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avec une entière évidence, sa part active, sa préméditation dans le massacre de l'hôtel de ville, épouvantable guet-apens, froidement accompli par Condé, uniquement pour frapper Paris de terreur et y établir sa domination. Ce récit redresse bien des erreurs et des impostures consacrées même par le génie. Il y a des chefs-d'œuvre funestes; les oraisons funèbres de Bossuet sont de ce nombre. C'est un travestissement perpétuel de l'histoire vraie. Qui n'a appris dans son enfance le brillant passage où le grand orateur célèbre la bonté, l'humanité, la douceur du prince de Condé ? On n'a, pour contrôler ces assertions, qu'à lire M. Feillet. On y verra démontrée, pièces en main, la férocité impitoyable de ce chef de parti ou plutôt de cet aventurier de haut rang, atroce sans fanatisme, sans aucune de ces convictions passionnées qui peuvent excuser les fureurs de bien des proscripteurs célèbres, d'un Sylla, d'un Richelieu. « Loin de nous les héros sans humanité ! » s'écrie Bossuet en s'étendant sur la bonté de Condé. L'histoire doit le prendre au mot, et ressaisir le droit de flétrir les coupables, dans quelque rang qu'elle les rencontre. Au reste, il semble que le héros sanguinaire eût pris soin de réfuter d'avance ces singuliers éloges par la devise qu'il adopta au sortir de l'enfance : « Il se lèvera comme un jeune lion, et ne se reposera qu'après avoir dévoré sa proie et bu le sang des blessés. Il ne s'est reposé que vaincu et réduit à l'impuissance de faire le mal. Quels qu'aient été à son égard les motifs des défiances de Louis XIV, il faut savoir gré au roi d'avoir persisté à tenir presque toujours à l'écart ce méchant homme.

La Fronde, c'est la préface du grand règne. Elle l'explique; elle donne le mot de cet incroyable aplatissement de la France devant un seul homme, pendant plus de cinquante années. Il y a des révolutions violentes, terribles, mais fécondes: la génération qui en souffrit peut s'annuler; mais elle passe, et bientôt la tradition est reprise et agrandie. Il en est d'autres qui dégoûtent l'homme de lui-même, tant elles ont étalé ses turpitudes et ses folies. De la Fronde est sorti un écrivain dont le génie s'est épuisé à prouver l'incurable bassesse de la nature humaine: service immense rendu au despotisme, qui y trouvait sa justification et sa sûreté. Mais quand La Rochefoucauld n'eût pas été là pour dégrader l'homme et l'avilir à ses propres yeux, les événements seuls se fussent chargés de tirer pour tous la même conclusion que le moraliste. C'est que la Fronde, après un début honnête, avait fini par une immense mystification; triste comédie, à laquelle

1. « Sicut catulus leonis exsurget; non dormitabit, donec comedat prædam et sanguinem vulneratorum bibat. » Dans cette devise empruntée à l'Écriture, Condé a substitué vulneratorum au mot decisorum, qui est dans le texte.

le sang même coulant à flots, et les souffrances de toutes sortes, ne peuvent donner un tragique intérêt. Les vaincus valaient les vainqueurs le succès même n'y peut avoir aucun prestige, et la victoire n'y semble qu'une de ces filouteries, dont Mazarin avait l'habitude, selon Retz. Après une telle expérience, plus démoralisante encore que douloureuse, la France, dégoûtée de tout mouvement, s'endormit pour longtemps, et ses souffrances mêmes ne purent la tirer de cette volontaire léthargie. Après avoir sacrifié à Louis XIV ses plus anciennes franchises, elle arriva à n'avoir plus même l'énergie nécessaire pour défendre ses plus palpables intérêts. Elle s'était soulevée contre les dilapidations et les banqueroutes partielles de Mazarin; un demi-siècle plus tard, ce fut avec une inepte et morne résignation qu'elle subit la colossale banqueroute qui couronna le grand règne, la banqueroute des trois milliards!

EUGÈNE DESPOIS.

HISTOIRE

DE LA RÉVOLUTION DE 1848

PAR DANIEL STERN'.

Le moment était opportun pour faire une nouvelle édition de l'Histoire de la Révolution de 1848. Il est intéressant aujourd'hui de rechercher dans ce livre, commencé au lendemain des barricades et terminé au lendemain du coup d'État, la trace laissée par les événements dans les jugements et les impressions de l'auteur. Quel jugement portait de cette révolution de 1848 et de ceux qui l'ont dirigée ou subie l'éminent historien qui s'est donné pour tâche de les faire connaître? Quelles étaient, au fort du mouvement et de la lutte qu'une paix morne a remplacés, les impressions d'un témoin ému, mais judicieux, d'un observateur sympathique, mais équitable, en face de ces récents et considérables événements de notre histoire nationale?

Cette époque de 1848 est à la fois très-loin et très-près de nous. Depuis le jour où périt la monarchie de Juillet, abandonnée par ses partisans, jusqu'à l'heure où nous sommes, la distance est grande et bien des événements la remplissent. Des hommes qui ont présidé au mouvement de Février ou qui s'y sont associés, dans le gouvernement ou dans les assemblées, beaucoup déjà sont morts, d'autres sont en exil; d'autres, retirés dans la vie privée, occupés d'affaires ou d'études, recueillent en silence leurs souvenirs. Quelques-uns de ceux qui avaient applaudi avec le plus d'enthousiasme à la victoire du peuple ont embrassé d'autres idées, jouent un autre rôle sur un nouveau théâtre. Une génération nouvelle s'est élevée. Étrangère par son âge aux idées et aux émotions d'une époque dont elle n'a pu que voir les agitations sans y prendre part et sans les comprendre; portant, dans la carrière qui s'ouvre devant elle, des préoccupations différentes, elle juge à son point de vue les événements qui se passaient

1. 2 volumes, Bibliothèque-Charpentier.

autour de son berceau, les sentiments qu'elle n'a point eus, et les espérances qu'elle n'a ni conçues ni partagées.

Et cependant ni la mémoire de ces événements n'est morte, ni la tradition des idées qui les ont produits n'est perdue. Nous voyons debout parmi nous des hommes qui, à l'heure du péril, ont prêté à l'État chancelant l'appui, alors apprécié, de leur patriotisme, de leur courage et de leur éloquence. Leur attitude seule est un enseignement; elle apprend à la nouvelle génération à respecter et à honorer en eux la fidélité à ce qu'on regarde comme le droit, même et surtout dans la contraire fortune; elle est pour les jeunes gens un témoignage de la trempe généreuse que la liberté donne aux caractères. La Révolution, d'ailleurs, n'a pas arrêté son cours; au contraire, elle poursuit silencieusement, mais constamment, sa marche au sein d'un ordre de choses qui semblait d'abord formé pour lui servir de digue. A cause d'elle, les nations étrangères ont les yeux fixés sur la France, épiant, avec des alternatives d'espérance et de crainte, son repos et ses agitations, les mystères de son opinion publique ou les secrets de la politique de son gouvernement.

Quoi qu'on dise ou qu'on fasse, on n'enlèvera pas de l'histoire de notre pays cette date de Février 1848. Glorieuse ou fatale, elle domine, d'un signe impérieux, les événements et les pouvoirs qui sont nés d'elle; elle leur trace une route dont ils ne peuvent longtemps ni beaucoup s'écarter. Sans doute le développement que suit la Révolution n'est pas celui qu'on pouvait prévoir au lendemain des barricades. Mais si la révolution de 1848, comme une fille ingrate, s'est soustraite à l'autorité de ceux qui l'avaient mise au monde, elle n'a pas cessé pour cela d'obéir à une loi supérieure à laquelle n'échappent ni ceux qui l'ont servie ni ceux qui l'ont combattue. Les desti– dées s'accompliront, et la démocratie s'organisera en dépit des mécomptes et des résistances.

Dans une admirable préface adressée à la jeunesse, Daniel Stern a signalé le caractère nouveau de la Révolution :

« La révolution a quitté le monde souterrain des conjurations et des sociétés secrètes; elle a cessé dans le même temps d'agiter la place publique. Elle n'exalte plus les imaginations; elle ne parle plus par la voix des sibylles et des prophètes; le trépied est renversé ; l'oracle se tait; les ténè bres et les mystères sont évanouis. C'est au grand jour de la raison publique que la Révolution s'avance à pas comptés, à visage découvert. C'est dans les réalités palpables, dans la science, dans l'industrie, dans la rigueur mathématique des vérités positives qu'elle a trouvé sa force et fondé sa puis

sance. »>

La Révolution, pour Daniel Stern, c'est l'esprit même du siècle et

la nécessité des choses. Aussi se sent-il rassuré, quelles que soient les vicissitudes et les alternatives; il sait que l'œuvre se poursuit, que le progrès ne s'arrête pas. Quant à cette jeune génération à laquelle il dédie aujourd'hui son histoire, il a confiance en elle, malgré ce qu'il a entendu dire. Elle est sceptique, on l'assure, et il faut bien le croire; comment ne le serait-elle pas ? Ne marche-t-elle pas les pieds dans les ruines, et ne cherche-t-elle pas en vain partout autour d'elle une croyance qui n'ait pas été ébranlée, sinon détruite, une espérance qui n'ait pas été trompée trois fois? Ce ne sont pas l'amour et le désir du bien qui lui manquent; mais elle se défie des enthousiasmes qui n'ont rien produit, et craint de s'abandonner à des illusions généreuses. Son scepticisme n'est pas de l'indifférence, c'est de l'incertitude et de la tristesse. De quel droit le lui reprocherions-nous? N'est-il pas une peine subie pour des fautes qu'elle n'a pas commises? Bien loin de s'en effrayer, Daniel Stern sent, au contraire, s'en accroître sa confiance; il voit, dans ce doute sérieux et sincère, une garantie sérieuse contre la durée des réactions et contre tout retour à l'ordre ancien. « L'esprit de critique et d'examen, qu'est-ce autre chose, dit-il, que la pensée révolutionnaire, qui de Descartes à Condorcet, de Calvin à Voltaire, n'a cessé, depuis trois siècles, d'agiter et de pousser en avant la pensée française? >>

Je suis de cet avis; mais il est bien entendu que ce doute ne doit être qu'un état passager. L'esprit de critique seul ne peut faire qu'une œuvre de dissolution, qu'ajouter de nouvelles ruines à celles qui déjà encombrent le sol. Il faut qu'un esprit s'élève, qui joigne la réflexion à l'enthousiasme et la foi à l'examen; lui seul pourra finir la Révolution et établir l'ordre nouveau. Comme Daniel Stern, je crois que la jeunesse saurait préférer la liberté avec tous ses périls à la servitude avec toute sa tranquillité; mais il faut pour cela d'abord qu'elle ait foi dans la liberté. Or, rien ne peut mieux que les écrits de Daniel Stern luimême lui inspirer cette foi généreuse, qui n'est, au fond, que le sentiment et la conviction de la noblesse, de la dignité de notre nature. Malheur aux nations qui les auraient perdus ! La servitude serait leur lot à jamais. Dans tout ce qui est sorti de sa plume, Daniel Stern se montre pénétré de cette idée que la liberté est le remède souverain. aux maux que l'humanité souffre depuis tant de siècles dans son âme et dans son corps; il croit à la vertu de la liberté, et lui confie en pleine sécurité l'organisation de la société future. Avant d'écrire sur la politique, Daniel Stern avait exposé ses idées dans un livre de philosophie que n'a oublié aucun de ceux qui l'ont lu, et dont plus d'un a senti l'influence; il y fait de la liberté le principe non-seulement de nos droits, mais de nos devoirs. Pour quiconque a suivi, avec l'in

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