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Avouons-le tout de suite; la France ne joue qu'un rôle secondaire à l'heure qu'il est, et Paris n'est plus qu'une petite ville du continent où les Japonais et autres étrangers s'arrêtent un instant en route pour l'Angleterre. On va à Londres, on y est ou l'on en revient : il faut choisir entre ces trois positions. On a beau se débattre, et dire, comme les neuf dixièmes de ceux qui passent la Manche, qu'on ne tient pas du tout à voir l'Exposition, bon gré mal gré, on fait le voyage, ou tout au moins on dit qu'on le fera. Et d'abord, il faudrait n'avoir jamais connu un Anglais de sa vie pour ne pas recevoir une invitation pressante dans ce moment-ci. Les bateaux de Boulogne et de Calais ont beau apporter leurs quatre cents passagers par jour, rien ne contente ces insulaires, insatiables dans leur hospitalité. Encore, encore, et toujours, disent-ils; à ce point qu'il me vient parfois la crainte que la Grande-Bretagne tout entière ne soit submergée et ne coule subitement, comme ces bateaux dans lesquels des passagers s'entassent en trop grand nombre et avec trop de précipitation. Qu'est-ce, en effet, après tout, que l'Angleterre, si ce n'est un grand navire toujours à l'ancre au milieu de l'Océan, en vue de nos côtes de France? Qu'est-ce que ses flottes, sinon des embarcations plus petites qui se détachent du bord pour aller explorer et reconnaître le monde entier? Je pourrais pousser la comparaison beaucoup plus loin, et parler de l'équipage si actif, si docile à la manœuvre, et si dévoué à l'heure du péril; des timonniers qui se succèdent à la barre, et qui tous, qu'on les prenne à droite ou à gauche, à tribord ou à bâbord, tiennent les yeux fixés sur cette boussole de l'opinion publique qui leur trace la route; mais, outre qu'il est toujours dangereux de poursuivre jusqu'au bout une image, je ne veux pas m'embarquer encore. Avant de quitter le continent, il faut bien dire quelques mots de ce que nous avons fait, nous autres, depuis un mois ce ne sera pas long.

Procédons chronologiquement: si humble que soit une besogne, un peu de méthode ne nuit pas. Le mois dernier, - je parle, bien entendu, du mois de la Revue, qui commence au 10, s'est achevé

Tome X. 37 Livraison.

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au milieu de l'agitation produite par le trop fameux mandement de l'archevêque de Toulouse. On se rappelle la naïve surprise avec laquelle certaines gens ont appris que l'Église pouvait célébrer, au temps où nous sommes, l'anniversaire d'un massacre d'hérétiques, et la satisfaction plus naïve encore avec laquelle ils ont vu l'intervention du pouvoir laïque pour empêcher cette pieuse manifestation. Ils appelaient cela le triomphe de la liberté de conscience. D'autres, et celui qui écrit ces lignes est du nombre, n'ont éprouvé ni surprise ni satisfaction. Ils ont cru comprendre que monseigneur de Toulouse, le plus pacifique des hommes et le plus tolérant des archevêques, ce qui, à la vérité, n'est pas beaucoup dire, - n'y avait pas entendu malice, et que tout bonnement il ne s'était pas cru le droit, vis-à-vis de la population toulousaine, de supprimer un jubilé, et, avec le jubilé, toutes sortes de faveurs et d'indulgences qui s'y trouvent attachées. Je n'entends parler, cela va sans dire, que des faveurs célestes; quant aux intérêts mondains qui auraient trouvé leur compte à l'atfluence des étrangers, il serait facile de leur donner satisfaction par d'autres moyens; des courses de chevaux ou une foire, par exemple, remplaceraient avantageusement le jubilé. Les aubergistes pourront se rattraper, mais les âmes du purgatoire, mais les pécheurs, quand retrouveront-ils cette belle occasion? Règle générale, l'Église ne change rien, n'abandonne rien, et si l'on voulait bien chercher, on trouverait à Paris même des fêtes religieuses qui ont une origine tout à fait analogue à celle du jubilé toulousain, dont l'annonce a fait tant de scandale. Dans l'église des Petits-Pères, par exemple, que Louis XIII fit élever et dédia à Notre-Dame des Victoires pour commémorer la défaite des protestants, on célèbre encore tous les ans la prise de La Rochelle, que défendaient les huguenots. C'est là, si je ne me trompe, un souvenir de nos discordes civiles et de nos guerres religieuses qui vaut bien celui que voulait raviver l'archevêque de Toulouse. Je ne sache pas pourtant que personne ait songé à invoquer ce précédent.

Cette affaire, bien vieille aujourd'hui, a été suivie presque immédiatement d'une autre dans laquelle les fidèles ont dû voir, pour le coup, les saturnales de la tolérance. L'acquittement d'un fils d'Israël a été accueilli par le public comme s'il se fût agi de la délivrance d'un martyr. Cela ne laisse pas que d'être scandaleux, car enfin M. Mirès a beau avoir fait les chemins de fer du Saint-Père, il n'en est pas moins un juif. Oui! ces bons Parisiens que j'avais cru indifférents à son sort l'ont vu sortir, acquitté, de la prison de Douai avec presque autant de satisfaction qu'ils l'avaient vu entrer, innocent, à Mazas. Le bouc émissaire de l'an passé n'est plus aujourd'hui qu'un agneau

qu'on a égorgé. M. Mirès est sorti de prison non-seulement avec un acquittement, mais encore avec un crédit renouvelé. Il n'a qu'à étendre la main, et l'on y mettra tous les millions qu'il voudra. Je ne répéterai pas les raisons que les capitalistes donnent de leur confiance, ni les dictons populaires dont ils les appuient; tout cela serait encore plus accablant pour notre public financier que désobligeant pour M. Mirès. C'est une terrible accusation qu'une société porte contre elle-même quand elle cherche les garanties d'une loyauté future dans le souvenir d'un déshonneur qu'on a esquivé, et quand elle croit les hommes plus assurés de ne pas tomber au fond de l'abîme de l'improbité parce qu'ils en ont sondé la profondeur et respiré le vertige. Évidemment le capital croit plus au repentir qu'à la vertu; celle-ci ne serait-elle qu'un nom à la Bourse de Paris?

Le véritable enseignement qui ressort de cette affaire, enseignement sur lequel on ne saurait trop insister, c'est de montrer l'abus qu'on peut faire, d'après notre législation, de la prison préventive. Voici un homme que ses juges ont acquitté honorablement, et pourtant il a passé quinze mois en prison, il a été enlevé à ses affaires, et on lui a infligé de force une liquidation désastreuse. Qu'importe que notre loi déclare que tout accusé sera réputé innocent tant qu'il n'aura pas été définitivement condamné, si ce réputé innocent est traité comme un coupable? Votre belle maxime n'est plus qu'une de ces nombreuses idoles impuissantes, mais toujours vénérées, qui peuplent le temple de nos lois. Elles trompent la conscience publique par des théories, et cherchent à apaiser par des sentences vides sa soif innée de justice. Je prends M. Mirès comme exemple, exemple plus éclatant, mais certes pas plus digne d'intérêt que tant d'autres qui se produisent chaque jour. Sans compter les tortures morales infligées à l'homme. à qui l'on retire subitement toute direction, et même toute connaissance de ses affaires, qu'on éloigne de sa famille, de sa maison, de ses amis, supputez la perte pécuniaire que lui fait subir cette impuissance légale, et voyez si elle n'équivaut pas à une amende bien plus forte souvent que celle qu'une condamnation eût entraînée. N'est-ce pas assez pour un innocent que d'avoir eu à recevoir en plein visage le réquisitoire d'un procureur impérial, ce réquisitoire dont il reste toujours quelque chose? Quinze mois de prison, une amende de quelques millions, toute votre vie passée présentée au public, jusque dans ses incidents les plus légers, sous le jour le plus défavorable, tout cela vous a été infligé à priori: Accusé ! vous êtes libre, car vous êtes innocent! saluez la justice et surtout n'y revenez pas; car, suprême et dernière injustice! cet acquittement qui devrait être une réparation s'appellerait en ce cas-là un « mauvais antécédent. » La

justice, sachez-le bien, a généralement mauvaise opinion des gens qui ont eu affaire à elle, même sans raison.

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On a dit, à ce sujet, que M. Chaix d'Est-Ange était allé, il y a peu de temps, en Angleterre pour y étudier de près le système de la mise en liberté sous caution, qui, dans ce pays-là, a circonscrit la prison préventive dans les limites les plus étroites qui soient compatibles avec les intérêts de la société. Il va sans dire que le sentiment égalitaire, qui domine chez nous, se révoltera à l'idée d'une législation où l'on croira voir des priviléges attachés à la fortune, et qu'il ne serait pas possible, ni même désirable d'adopter ici le système anglais dans son entier. Espérons toutefois que le voyage de M. le procureur général pourra produire quelques utiles modifications. Outre que caution exigée de l'accusé se proportionne facilement aux moyens qu'il a de la fournir, il faut se rappeler que l'égalité même ne trouve pas toujours son compte à ce que chacun soit traité de la même façon. Ce niveau général sous lequel on fait passer tout le monde n'est souvent qu'une pompeuse injustice infligée par les théoriciens de l'égalité. Il est non-seulement certain que la privation de liberté n'est pas un mal égal pour tous les hommes, mais encore que la détention de tel homme peut être un fort grand mal pour beaucoup d'autres gens qui ne sont ni coupables ni même accusés. Ajoutons que plus la position de l'accusé est élevée, plus grand est le nombre des intérêts qui se concentrent en lui, et qu'en conséquence cette liberté de fournir caution qui, au premier abord, paraît un privilége accordé au riche, pourrait, avec plus de raison, être considérée comme une concession que la justice abstraite fait à l'utilité publique. Le dernier des commis de M. Mirès eût peut-être autant souffert en prison que son patron, mais, en dehors du cercle très-restreint de sa famille, personne n'eût été lésé; tandis que des milliers de familles ont ressenti le contrecoup de la longue détention de celui auquel, à tort ou à raison, elles avaient confié leurs intérêts. En Angleterre, les juges jouissent d'une grande latitude en cette matière de caution, et, presque toujours, ils en usent sagement. On peut généralement se fier sans crainte à l'équité d'hommes qui sont à la fois très en évidence et très-responsables, auxquels l'esprit de corps, à défaut de l'esprit de justice, impose l'indépendance vis-à-vis du pouvoir, et dont une presse libre contrôle et critique tous les actes. Il ne faut pas l'oublier, en Angleterre la justice elle-même est justiciable, comme tout le reste, de l'opinion publique exprimée dans les journaux. C'est cette dernière garantie surtout qui fait qu'on y peut, sans inconvénient, laisser tant de choses à l'appréciation individuelle.

En France, par contre, il se présente un phénomène singulier. In

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dividuellement, chacun de nous est assez satisfait de son esprit; comme nation aussi, nous nous plaçons volontiers au premier rang parmi les peuples intelligents, et pourtant nous parlons et nous agissons tous comme si chaque Français, pris isolément, était un imbécile. Nous ne nous respectons réciproquement que quand nous sommes groupés; nous ne tenons pas compte des individualités, et les minorités même ne nous inspirent que du dédain. S'organiser, voilà notre grand mot! et par là nous entendons se régler hiérarchiquement sur le modèle de l'État, et se rattacher à lui surtout. En dehors de cette dernière sanction, nous ne voyons que désordre. Dans ce sens, nous organisons jusqu'à nos plaisirs, jusqu'à notre charité. La plume se lasserait à raconter les preuves quotidiennes de cet amour de la réglementation, de ce besoin de protection gouvernementale qui nous dévorent. L'autre jour il s'agissait des crèches, voici maintenant la Société des prêts au travail, dite Société du Prince Impérial. Ah! qu'il est loin, le beau temps évangélique où la main gauche ignorait ce que faisait la main droite! Aujourd'hui c'est le Briarée gouvernemental qui distribue l'aumône, et, quand une de ses mains donne, les quatre-vingt-dix-neuf autres inscrivent le bienfait sur les registres de l'assistance publique. Les plus soupçonneux n'accuseront pas la Société du Prince Impérial d'être entachée d'individualisme, encore moins d'être une Société secrète, et ceux qui redoutaient la puissance occulte de la Société de Saint-Vincent de Paul doivent se sentir bien rassurés en face de l'œuvre nouvelle. Comment pourrait-on y voir une tendance politique? L'administration est confiée à un conseil supérieur, à des comités locaux et à des dames patronnesses, et c'est l'Impératrice qui nomme le conseil supérieur, les comités locaux et les dames patronnesses. Point de conciliabules ou de mauvaises influences électorales à redouter avec une pareille organisation. C'est une succursale de la cassette particulière, à laquelle le public sera admis à porter son offrande. Je souhaite de tout mon cœur un plein succès à la nouvelle Société, mais je me demande comment on s'y prendra pour faire rentrer à l'échéance les « prêts faits au travail. » Je veux bien que la probité et les bons antécédents de l'emprunteur soient des garanties, je crains pourtant qu'arrivé à l'état de gêne qui l'a rendu apte à recevoir les secours de la Société, l'ouvrier nécessiteux n'ait d'autres créanciers plus pressants que celle-ci, et que le prêt ne se trouve bien souvent transformé en don forcé. Il est difficile de s'imaginer une œuvre charitable poursuivant le remboursement de ses avances par les voies légales; or, si le débiteur ne rembourse pas, et si le créancier ne poursuit pas, il ne reste plus qu'une Société aumônière comme tant d'autres, comme celle de Saint

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