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puissance. Sois témoin aujourd'hui que la race des xattriyas conserve encore quelque pouvoir. » Là-dessus, avec un léger sourire, Râma prit l'arc divin des mains du fils de Jamadagni; prenant aussi la flèche et l'encochant, il tendit avec une extrême promptitude le grand arc du dieu Vishnu. Et le tenant dans ses mains, il ajouta ces mots : « Tu es brâhmane; pour cela même et par égard pour Viçwâmitra (ton oncle et mon maître) je te dois le respect; je ne lancerai donc pas contre toi cette flèche meurtrière; mais je couperai devant toi cette voie supérieure que tu poursuis par tes austérités; et par la vertu de cette flèche, je t'exclurai des saintes demeures. Car ce trait divin de Vishnu, qui brise la force et l'orgueil d'autrui, ne saurait être par moi décoché en vain. » Aussitôt, rapide comme la pensée, Brahmâ et les dieux vinrent pour contempler le fils de Daçaratha, armé de l'arc tout-puissant. >>

Le fils de Jamadagni, les mains jointes, lui dit alors :

<< Quand je donnai la terre à Kaçyapa, il me dit : « Tu ne dois plus avoir ton siége dans les limites de mon empire. » Depuis lors, en effet, je n'habite plus en aucun lieu de cette terre, et je suis résolu à tenir ma promesse. Veuille donc, ô Xattriya, ne pas couper pour moi la voie céleste; exclus-moi seulement du séjour de la pureté suprême. Je reconnais que tu es l'Immortel, l'éternel meurtrier de Madhu. Salut à toi! Pardonne!... Je n'ai point de honte, seigneur des trois mondes, d'avoir été contraint à courber mon front devant toi. >>

Alors le fils de Daçaratha lança la flèche vers la demeure élevée du fils de Jamadagni, et dès ce moment celui-ci demeura banni du séjour suprême. Quand la flèche fut partie, les dieux, s'élevant dans les airs sur leurs chars glorieux, célébrèrent le fils de Raghu; tous les horizons et les cieux s'éclaircirent, et Paraçu Ramâ s'en retourna dans son ermitage.

ÉMILE BURNOUF.

AU TEMPS DE LA FRONDE

Par M. Alphonse FEILLET.

Paris, Didier.

Saint-Simon est sans doute un admirable peintre de portraits; c'est notre Van Dyck à nous. Mais je le trouve plus étonnant encore dans ces traits involontaires qui lui échappent et qui restent pour l'instruction de notre siècle et des siècles à venir. Je trouve, en un mot, ses Mémoires moins précieux peut-être comme peinture que comme miroir. Voici un de ces traits incomparables: parlant de son mariage, il nous dit que le lendemain madame de Saint-Simon « reçut sur son lit toute la France à l'hôtel de Lorges. » L'expression est bizarre; mais qu'elle est vraie! Toute la France, c'est-à-dire tout ce qui avait ses entrées, quelques douzaines de seigneurs; quant au reste, cela existait-il? Ce n'étaient que bourgeois et manants, « moutons, canaille, sotte espèce, » comme dit le Renard de La Fontaine,-nos pères, qu'il ne vous déplaise.

Eh bien! oui, le renard aurait encore raison. Sots et moutons étaient nos aïeux qui s'annulaient si volontiers devant toute la France; sots et moutons nous sommes, quand il s'agit de cette histoire; nous n'avons pas dégénéré ! C'est toujours la même admiration béate pour tout ce qui écrasait et anéantissait nos ancêtres, et nous voulons n'être rien, même dans le passé! Ce passé, l'histoire de la Fronde par exemple, ce sont pour nous les querelles des grands seigneurs, les aventures des grandes dames. M. de La Rochefoucauld s'est-il conduit en galant homme à l'égard de madame de Longueville? M. de Nemours n'a-t-il pas eu tort de quereller M. de Beaufort pour la préséance, et surtout de se faire tuer en duel par lui? Est-ce madame de Longueville qui a fait manquer le mariage de mademoiselle de Chevreuse? etc. Voilà ce qui nous intéresse ! Et quand je dis nous, je ne suis pas assez modeste: car il s'agit ici non pas de nous, mais de nos écrivains les plus illustres, qui s'occupent de la France d'alors, exactement dans le même sens où l'entendait le duc de SaintSimon.

M. Feillet, qui ne l'entend pas tout à fait ainsi, a fait une découverte que je comparerais volontiers à celle de Cuvier à l'égard des animaux antédiluviens: il a soupçonné qu'au-dessous de cette France, entre 1648 et 1661, il avait existé quelques millions d'ani

maux à deux pieds, sans plumes, lesquels manquaient de tout et mouraient de faim, quand ils n'étaient pas massacrés, soit par les troupes royales, soit par celles de M. le Prince et de M. le duc de Lorraine. Cela se passait au temps où madame de Chevreuse et madame de Longueville étudiaient la théorie des belles passions chez Clélie et chez Mandane, et la pratiquaient encore mieux; où mademoiselle de Scudéry, un samedi, provoquait un déluge de madrigaux, tous les plus galants du monde, au sujet d'un cachet de cristal offert par le « généreux Théodamas, » c'est-à-dire M. Conrart, à la « princesse Philoxène, » autrement dite, madame Arragonais.

Nous félicitons M. Feillet d'avoir laissé là « toute la France »> dont on commence à avoir assez, pour s'occuper un peu de ce qui, plus d'un siècle après, allait devenir enfin la France entière, si nous en croyons l'abbé Sieyès et la révolution de 1789.

Cette découverte a plus de portée qu'il ne semble : car elle ne nous débarrasse pas seulement des dissertations, charmantes sans doute, mais enfin un peu monotones, où l'on déterminait, avec une rigoureuse précision, l'ampleur des charmes de madame de Longueville, ou,-chose infiniment plus délicate,-le nombre d'amants que posséda la belle et fragile duchesse de Chevreuse. Le travail de M. Feillet ne va pas moins qu'à donner un peu de sérieux à une époque qui en manquait, je crois, dans l'histoire, et qui reprend une certaine valeur, quand, laissant là les travestissements et la comédie galante qui se jouait à la surface, on va au fond, et que l'on y trouve les plus poignantes misères qui puissent affliger l'humanité.

Oui, nous avons cru longtemps que la Fronde n'était qu'une amusante contrefaçon des romans d'alors: grandes aventures, coups d'épée chevaleresques, amoureuses folies, héros et héroïnes chevauchant de compagnie, complications sentimentales, rencontres, enlèvements, et, comme dit Madelon, « tout ce qui s'ensuit! » Nous aimions à nous rappeler que, pendant le siége de Paris, tous ces gentilshommes, toutes ces nobles personnes, semblaient moins se préoccuper du Mazarin et de ce qu'on lui reprochait à juste titre, que de l'Astrée et des conditions à remplir pour réaliser l'idéal du parfait amant. Nous avions lu, dans le cardinal de Retz, le vif tableau de cette scène, où MM. de Matha, de Laigues, de Noirmoutiers, après avoir fait le coup de pistolet dans le faubourg Saint-Antoine, entrent tout cuirassés « dans la chambre de madame de Longueville qui était pleine de dames. Ce mélange d'écharpes bleues, de dames, de cuirasses, de violons qui étaient dans la salle, et de trompettes qui étaient dans la place, donnait un spectacle qui se voit plus souvent dans les romans qu'ailleurs. Noirmoutiers, qui était grand amateur

de l'Astrée, me dit: J'imagine que nous sommes assiégés dans Mareilly. - Vous avez raison, lui répondis-je; madame de Longueville est aussi belle que Galatée; mais Marsillac (M. de La Rochefoucauld) n'est pas aussi honnête homme que Lindamor. »

Hélas! quelles qu'aient été les épreuves subies par ces brillants personnages, à la même époque j'en connais de plus misérables! Grâce à M. Feillet, je sais qu'il y avait alors des femmes qui n'avaient pas la ressource de poétiser leurs souffrances en les comparant à celles de Galatée; des pères de famille qui ne pouvaient se consoler en s'assimilant à Lindamor. Ces gens, qui d'ordinaire mangeaient peu, à cette réjouissante époque ne mangeaient pas du tout. Plus tard, La Bruyère en a bien dit quelque chose; il nous a parlé de « certains animaux farouches, mâles et femelles, répandus par la campagne, noirs, livides, et tout brûlés du soleil, attachés à la terre, qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible; ils ont comme une voix articulée...» mais cette voix ne se faisait entendre ni à l'Académie française, ni à la cour. Saint Vincent de Paul seul et quelques autres, pendant ce siècle éblouissant, en ont entendu quelque chose, et c'est leur gloire immortelle; un jour,—quand on saura mettre leur vrai prix aux actions des hommes, cette gloire fera pâlir plus d'un chef-d'œuvre et effacera bien des victoires, sans parler des sourires augustes, et de beaucoup de choses du même

genre.

Au moment où éclata la Fronde, la famine, la misère étaient depuis longtemps à l'état chronique chez les malheureux que Vincent de Paul essayait déjà de secourir le gouvernement ne s'en occupait guère, que quand l'excès de ces souffrances engendrait des épidémies. La contagion, pouvant s'étendre des classes pauvres aux classes aisées, éveillait naturellement la sollicitude d'en haut. Voici le remède que Laffemas, intendant de Champagne, avait imaginé: une ordonnance de 1633 portait : « qu'au moindre symptôme de contagion les mendiants et vagabonds eussent à venir déclarer leur malaise, sous peine d'être arquebusés. On n'eût pas traité autrement des chiens enragés.

Ce n'est pas qu'il ne se soit trouvé des gens plus avisés et plus humains tout à la fois, qui, en tâchant de diminuer cette effroyable misère, et de fournir du pain à quelques-uns de ceux qui en manquaient, n'eussent peut-être un peu mieux réussi que Laffemas avec ses arquebusades à prévenir les progrès des épidémies. Ce fut là une des préoccupations du parlement de Paris, au début de la

1. Feillet, p. 54.

Fronde; on a beaucoup trop médit de cette compagnie, il est juste de lui tenir compte de ses efforts d'humanité, si peu efficaces qu'ils aient été, mais d'autant plus méritoires, que cette sollicitude pour les misérables semblait à quelques-uns fort étrange. « Les compagnies souveraines, dit Bussy-Rabutin', en vinrent jusqu'à s'occuper du menu peuple, et diminuèrent le quart des tailles. » Mais la guerre civile rendit ce soulagement illusoire, et vint mettre le comble à tant de

maux.

Quoique les populations n'y prissent guère part, et que, sauf à Paris où l'on se montra d'abord moins indifférent à la lutte, les soldats seuls, mercenaires et étranger pour la plupart, formassent exclusivement les forces des deux partis, la masse de la nation n'en souffrit pas moins. Pour savoir ce qu'était alors la guerre, il suffit de jeter un coup d'œil sur le cahier de Callot, intitulé les Misères et les malheurs de la guerre. M. Feillet y a insisté avec raison, comme sur un document historique d'une haute et tragique signification. Callot avait vu de ses yeux toutes ces horreurs autour de Nancy où il était né, Nancy dont le duc, le fameux Charles de Lorraine, fut un des héros de la Fronde. Privé de ses États, à la tête de ses bandes, le duc exploita les grands chemins: il était adoré de ses soldats, auxquels il permettait tout. Il ne laissait pas de plaire aussi aux dames. Son langage était pourtant un peu libre.

Dans les manuscrits de Conrart', on voit que le duc, pendant son séjour à Paris, « s'allait souvent promener au cours avec Mademoiselle et madame de Chevreuse, devant lesquelles il disait des ordures qui les rendaient honteuses le plus souvent. » Mais sur ce dernier point le naïf narrateur se trompe bourgeoisement. Les ordures ne nuisaient nullement au duc: car Mademoiselle elle-même, dans ses Mémoires, a pris soin de nous assurer « qu'elle le trouva le plus agréable du monde, et qu'il l'était tout de bon en tous ses discours. » Donc les dames en raffolaient, et madame de Châtillon eût été fort aise qu'on la crût au mieux avec le duc; mais, par malheur, il était occupé ailleurs. Il faut dire qu'il était inépuisable en bons contes et en récits surprenants, auxquels les habitudes bien connues de ses soldats prêtaient quelque vraisemblance: ainsi il racontait aux dames que ses gens avaient maintes fois mangé des hommes, faute de mieux. Un jour, ne trouvant dans un couvent que deux vieilles religieuses qui n'étaient point bonnes à autre chose, ils en avaient fait du bouillon. Tous ces propos lui donnaient un air de

1. Feillet, p. 88.

2. Cités par M. d'Haussonville, Histoire de la réunion de la Lorraine à la France, t. II, p. 381.

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