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éloges il a mêlé quelques réserves, c'est sans doute qu'il eût voulu voir jouer à un tel homme dans les destinées du pays le rôle auquel l'appelait son génie, et qu'on l'accuse de n'avoir pas su ou voulu prendre. Pour moi, j'ignore et ne saurais pas reconnaître si, parmi les dons prodigués à une splendide nature, il a manqué quelques-unes des qualités d'ordre inférieur dont se targuent nos hommes d'État; mais, je le demande, qui peut dire aujourd'hui ce qu'eût fait, dans des circonstances ordinaires, où il lui eût été permis de développer en paix sa politique, l'homme à part qui, dans les circonstances les plus extraordinaires, s'est trouvé sans effort à la hauteur des événements? Il fallait, en février 1848, un homme dont le génie, comme la foudre du Jupiter antique, fût formé de trois rayons et de trois orages pour régner sur l'atmosphère chargée d'électricité des révolutions. M. de Lamartine a été cet homme providentiel. Ceux qui, ses amis ou ses disciples, ont eu l'honneur de le voir de près à cette époque mémorable, savent que ni la fermeté ni la décision n'ont manqué à son esprit, pas plus que le courage et la résolution à son cœur, ou l'élévation et la lucidité à ses vues, pendant qu'il exerçait, au triple droit de l'honneur, du génie et de la gloire, l'autorité la plus singulière peut-être par son caractère tout moral, qui ait jamais été conférée à un homme par l'opinion d'un pays.

L'espace me manque pour suivre ici Daniel Stern dans le récit des événements qu'il raconte avec tant d'éclat et juge avec tant de supériorité. Au point de vue de la vérité historique, ce n'est pas seulement l'exactitude matérielle des faits qui constitue le mérite de ce livre; c'est la fidélité, la vivacité des impressions ressenties et transmises, qui nous font assister aux scènes de la révolution, et nous en font respirer en quelque sorte l'atmosphère, comme si nous vivions encore au milieu. Non-seulement la lutte recommence devant nous, nous invitant à suivre ses péripéties, mais les passions qui l'ont engagée et soutenue revivent avec elle. Et en même temps s'éclaircissent pour nous bien des choses qui nous avaient paru obscures, grâce aux lumières jetées sur les événements par leur véridique et judicieux interprète. La fameuse journée du 15 mai, par exemple, s'explique d'elle-même par les défiances du peuple et par les soupçons qu'on lui avait inspirés contre l'Assemblée nationale, dès même avant sa convocation.

Dans le récit des terribles journées de juin, l'historien a montré une grande puissance, et s'est élevé à une grande hauteur de talent. En lisant ce récit tragique, tracé d'un cœur ému et d'une main magistrale, je me demandais s'il y avait dans l'histoire ancienne ou moderne quelque chose qu'on pût comparer à cette lutte grandiose. Tous les

anciens récits de guerres civiles pâlissent auprès. Les grandes journées de la première révolution n'offrent rien de semblable au caractère de ces journées fatales. Dans leurs dramatiques et sanglants épisodes, l'intérêt est souvent porté à son comble, le pathétique atteint ses dernières limites.

Dans la mort du général Damesme, frappé devant les barricades, la grandeur antique est retrouvée; le fanatisme sacré du patriotisme romain semble animer les dernières paroles du soldat expirant. La mort de l'archevêque de Paris nous reporte aux plus beaux temps du christianisme par ce qu'elle offre de religieux, d'héroïque et de touchant; c'est le martyre de la charité apostolique, raconté par Daniel Stern avec une respectueuse émotion. Les œuvres mêmes de l'imagination le cèdent ici aux réalités de l'histoire. Que pourrait nous offrir la fatalité antique, dans ces tragédies où la liberté humaine nous est montrée succombant dans sa lutte contre le destin, de plus terrible que cette guerre née du plus funeste malentendu ? Quel spectacle égalerait l'intérêt, les émotions, les terreurs de ce combat de quatre jours? Et quand tout est fini, quand l'insurrection est refoulée, quand les barricades ont croulé sous le canon, quel gémissement lyrique serait plus pathétique que les plaintes, les imprécations, les larmes et le désespoir succédant à une guerre fratricide?

Ce n'est pas un mince honneur pour un historien d'avoir eu à raconter de telles scènes et de n'être pas resté au-dessous de sa tâche. Jamais le génie révolutionnaire de notre patrie, ce génie qui n'a de repos que dans ses défaillances, ne s'est montré plus formidable que sur les barricades de juin où il proposait à la France et à l'Europe, entre des morts et des mourants, l'énigme de la révolution. Aussi quelle longue émotion a suivie la victoire, hélas! payée bien cher! Elle revit dans les pages de l'historien, avec tous les détails de cette guerre, ses héroïsmes, ses angoisses, la sombre ardeur du combat, la morne tristesse de la victoire. Quelle bravoure des deux côtés! Et comme on savait mourir en ces jours où Paris transformé en champ de bataille vit se combattre avec un acharnement sans exemple deux classes dont les intérêts n'avaient en réalité rien d'hostile, deux peuples qui naguère n'en faisaient qu'un! Qui ne se sentirait porté à s'écrier avec l'auteur, après avoir lu les dernières et héroïques paroles d'un général frappé dans le combat :

« O simplicité! ◊ grandeur ! que vous sembliez naturelles alors et comme maitresses des âmes:... O liberté! o patrie républicaine! quelles pompes triomphales pourraient effacer jamais le caractère sacré, la majesté funèbre de tes jours de deuil! »>

L'Histoire de la Révolution de 1848 se termine par ces journées de juin. Quelques pages intitulées la Réaction contiennent le bref récit de l'administration du général Cavaignac. En effet, malgré la valeur personnelle du nouveau chef du pouvoir exécutif, son gouvernement n'est que la transition entre l'ordre de choses qui finit en juin et celui qui commence en décembre. Après la victoire de juin, la république, que ses propres divisions ont déchirée, peut vivre encore de nom et dans ses formes extérieures; elle est morte en réalité, ensevelie sous les barricades.

Il serait superflu de louer ici le génie littéraire de Daniel Stern. Son style ferme, rapide, précis, coloré, d'une constante élégance, heu reusement varié de tours et d'expressions, d'une clarté et d'une harmonie parfaites, est d'un des maîtres de notre temps. En revoyant cette histoire écrite par lui il y a dix années, l'illustre écrivain, sans altérer le caractère imprimé à son récit par l'influence immédiate des événements, n'a pas négligé d'y faire, au point de vue de l'art, les corrections que lui enseignaient l'expérience et la maturité du talent. Voici un portrait d'Auguste Blanqui qui rappelle la manière de Salluste :

« La nature avait fait de lui un chef de conjurés. Par une certaine puissance fébrile de pensée et de langage, il attirait et soumettait à ses volontés les hommes de tempérament révolutionnaire. Petit, chétif, l'œil brillant d'un feu concentré, portant déjà le germe d'une maladie de cœur que les veilles, le dénûment, la prison, devaient rendre incurable, il paraissait chercher, par l'ardeur de ses colères, à ranimer dans son sein le souffle frêle d'une existence qui menaçait de s'éteindre avant qu'il eût assouvi son ambition... Resserrer plus fortement le lien détendu des traditions jacobines, planter plus loin et plus haut que personne le drapeau de l'égalité, personnifier en lui la douleur, la plainte, la menace du prolétaire tant de fois déçue par des révolutions avortées, s'emparer ainsi de la dictature des vengeances, pousser en un jour de triomphe ce qu'il a appelé le mugissement de la Marseillaise; tenir, ne fût-ce qu'une heure, la société tremblante sous sa main de fer: tel paraît avoir été le rêve de ce cœur taciturne. Ce rêve, communiqué à demi, exalté par un ascétisme qui accroissait chaque jour son besoin d'émotions, lui donnait sur la jeunesse un grand ascendant. Il était doué, d'ailleurs, de facultés rares. Il possédait, avec l'audace de l'initiative, une rare intelligence des oscillations de l'opinion et des prises que donne sur elle la circonstance. Jamais entravé par le besoin de repos, patient, habile au travail souterrain des conjurations, simulé et dissimulé, comme parle Salluste, prompt à ouvrir des courants électriques à travers les masses, il était versé dans l'art d'attiser, en le contenant, le feu des passions. Par sa vie pauvre et cachée, par la souffrance empreinte sur ses traits, par le sourire sarcastique de sa lèvre fine et froide, par la verve d'imprécation

qui, tout à coup, jaillissait comme malgré lui de sa réserve hautaine, il inspirait tout ensemble la compassion et la crainte, et faisait jouer à son gré ces deux grands ressorts de l'âme humaine. >>

Voici maintenant une description qui, à la place où l'auteur l'a mise, forme un contraste poétique d'un art exquis avec les scènes qu'il vient de retracer. Après l'expulsion des trois cents hommes qui, en février, s'étaient établis au palais des Tuileries, on rouvre le jardin au public:

« Tout y avait repris l'aspect le plus tranquille; il ne restait aucune trace de désordre. Le printemps y faisait sentir déjà sa douceur précoce; la séve des marronniers rougissait les bourgeons. Les divinités de marbre, noircies sous la brume d'hiver, semblaient se ranimer dans l'atmosphère transparente qu'attiédissaient les premiers rayons du soleil de mars; l'iris parfumait les plates-bandes. Les enfants parisiens accoururent et se répandirent dans ces vastes espaces, sans se douter que le sable qu'ils foulaient de leurs rondes joyeuses avait enseveli des cadavres. Les oiseaux n'avaient pas interrompu leurs gazouillements pour écouter les cris de la guerre civile. Le sang humain n'avait pas empêché la violette de fleurir. Les cygnes nageaient paisiblement en cercle au bord des bassins, attendant le pain accoutumé. L'enfance et la nature sont soumises aux seules lois divines: elles ne sentent pas l'atteinte des révolutions qui bouleversent les institutions humaines. >>

Ce livre équitable, sensé, généreux, plein de vues élevées, de saines. appréciations, de nobles idées, restera comme un monument précieux de l'époque où il a été fait et des événements qu'il retrace. Il fait honneur à l'esprit qui l'a conçu, au talent qui en a tracé les pages, aux convictions qui l'ont inspiré, aux principes dont il est la glorification, aux hommes dont il raconte et justifie les actes, à l'époque dont il redit les événements et dont il a reçu l'inspiration. Œuvre d'un grand esprit et d'un noble cœur, il entre, par le sentiment autant que par la pensée, au fond des problèmes de notre temps; on ne le lit pas en vain, mais on garde de cette lecture une impression profonde et durable. Quant à la leçon qui ressort de cette histoire, c'est celle que donnent les événements. Il y a quelque chose à apprendre pour tout le monde dans le récit de nos divisions et de nos luttes récentes; et ce n'est pas inutilement que, du sein du calme et du silence, l'esprit se reporte vers ces époques d'agitation et de bruit où ont été posés devant l'opinion les problèmes non résolus d'où dépendent, pour l'avenir, la paix, la prospérité, le progrès social et politique.

LOUIS DE RONCHAUD.

SONNET.

A C. LORCET.

Comprendre la beauté, la rechercher sans cesse;
En recueillir partout les vestiges épars;

Dans le sombre océan de l'humaine bassesse
Découvrir cette perle, y fixer ses regards;

Quelle que soit la place où le sort vous délaisse,
Élever dans son âme un temple à tous les arts;
N'adorer que le beau dans une douce ivresse,
Et laisser le vulgaire acclamer les Césars;

N'est-ce pas le seul lot digne de notre envie?
Hélas! et sans vouloir calomnier la vie,
N'est-ce pas le seul bien et la seule grandeur?

Sois heureux, ô Lorcet! telle est ta destinée.
Patiente, et bientôt, achevant ta journée,
Tu verras du vrai beau l'éternelle splendeur.

ÉDOUARD GRENIER.

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