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DES RAPPORTS

DE LA

RELIGION ET DE L'ÉTAT

DEUXIÈME PARTIE'

Après avoir montré ce que devraient être les rapports de la religion et de l'Etat, suivant les lois qui découlent de la nature de l'homme et de la société, suivant les principes invariables de la conscience, nous allons rechercher ce qu'ils ont été aux différents âges de la société européenne, ce qu'ils y sont encore aujourd'hui, sous l'empire de circonstances purement passagères, sous l'empire de l'intérêt, de la passion ou de la force brutale; puis nous aurons à examiner si les conclusions qui sortent de ces faits sont conformes ou non à celles que nous avons déjà obtenues; la souffrance ou le bonheur des peuples, leur affaissement ou leur énergie, le degré d'ignorance ou de culture, de corruption ou de moralité où ils sont parvenus, nous apprendrons de quel côté est le droit, de quel côté sont la justice, la vérité, la piété véritable. On peut dire que la question posée en ces termes est déjà résolue.

Si nous croyons nécessaire de renfermer ces considérations dans les

'Voir ze série, t. XXXVIII, p. 637 (livr. du 30 avril 1864).

limites de la société européenne, c'est que chez les anciens le problème n'existe pas. Le problème, en effet, n'existe que si les deux termes dont il se compose, l'Etat et la religion, se trouvent véritablement en présence l'un de l'autre, et nous donnent l'occasion d'examiner quels doivent être leurs rapports. Or, c'est ce qui n'a pas lieu chez les anciennes nations, soit de l'Orient, soit de Rome et de la Grèce. En Orient, comme on l'a déjà remarqué, c'est l'Etat qui fait défaut, puisque l'Etat se trouve absorbé par la religion; à Rome et dans la Grèce, c'est la religion qui est absente, car il n'est pas permis d'appeler de ce nom une pure création de la poésie et de l'art comme les croyances prétendues religieuses de la race hellénique, ou une œuvre réfléchie de la politique, telle que le culte national des Romains.

Le problème des rapports de la religion et de l'Etat, quoique contenu, en principe, dans la nature même des choses, ou dans la nature de l'homme et de la société, n'a pu revêtir une forme historique ou n'a pu intéresser les institutions et les lois que dans la société européenne, ou, comme on l'appelle plus généralement, quoique l'expression soit moins exacte, dans la société chrétienne. Là, en effet, c'est une véritable religion, ce sont de véritables croyances qui se trouvent aux prises avec de véritables Etats; c'est une société, et, plus tard, des sociétés religieuses organisées, puissantes par la discipline et par la foi, qui veulent se faire une place plus ou moins considérable dans une société civile, dans une société politique également forte, également jalouse de ses droits, également décidée à se conserver et à s'étendre. Mais dans la sphère même où il est circonscrit, ce problème n'a pas été compris d'abord aussi nettement qu'il l'est aujourd'hui, il a été agité pendant longtemps comme au sein des ténèbres; il a fallu plusieurs siècles pour que l'Etat et la religion se fussent dégagés l'un de l'autre et eussent acquis la conscience, non-seulement de leurs légitimes attributions, mais du but qu'ils proposaient à leurs efforts respectifs.

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11 y a une première époque, d'environ cinq siècles, qui est remplie, soit par la lutte de l'Eglise contre le paganisme, soit par le travail de l'Eglise sur elle-même pour s'organiser comme société religieuse, pour se purger de l'hérésie, pour fonder sa hiérarchie et sa discipline, pour donner à ses dogmes leur forme définitive. Conquérir sa place au soleil, tantôt en invoquant la liberté, tantôt en se ser

vant de la domination, selon qu'elle est la plus faible ou la plus forte, et étouffer dans son sein tous les germes de division, se donner la constitution qu'elle croit nécessaire au triomphe de ses dogmes, telles sont alors ses deux seules préoccupations. L'Etat lui est indifférent, ou, pour parler plus exactement, elle ne pense pas à lui; quand elle se sert de lui, ce n'est pas pour le dominer, mais pour vaincre les obstacles qu'elle rencontre à son développement purement spirituel.

Vient ensuite l'époque de l'invasion des barbares, de la dissolution de l'empire et du laborieux enfantement de la société féodale. Elle s'étend de la fin du Ve jusqu'au commencement du XI° siècle. Pendant ce temps de troubles, de confusion et de violence, interrompu par le grand règne de Charlemagne, le pouvoir civil et le pouvoir religieux agissent de concert, soit dans l'intérêt de l'Etat, soit dans. l'intérêt de l'Eglise, parce qu'ils sentent qu'ils ont besoin l'un de l'autre, mais nullement d'après un système préconçu sur leurs mutuels rapports, nullement d'après les clauses d'un contrat qui détermine pour chacun d'eux sa légitime part d'autorité et d'influence. Ainsi, l'Eglise avait ses conciles nationaux, réunis par l'autorité du roi, et qui réclamaient la même autorité pour prêter à leurs décisions force de loi. Tel fut le concile national convoqué par Clovis à Orléans, en l'an 511. Les trente évêques dont ce concile est formé déclarent expressément au roi frank que c'est par ses ordres qu'ils se sont assemblés, quos ad concilium venire jussisti, et qu'ils sollicitent, en faveur de leurs canons, son approbation souveraine, « afin, disent-ils, que le jugement ou le consentement d'un si grand prince fortifiat d'une plus grande autorité la sentence des évêques. » Les conciles suivants admettent sans difficulté à participer à leurs délibérations le roi et ses grands officiers, et tous les principaux seigneurs du royaume. A leur tour, Pepin et Charlemagne font entrer les évêques dans les assemblées purement politiques et législatives, d'où est sortie l'œuvre des Capitulaires. Il serait même permis de dire que les assemblées dont nous parlons étaient des conciles semilaïques et semi-ecclésiastiques, et que ce n'est pas sans raison qu'elles étaient ainsi composées, car elles ne s'occupaient pas moins de matières politiques que de matières civiles. C'est le même esprit de mutuelles concessions, de secours réciproques que nous voyons présider aux rapports de Charlemagne et du pape Léon III. Charlemagne augmente les Etats du pape, et le pape consent à sacrer Charlemagne empereur d'Occident et roi des Romains.

Une troisième époque dans l'histoire des rapports de la religion avec l'Etat est celle qui s'étend depuis le commencement du XIe siècle jusque vers le milieu du XIII. C'est l'époque de la théocratie pure,

planant au-dessus de l'anarchie féodale. Quel est, en effet, le spectacle qui apparaît à nos regards au début du XIe siècle, quand les ténèbres et la confusion du siècle précédent ont commencé à se dissiper, comme un douloureux cauchemar, devant les premières clartés du jour? D'une part, toute nationalité éteinte, tout esprit national comprimé, toute institution nationale et civile évanouie; partout la barbarie et la guerre, la violence des uns, l'esclavage des autres; la justice même, devenue une attribution de la force, est obligée, pour rendre ses arrêts, de descendre en champ clos; l'Europe, non pas divisée, mais réduite en poussière par une foule innombrable de petites principautés qui ne dépendent que de nom de l'autorité royale, qui se font une guerre acharnée et sans relâche, à l'ombre d'un empire illusoire, le fantôme plus que l'héritier du vieil empire de Charlemagne ; de l'autre, une puissance formidable qui s'appuie sur les mystères de la loi, qui s'impose également aux grands et aux petits, qui fait trembler les rois et les peuples, les maîtres et les esclaves, et dont chaque parole est réputée un oracle de Dieu, une puissance qui est partout, non-seulement par le respect et la crainte qu'elle inspire, mais par sa merveilleuse unité, par sa savante organisation, par l'innombrable milice qui combat pour elle, par les instruments actifs et intelligents qu'elle possède sur tous les points. Ajoutez que la puissance pontificale, absorbant en elle toute l'autorité de l'Eglise, devenue maîtresse absolue de l'épiscopat, et par l'épiscopat, des conciles, des ordres religieux, de toutes les forces et de toutes les richesses de la chrétienté, était aussi plus savante, et il faut tout dire, plus humaine, plus miséricordieuse, pour ceux-là du moins qui lui étaient fidèles; plus civilisatrice que la puissance laïque et féodale; comment n'aurait-elle pas tenu dans ses mains, comment n'aurait-elle pas courbé devant elle la société tout entière? C'est précisément ce qui est arrivé, et cet événement constitue la théocratie. Comparée à la féodalité, à l'anarchie, à la barbarie, à toutes les violences du moyen âge, la théocratie romaine, malgré ses cruautés, malgré ses excès, a pu être un bien relatif; mais, considérée en elle-même, elle est la ruine de toute liberté et de toute société civile; elle est l'asservissement des nations comme des individus, des souverains comme des particuliers, de la raison aussi bien que de la conscience, et de l'homme tout entier ; j'ajouterai de la religon même, qu'elle croit glorifier par son empire, car, envoyée sur la terre pour délivrer les âmes et non pour les opprimer, elle ne tarde pas à languir et à s'éteindre, à perdre toute vie et toute force intérieure sous le poids des chaînes qu'elle veut forger pour la société.

Ce n'est pas un impie, un incrédule, un tyran, mais une âme dis

tinguée par sa piété dans un temps de foi ardente et de ferveur universelle, c'est un roi que l'Eglise elle-même a placé au nombre de ses bienheureux, c'est saint Louis qui, le premier, non-seulement en France, mais en Europe, a revendiqué les droits de l'Etat, confondus avec ceux de la royauté, contre les excès et les abus du pouvoir pontifical. C'est lui qui a inauguré, dans les rapports de l'Etat et de la religion, une quatrième ère qui s'étend depuis le milieu du XIII siècle jusqu'à la Révolution française, et qu'on peut appeler l'époque des libertés de l'Eglise gallicane.

En vertu des fausses décrétales, le pape s'était érigé en juge suprême de toute la chrétienté; tous ceux qui se croyaient opprimés, peuples, rois, seigneurs; tous ceux qui se croyaient ou se disaient l'objet d'une condamnation injuste de la part des puissances laïques, pouvaient en appeler à sa juridiction absolue. De plus, les pouvoirs laïques étaient à peu près dépossédés par les pouvoirs ecclésiastiques. A l'aide du droit canon, le clergé avait absorbé une grande partie des causes même civiles, même laïques, qui, àuparavant, étaient jugées par les cours féodales. La première et la plus sainte des attributions de l'Etat, la distribution de la justice, avait passé aux mains de l'Eglise. Les Eglises mêmes, les congrégations et les institutions religieuses, qui ne manquaient pas d'un certain degré d'indépendance, qui jouissaient, dans leur ressort, du droit d'élection, avant le triomphe de la théocratie, étaient courbées sous la main du souverain pontife. Enfin, les richesses de l'Etat et surtout celles de la France, s'en allaient, par mille canaux et sous mille prétextes, vers la ville éternelle. Le pape, de sa pleine autorité, sans l'intervention et toujours en dépit du pouvoir civil, levait des impôts, des tributs de toute espèce sur les terres et sur les Eglises.

Saint Louis, en même temps qu'il réformait les lois et les coutumes féodales, faisait reculer la théocratie, et essayait de rendre à l'Etat une partie de ses attributions et de ses droits. Il proclame d'abord hardiment cette maxime, que le roi de France ne reconnaît aucun autre pouvoir au-dessus de celui, « qu'il ne tient que de Dieu et de son épée. » Il obtient, en 1260, du pape Alexandre IV, que les juges royaux n'encourraient plus l'excommunication quand ils arrêteraient des prêtres en flagrant délit de crimes capitaux, pourvu qu'ils les remissent à la disposition des tribunaux ecclésiastiques. Les juges royaux pouvaient connaître des crimes des prêtres mariés, après que ceux-ci auraient été dégradés par l'autorité compétente. Le bras séculier ne devait plus se prêter désormais à l'application des peines qui résultaient d'une sentence d'excommunication, à moins qu'il ne fût prouvé au pouvoir que l'excommunié était coupable. Hélas! cela n'empêchait pas un hérétique, un libre penseur, de

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