Page images
PDF
EPUB

sement atteint, pour la première fois, après une jeunesse d'intrigues de garnison et d'amours faciles, le pauvre garçon ne comprenait rien à sa timidité d'adolescent.

« Allons, allons, se disait-il, je suis parfaitement ridicule, et je suis sûr que, intérieurement, elle est la première à se moquer de moi. Se moquer de moi!.... Vive Dieu ! »>

Et, prêtant l'oreille aux diaboliques suggestions de l'amourpropre, il combinait des ruses, il dressait des piéges, il préparait des situations où la force même des choses devait triompher de ses hésitations de novice.

Dans l'âme de Marie, l'amour, favorisé par un concours inouï de circonstances, avait fait des progrès encore plus rapides. La vie solitaire qu'elle avait menée jusque-là, son inexpérience de la passion, le courage et le sang-froid que le capitaine avait déployés sous ses yeux et pour sa défense, les souvenirs à demi effacés de la fête de Saint-Martin, qui s'étaient réveillés avec force dès le premier jour, tout se réunissait pour l'entraîner sur la pente fatale à pas précipités. Et l'oncle n'était plus là pour l'éclairer et lui prêter son appui. Sans doute, la voix intérieure qui avertit au début, qui souflle les craintes salutaires et les pudiques alarmes, l'avait d'abord fait rougir des émotions qu'elle éprouvait en donnant ses soins au blessé. Mais bientôt, par l'effet de l'habitude et grâce à l'excuse quasi légitime des exigences de la situation, cette voix se perdit dans l'éloignement, et, sans réflexion, presque sans remords, l'imprudente s'enivra des douceurs perfides de la passion contenue et non encore avouée. En peu de jours, tout fut pris, le cœur et la tête; pas une fibre où ne s'insinuât, semblable à la séve nouvelle, le breuvage du puissant enchanteur.

Dans les circonstances où se trouvait la jeune veuve, une pareille situation était pleine de dangers. Avec son inexpérience et la liberté de relations qu'autorisent les mœurs de la campagne, le moindre incident pouvait lui être funeste. Et cependant, comme sa passion était renfermée dans le secret de la conscience, elle ne songeait pas à s'en alarmer. Du point où elle se trouvait, elle n'entrevoyait même pas les bords de l'abîme. Elle ignorait qu'une fois l'âme vaincue et enchaînée par la rêverie solitaire, il n'est pas besoin de longs aveux ni de grands serments échangés tout haut pour la mettre à la merci des événements, et lui ôter le droit de compter sur le lendemain.

XVII

Une quinzaine de jours s'étaient déjà écoulés depuis la dernière visite de don Félix, sans que le capitaine parût se rappeler qu'il y avait des gardes civils à Olot, et des trabucayres dans les environs. On prenait tranquillement le chocolat dans la salle en arrangeant une partie de chasse pour la matinée. Tout-à-coup, un homme se présente et remet au capitaine un pli cacheté. C'était un ordre formel de son commandant de revenir sur le champ à son poste. « Ayant appris que vous étiez entièrement rétabli depuis plusieurs jours, nous vous enjoignons, etc. » Le capitaine pâlit, Marie baissa la tête, Gabriel se récria; mais il fallait obéir!

« J'espère pourtant, dit Gabriel, que vous ne partirez pas aujourd'hui même, et que vous viendrez faire vos adieux aux perdreaux.

Certes! répondit le capitaine, croyez que je ne suis pas homme à m'en aller sur un beau projet non réalisé. »

Et congédiant d'un geste le porteur du message, il ajouta :

<< Annoncez au lieutenant mon arrivée pour demain. »

Ils s'équipèrent et se mirent en route. Marie et le capitaine devaient se poster au col de Saint-Sauveur, tandis que Gabriel battrait les environs avec ses chiens. Le soleil était à son midi, les troupeaux cherchaient l'ombre, les parfums sauvages et les brises énervantes qui se lèvent sur les montagnes à cette heure du jour circulaient dans l'air échauffé.

Marie s'était assise au pied d'un chêne, et du doigt elle indiquait au capitaine une place à quelque distance. Mais celui-ci, debout à côté d'elle, faisait jouer la batterie de son fusil, s'assurait qu'il avait assez de munitions, s'informait des habitudes du gibier, et tout cela longuement, sans se presser, et en balbutiant quelque peu. Puis, il finit par rester là, sans bouger ni parler.

« Les perdreaux vont arriver, dit Marie en levant les yeux, et vous ne serez pas à votre poste.

-Ah! fit le capitaine. »

Et après un moment de silence:

« Eh bien! qu'ils viennent. Je les viserai bien d'ici.

- C'est que, répliqua Marie en souriant, l'endroit n'est pas commode, et je vous avertis que vous pourriez y compromettre votre réputation d'habile tireur.

-Eh! ne craignez-vous pas pour la vôtre?

-Oh! la mienne n'est pas à compromettre. Et puis, vous êtes mon hôte, je dois me sacrifier.

- N'importe ! je veux en faire l'expérience. Je n'en aurai que plus de mérite si je réussis.

- Comme il vous plaira, dit Marie en se levant; c'est alors moi qui vais profiter des avantages du poste que je vous destinais.

-Oh! restez, s'écria le capitaine d'un ton suppliant. Restez, señora ! J'ai si peu de temps à vous voir, et j'aurais tant de choses à vous dire ! »

Marie s'arrêta interdite. Le capitaine fit un pas, et lui prenant la

main :

« Je vous aime, señora! continua-t-il d'une voix tremblante; pardonnez-moi cet aveu; mais je ne pouvais emporter ce secret avec moi il m'aurait étouffé!

- Taisez-vous! dit vivement la jeune veuve en détournant les yeux.

-Oh! ne vous éloignez pas! Daignez écouter ce que j'ai souffert, • ce que je vais souffrir loin d'ici!»>

Et, dans des phrases sans suite, incohérentes, mais pleines de passion, il se mit à peindre son amour. Marie ne trouva pas la force de l'interrompre. Subjuguée par ce langage enflammé qu'elle entendait pour la première fois de sa vie, elle était là toute tremblante, les larmes aux yeux. Et dans son cœur, à mesure que le capitaine parlait, elle voyait ses propres sentiments, un peu confus jusque-là, prendre une forme plus précise et s'épanouir rapidement, comme des fleurs au grand soleil. Elle reconnaissait tour à tour et les douces mélancolies, et les admirations enthousiastes, et les espérances lointaines, tous ces troubles, enfin, toutes ces agitations intérieures qu'elle entendait décrire; et, avec une surprise mêlée d'infinies douceurs, elle s'abandonnait au charme souverain de la sympathie. Puis, par cette espèce d'illusion de mémoire qui accompagne ordinairement le premier aveu d'un amour partagé, il lui sembla qu'elle et le capitaine se connaissaient depuis longues années, et que ce cœur, qui était là palpitant à côté du sien, n'avait jamais battu que pour elle.

En ce moment, un coup de sifflet aigu se fit entendre au loin. Marie tressaillit et s'écria: « C'est mon fils! éloignez-vous! » Et faisant elle-même quelques pas pour se mettre en vue, elle aperçut Gabriel qui, debout sur la hauteur voisine, lui montrait l'occident et lui faisait signe de rentrer à Rocagirade. Lui-même disparaissait dans cette direction en descendant le versant opposé. Ils remarquèrent alors que le ciel s'était couvert de nuages et que de violentes rafales secouaient les arbres d'alentour. « C'est l'orage qui approche,

dit Marie, Dieu veuille que nous ayons le temps d'arriver!» Et, prenant son fusil, elle se mit à marcher tout droit devant elle à travers les arbres et les broussailles.

Ils avaient à peine fait quelques centaines de pas, qu'un coup de tonnerre éclata au-dessus de leur tête, et, aussitôt, la pluie se mit à tomber par torrents. Il fallut chercher un abri. Une ferme abandonnée se trouvait là tout près; ils s'y réfugièrent. Le toit était aux trois quarts effondré. Il ne restait guère d'intact que le dessus du foyer et le manteau de la cheminée. Marie s'y établit de son mieux, en essayant de rire de leur mésaventure. Le capitaine allait se placer à côté d'elle, mais la voyant baisser la tête avec embarras, il se recula et chercha des yeux quelque autre coin où il pût s'abriter. Il s'adossa contre le mur en face, au-dessous d'une poutrelle qui soutenait encore trois ou quatre tuiles. L'orage redoublait et ils étaient là, silencieux, n'osant se regarder. Tout à coup, la poutrelle craqua et les tuiles tremblèrent. Marie poussa un cri d'effroi. « Venez! » dit-elle au capitaine. Et se rangeant le plus qu'elle put, elle lui fit place à ses côtés.

[ocr errors]

«Oh! señora, disait celui-ci en joignant les mains, ne craignez rien de l'homme qui vous respecte encore plus qu'il ne vous aime. Voyez ! je tremble auprès de vous comme un enfant. Vous occupez dans mon cœur une place à part, et où nulle femme encore n'était montée avant vous !

-Taisez-vous! taisez-vous! répétait Marie en se couvrant les yeux. >>

Mais l'impétueux jeune homme continuait :

« Et il faut que je vous dise adieu! Oh! que ces belles journées ont coulé rapidement ! N'importe, je bénirai à jamais l'accident qui m'a rapproché de vous, qui m'a procuré le bonheur de partager pour un temps votre existence, qui m'a fait entrevoir, au delà des joies vulgaires de ma vie passée, une indicible félicité. »

L'œil du capitaine étincelait. Ces élans d'une ardente et dangereuse mysticité qui, sous le ciel du Midi, accompagnent ordinairement l'explosion des amours les plus profonds et les plus vrais, transfiguraient son visage, et imprimaient aux accents de sa voix je ne sais quoi de pénétrant et d'irrésistible. Marie se laissa gagner à la contagion et, tressaillant, elle s'écria : « Et moi!.... » Puis s'arrêtant: « Non! non! Ne croyez pas !.... » Mais déjà le capitaine l'avait saisie dans ses bras et l'étreignait contre sa poitrine.

L'orage s'était calmé. Le soleil, sortant brusquement des nuages, inonda d'une vive lumière l'intérieur de la ferme. Marie, rendue au sentiment de sa situation, se dégagea vivement et s'enfuit. Le capitaine la suivit de loin et avec peine à travers les arbres de la forêt.

XVIII

Ils atteignirent les bords du Ter. La petite rivière, gonflée par les eaux de l'orage, avait emporté le pont de bois, et, avec un sourd tumulte, elle roulait des troncs d'arbres et des blocs de granit. Ils virent Gabriel de l'autre côté, qui essayait de passer à cheval. Marie, alarmée, l'appela de toutes ses forces. Le jeune homme leva la tête, et, en les apercevant, il fit un geste de satisfaction. Puis il leur cria que le passage était impraticable, et qu'ils n'avaient d'autre parti à prendre que de s'en aller à la ferme del Clot.

Ils rétrogradèrent. Par les sentiers boueux et glissants, Marie, qui était fatiguée, s'appuyait sur le bras du capitaine, et, sous des mots plaisants dont elle riait tout haut, elle s'efforçait de dissimuler son émotion. Le capitaine, silencieux et recueilli savourait en son âme les mille petits bonheurs de la situation. Chaque faux pas lui valait une étreinte, chaque ravin à franchir, le contact de cette main. moite et frémissante, que ses lèvres avaient effleurée une heure auparavant.

Ils arrivèrent à la ferme. Marie entama avec ses gens des conversations interminables sur de minces détails, tandis que le capitaine, assis dans un coin, s'enivrait de la douce musique de sa voix. Vers le soir, elle envoya le fermier pour sonder le gué. Mais l''homme revint en annonçant que les eaux n'avaient point baissé, et qu'il ne fallait pas songer à passer jusqu'au lendemain.

« Nous ferons de notre mieux, señora, ajouta-t-il, pour que vous n'ayez pas trop de regret de ce contre-temps. Notre lit n'est pas bien mauvais, et Dieu sait si nous vous le céderons avec joie. Quant à vous, caballero, je ne puis vous offrir que ce banc, sur lequel on étendra tout ce qui reste de couvertures disponibles dans la maison.

- Vous oubliez, mon brave, que je suis militaire, dit le capitaine, et que je dois avoir plus d'une fois couché sur la dure.

-Et vous? et votre femme? et votre fille?» objecta Marie. Le fermier ouvrit une porte latérale et, montrant l'intérieur d'un grenier rempli de foin et de paille :

« Voyez, dit-il, n'est-ce pas là une belle chambre de famille? » Le lendemain matin, au moment où Marie sortait de sa chambre, la fermière s'avança d'un air empressé.

<< Comment avez-vous passé la nuit, señora?

« PreviousContinue »