresse, et qu'il sait toujours faire aimer, joue dans Lavinia un rôle moins grand que dans ses deux autres romans. Cette héroïne, c'est l'Italie. Lorenzo Benoni et le docteur Antonio sont l'un et l'autre des patriotes italiens, des conspirateurs, si vous voulez, amoureux comme Roméo de cette divine Juliette que l'on croyait morte, et que nous avons vue de nos jours se réveiller et sortir du tombeau où on l'avait couchée. L'amour qu'ils éprouvent pour des femmes de chair et d'os semble bien faible auprès de cette passion toute-puissante pour la patrie opprimée. Aussi n'est-ce pas l'intérêt

romanesque proprement dit qu'il faut chercher dans les deux premiers ouvrages de M. Ruffini. Mais on y trouve mieux que cela la peinture simple et vraie du sentiment national, une philosophie douce et pourtant railleuse, qui laisse deviner ses conclusions plutôt qu'elle ne les formule, et la représentation fidèle de certains aspects de la société italienne qui ont disparu aujourd'hui à tout jamais. Sous tous ces rapports, je connais peu de romans qui puissent leur être comparés. Lorenzo Benoni nous donne le tableau du Piémont avant l'introduction du Statuto. Les derniers chapitres du Docteur Antonio dépeignent l'état de Naples en 1848, à ce moment, si fugitif, où l'on put espérer une réconciliation cordiale entre le roi et ses sujets. Tout cela est heureusement bien loin de nous, et l'on peut à peine croire que ces rêves ardents, ces espérances du héros de roman qui semblaient si chimériques, soient réalisés aujourd'hui. Le docteur Antonio est un personnage complet, vivant, une création,

pour me servir d'un mot dont on a bien abusé, et qui devrait, si on ne l'employait qu'avec réserve, renfermer un grand éloge. Cet être courageux, naïf et fier à la fois, on croit l'avoir connu et aimé. C'est bien là un de ces pauvres forts dont personne n'a pitié, et à qui chacun inflige une part de sa peine; qui soutiennent et consolent tout le monde, mais qui restent seuls quand le malheur les atteint à leur tour. Antonio, nature simple et droite, s'avise de donner place dans son cœur, à côté de son Italie bien-aimée, à une jeune Anglaise, être complexe et civilisé jusqu'au bout des ongles, qui, tout en l'aimant, le sacrifie par pure timidité et crainte de scandale à des préjugés de famille.

C'est un peu la même situation, on le voit, que dans Lavinia. Le romancier n'invente guère, quoi qu'on en dise; il raconte ce qu'il a vu ou ce qu'il a éprouvé, et il se borne presque toujours à combiner dans une fiction des traits épars pris dans la vie réelle. Aussi ne doiton pas s'étonner de retrouver chez un auteur les mêmes types. Les vrais romanciers, c'est-à-dire les observateurs, se répètent volontiers; les créateurs seuls de personnages impossibles, de caractères imaginaires, sont variés à l'infini dans leurs monstrueuses conceptions. Mais qu'importe tout un monde de fantômes qui n'ont jamais eu d'existence réelle et qui disparaissent pour toujours de la mémoire quand on ferme le volume où ils sont nés? Le docteur Antonio restera à jamais l'ami de tous ceux qui ont lu le roman dont il est le héros.

Mais tout écrivain, et cela est vrai surtout du romancier, a un livre qui le représente plus particulièrement. Parfois c'est un certain côté discrètement auto-biographique, comme dans le David Copperfield de Dickens, qui en fait le charme, ou bien encore, comme dans la Cabane

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de l'Oncle Tom, c'est l'explosion entraînante de quelque grand grief. y a un peu de tout cela dans Lorenzo Benoni, et c'est pourquoi je le préfère aux autres ouvrages de M. Ruffini. Ce n'est que l'histoire d'un jeune Génois, de 1816 à 1833, depuis le jour où il fait son entrée au collége jusqu'à celui où il quitte son pays en proscrit, sans espoir d'y jamais rentrer: mais comme on sent que l'auteur a passé par toutes ces misères de l'enfance qu'il dépeint si bien, et qu'il a enduré toutes les tyrannies de l'éducation jésuitique, la seule qu'on pût avoir en Piémont à cette époque!

Au début du livre, on trouve le malheureux Lorenzo, à l'âge de sept ans, établi chez un oncle chanoine, dans une petite ville entre Nice et Gênes. Il sert la messe du chanoine, meurt à peu près de faim, et reçoit pour toute instruction les leçons d'un maître qui enseigne le latin à raison de six sous l'heure, encore ce latin-là est-il trop payé. Cet oncle chanoine ne pense qu'à ses olives, ne parle, ne rêve que d'olives, et passe une moitié de l'année à calculer les résultats d'une récolte fabuleuse, et l'autre moitié à déplorer la perte de ses espérances de fortune.

Enfin vient le collége royal de Gênes, alors placé sous la diréction des révérends pères Somasques.

Il est difficile de raconter plus naturellement, et plus habilement en même temps, les petites vexations qui jettent l'écolier, timide et docile par nature, dans l'opposition enfantine, et qui plus tard, quand le collège aura fait place à l'Université, feront de l'étudiant un conspirateur. Tout cela suit un développement si logique, qu'il semble fatal. Au sortir du collége, Lorenzo, plein de foi, veut se faire moine, capucin même. Porter un cilice, se donner la discipline, convertir les infidèles au péril de sa vie : voilà son rêve. Tout cet enthousiasme religieux, mal dirigé, s'éteint à son tour, et ce jeune homme si fervent recourra sans scrupule à la ruse pour obtenir les certificats de piété qu'exigera de lui la tyrannie ecclésiastique. C'est la vieille histoire de l'intolérance engendrant l'hypocrisie, de l'oppression enfantant la révolte. L'espace me manque pour la suivre pas à pas; mais je recommande à chacun de la lire dans Lorenzo Benoni. Elle fait comprendre à merveille la persévérante rancune des conspirateurs italiens. Quand enfin le jeune carbonaro, pour échapper à la prison et peut-être à la mort, s'embarque dans un petit bateau pour la France, et qu'au milieu de la nuit et de la tempête, en proie au délire, il prend ses sauveurs pour des ennemis et se précipite dans la mer, ses souffrances sont racontées avec une vérité telle, qu'on se demande s'il ne faut pas attribuer l'intérêt poignant de ces derniers chapitres à la netteté des souvenirs de l'auteur plutôt qu'à la puis

sance de son imagination. Que de Lorenzo Benoni, en effet, ont vécu proscrits pendant les plus belles années de leur vie ! Mais leur exil même n'a pas été sans fruit pour leur patrie, et ils l'ont peut-être mieux servie à l'étranger que s'ils fussent restés courbés et résignés dans la servitude sur le sol natal. Disons-le à l'honneur de l'émigration italienne, jamais proscrits n'ont mieux profité des dures leçons de l'adversité. On a pu dire de nos émigrés français qu'ils n'avaient rien appris et rien oublié; les réfugiés italiens en ont agi autrement: comme les enfants d'Israël, en sortant de la terre d'exil et de la maison de servitude, ils ont « dépouillé les Égyptiens. » Grâce à ce don d'assimilation qu'ils possèdent à un suprême degré, ils rapportent à la patrie, au jour de sa résurrection, les qualités diverses de tous les peuples chez lesquels ils ont séjourné. « A mes malheurs, dit dans ses Mémoires le comte Arrivabene, un des martyrs de la cause italienne, je dois un avantage qu'on ne saurait trop apprécier quand on tient à sa dignité d'homme. Grâce à mon séjour dans des pays libres, je me suis trouvé dans une position politique franche et nette, en harmonie avec mes opinions, que j'ai pu manifester sans danger, et modifier ou changer d'après mes convictions intines, sans crainte d'être taxé de lâcheté ou d'hypocrisie. » C'est, en effet, un avantage inappréciable que de pouvoir faire son éducation politique en pleine liberté de conscience, et plus d'un Italien en a profité. Les hommes que l'Italie retrouve aujourd'hui valent mieux que lorsqu'elle les a perdus. Tous les peuples leur ont fourni à l'envi des secours ou des enseignements. La France leur a montré le chemin de la victoire, l'Angleterre leur a enseigné l'amour raisonné de la liberté. C'est beaucoup, mais ce n'est pas assez, ce ne sera jamais trop. Le jour est bien loin encore où l'on pourra dire que la dette de l'Europe civilisée envers l'Italie est acquittée, et que nous ne lui devons plus rien.

HORACE DE Lagardie.

CHRONIQUE POLITIQUE

8 mai 1862.

Les gouvernements forts issus de la grande réaction européenne qui a suivi l'année 1848 ont un tort qui leur sera difficilement pardonné, surtout par leurs propres adhérents : ils n'ont pas réussi. Ils n'ont pas réussi, puisque nulle part ils ne sont parvenus à réaliser la seule condition qu'on leur ait imposée en retour de la toute-puissance qu'on leur donnait la sécurité. A quoi ont abouti, en effet, tous les sacrifices insensés que les nations ont faits alors à cette funeste manie du repos à tout prix? A ce que leurs destinées, au lieu d'être débattues et réglées par tous et devant tous, comme il convient, lorsqu'il s'agit du bien commun, se jouent obscurément dans le huis clos d'un cerveau auguste, mais taciturne, et irresponsable, entre quelques personnages dont nul ne sait le secret, et qui le plus souvent seraient eux-mêmes fort embarrassés de dire le matin ce qu'ils feront le soir. Tout est en suspens aujourd'hui en Europe; je ne parle pas seulement de l'état des esprits, mais de celui des affaires, car l'incertitude où sont tenus les uns se traduit par le malaise des autres; c'est une crise qui pèse également sur le crédit public et sur les transactions particulières; or cette incertitude qui dure depuis și longtemps, qu'on se demande ce qu'il en resterait si les questions auxquelles elle s'attache devaient être décidées par les nations ellesmêmes, au lieu de l'être par quelques hommes! Qui est inquiet aujourd'hui, en Angleterre, au sujet des déterminations que le gouvernement y prendra demain? Ce genre de perplexité y est inconnu, parce que toute surprise y est impossible, parce que tout le monde y met la main aux affaires, parce qu'on y peut prévoir à longs termes. Voilà la sécurité bien inestimable que les pays libres demandent au contrôle, à la publicité, à la participation de tous aux affaires publiques, ét que nous demandons, nous, par une inconcevable aberration, aux concentrations de pouvoir. Il en est des peuples comme des individus, pour les uns comme pour les autres il n'y a de sécurité que dans la certitude qu'on ne dépend que de sa propre volonté,

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