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qui le demanderaient. Néanmoins, les efforts de cet homme éminent n'ont pu empêcher la guerre de se renouveler. En 1863, les Waikato, au nombre de 5,000, ont attaqué les Européens à Taranaki. Nous ne fatiguerons pas le lecteur des détails de cette lutte; nous dirons seulement que l'on a réussi à empêcher l'insurrection armée de s'étendre à toutes les tribus. Toutefois, l'habile chef maori, William Thompson, paraît décidé à se défendre énergiquement, et les Anglais devront payer cher leur victoire. Au mois d'août, les naturels occupaient, en face de leurs ennemis, une position presque inexpugnable, Mere-Mere, à l'extrémité d'une chaîne de collines située près du Waikato. Des deux côtés, le sol est couvert de marécages, et la colline elle-même, fort escarpée, a été habilement fortifiée par les indigènes, qui ont élevé plusieurs lignes de défense, et fait de ce petit village une véritable forteresse.

Malgré tous leurs efforts, l'issue de la lutte n'est pas douteuse, et la guerre n'aura servi qu'à diminuer encore la population indigène déjà si amoindrie. Beaucoup de personnes, parmi lesquelles nous citerons M. de Hochstetter, pensent que la race zélandaise est destinée à périr: « Partout, dit-il, le plus fort doit être vainqueur du plus faible; dans le combat avec le monde animal, le Maori a remporté la victoire, les Moas ont été exterminés. Aujourd'hui, la guerre éternelle, sur laquelle repose tout progrès, s'engage entre l'Européen et l'insulaire des mers du Sud; ce dernier doit infailliblement succomber. » Nous n'adoptons pas la théorie du savant géologue; dans ces malheureux indigènes qui se défendent avec tant de courage, nous ne saurions voir une espèce inférieure à la nôtre, et qui doit disparaître devant les Européens comme les animaux inutiles ou malfaisants disparaissent devant l'homme. Nont-ils pas une âme comme la nôtre? Ne sont-ils pas, comme nous, capables d'arriver à la civilisation? Leur intelligence vous semble grossière, leur sens moral presque nul, et ils ne comprennent pas, dites-vous, l'esprit du christianisme. Mais reportons-nous à quelques siècles en arrière. Quand les hordes germaniques conquirent l'empire romain, furent-elles immédiatement transformées par la civilisation? Que nous présentent les premiers temps de notre histoire? n'y voyonsnous pas, à chaque page, des princes, d'une barbarie qui nous étonne et nous effraye, suivre minutieusement les pratiques du culte chrétien? Et, cependant, combien la situation était différente! La civilisation vaincue employait tous ses efforts à adoucir et à façonner les conquérants; mais les Européens cherchent-ils réellement à civiliser les indigènes polynésiens? Des missionnaires pacifiques et dévoués avaient entrepris cette œuvre; ils n'ont pu l'achever. L'ambition, l'avidité des immigrants ont paralysé leurs efforts. Quelle cause attire

ces milliers d'hommes qui arrivent chaque chaque jour sur les plages de la Nouvelle-Zélande? Nest-ce pas la soif de l'or, le désir de posséder de fertiles domaines? L'Angleterre, sans doute, sait admirablement coloniser les pays sauvages; en quelques années, elle fait déborder sur les côtes les plus abandonnées sa vie et sa richesse; les villes se fondent, les forêts se défrichent, un commerce florissant s'établit. Les squatters arrivent, arrivent sans cesse, il leur faut le sol de la tribu; qu'importent les naturels? Tel est le spectacle que présente la Nouvelle-Zélande. Tant que les Maoris ont donné presque pour rien des provinces entières, la paix n'a pas été troublée; mais quand, voyant le sort qui les menaçait, ils se sont refusés à vendre de nouveaux territoires, il n'ont plus été que des ennemis. L'Angleterre aurait pu les gagner en partageant au moins avec eux cette terre qui leur appartenait, en leur reconnaissant les droits de sujets de la couronne. Mais la race anglo-saxonne, fière et envahissante, se prête peu à de telles concessions. Quand des conseils plus modérés prévalurent dans le gouvernement colonial, il était trop tard; le sang versé avait surexcité les sentiments de haine et de vengeance, et rendu les deux partis irréconciliables. Quelle sera la destinée des Maoris? Sont-ils condamnés à périr, ou bien obtiendront-ils, par leur énergie, une place à côté des Européens? C'est à l'avenir qu'il appartient de résoudre cette question. Mais peut-être n'est-il pas sans intérêt de faire entendre dès à présent, en leur faveur, la voix de la conscience et de la justice.

EMILE JONVEAUX.

LA

MAISON DE
DE ROCAGIRADE

MEURS ET PAYSAGES DE LA CATALOGNE

TROISIEME PARTIE'

XIII

Le lendemain, avant le soleil levé, le docteur et don Solar trottaient sur le chemin de Saint-Martin.

"Savez-vous, docteur, disait ce dernier, qu'il était grand temps de venir mettre le holà à Rocagirade? Quand je songe qu'il a tenu à rien que je ne sois parti avant-hier pour Barcelone! Qui peut dire ce qui serait arrivé sans mon intervention? J'en frémis! J'espère au moins qu'ils ne s'aviseront pas de recommencer?

- Hum! fit le docteur en hochant la tête.

Que voulez-vous dire?

Mon cher ami, il ne faut pas nous faire illusion. Nous sommes ici en présence d'un des sentiments les plus énergiques et les plus indestructibles que la nature ait mis au cœur de la femme, l'amour maternel. Ce sentiment, d'autant plus exigeant par sa nature qu'il s'appuie sur toutes les lois divines et humaines, se trouve singulièrement exalté, dans l'espèce, par toute une vie d'intimité, de solitude, de dévoûment. Depuis qu'elle a quitté sa famille, Marie n'a rien aimé au monde que son fils. Tout ce que le cœur de la femme

• Voir 2e série, t. XXXVIII, p. 564 (livr. du 15 avril 1804); p. 682 (livr. du 30 avril).

renferme d'affections et de tendresses, elle l'a reporté sur lui seul. En retour, elle a joui seule jusqu'ici de sa société et de ses caresses. Mais maintenant il faut partager! Que dis-je, partager?....

- Eh! toutes les mères en sont là ! interrompit don Solar; sans compter les pères. Moi, par exemple, n'ai-je pas marié aussi ma fille unique? Vais-je pour cela chercher sottement querelle à mon gendre, prétendant donner et retenir? Ne devait-elle pas prévoir que ces enfants s'aimeraient à la folie, qu'ils rechercheraient la solitude, qu'ils oublieraient père, mère, oncles, tantes et l'univers entier, surtout durant les premiers mois de leur mariage? Elle n'avait qu'à refuser son consentement puisqu'elle tenait tant à garder son fils. On ne lui a rien imposé par contrainte.

- Vous parlez, reprit le docteur d'un air grave, comme un homme de bon sens que vous êtes, et aussi comme un homme dont le cœur a toujours pu se répandre au dehors par toute sorte d'issues. Mais ni votre situation ni votre caractère ne permettent d'établir entre vous et Marie le moindre rapprochement. Et quant aux autres mères, dont vous alléguez l'exemple, croyez, mon cher Solar, qu'il n'en est pas une seule qui puisse voir sans émotion le fils de ses entrailles passer en des mains étrangères, et contracter devant Dieu et les hommes l'obligation de s'attacher pour jamais à une autre femme. Seulement, une éducation, une situation de famille, un genre de vie différents tempèrent le plus souvent la douleur qu'elles éprouvent, et empêchent les éclats dont nous sommes ici témoins. Elle devait prévoir ce qui arrive, dites-vous. Eh! pouvait-elle deviner que le mariage, qui avait eu si peu d'action sur sa vie morale, à elle, transformerait à ce point le cœur de Gabriel? En ce moment même, croyez-vous qu'elle se rende compte de ce qu'elle éprouve, et qu'elle soit en état d'expliquer ses actes, de préciser ce qu'elle veut? Non, certes! La pauvre femme ne sait qu'une chose, c'est qu'elle souffre cruellement; et, sans calcul, sans parti pris, sans choix des moyens, elle lutte et se débat, sous l'impulsion de l'instinct. Bien habile qui lui ferait comprendre que la situation dont elle se plaint est le résultat nécessaire de l'antagonisme établi par la Providence entre les regrets de ceux qui s'en vont et les aspirations de ceux qui arrivent, et que cet antagonisme se résout dans l'intérêt supérieur de la perpétuité de l'espèce. »

Don Solar ne comprenait guère non plus, bien qu'il écoutât le docteur de toutes ses oreilles. Mais, alarmé par l'air inquiet de celuici, il s'écria, en cinglant un grand coup de cravache à sa bête :

« Sacrebleu! docteur, mais que faire, alors? Est-ce que réellement il faudrait recourir au scandaleux expédient d'une séparation? Il n'y faut pas songer; ni la mère ni le fils n'y consenti

raient. Gabriel a trop de cœur et aime trop sa mère pour souffrir qu'elle allât vivre et mourir ailleurs que dans la maison où elle l'a enfanté. Et quant à Marie, il se pourra que, dans quelqu'un de ses accès, elle annonce encore à grands cris, comme elle le fit hier, la résolution de laisser là l'ingrat qui l'oublie ; mais pendant qu'on fera les paquets, elle se ravisera et trouvera mille prétextes pour ne pas franchir le seuil.

- Eh bien! je reprendrai Dolorès et ils resteront chez eux. Si vous voulez tuer du coup votre gendre, faites!

Mais c'est affreux! s'écria don Solar épouvanté.

A qui le dites-vous!» répondit le docteur.

Ils marchaient le front penché, l'esprit occupé de tristes pensées, lorsqu'en traversant un ravin qui coupait la route, et où coulait un filet d'eau limpide, leurs montures, dressant les oreilles, s'arrêtèrent court. Ils levèrent les yeux, et, à quelques pas sur leur droite, en suivant le cours du ruisseau, ils aperçurent, dans un bouquet d'arbres, un moine franciscain qui, nu jusqu'à la ceinture, s'administrait vigoureusement la discipline à l'aide d'un paquet de ficelles minces et siflantes. Son pieux exercice terminé, le pénitent posa les ficelles à terre, tira un linge de sa poche, le trempa dans l'eau fraîche, et en humecta comme il put ses reins et ses épaules. Puis, ayant remis sa robe de bure, il croisa les bras et leva les yeux au ciel, sans doute pour offrir à Dieu sa mortification volontaire. Il se retourna enfin, et, apercevant don Solar et le docteur qui le considéraient :

« Ah! dit-il en souriant, cela n'est pas bien, messieurs, de surprendre les secrets des gens. Mais je suis moi-même un imprudent de compter sur l'heure matinale et la solitude du lieu. J'espère, en tout cas, que ceci n'ira pas plus loin, et que vous ne divulguerez pas ce que Dieu seul doit connaître. »

En parlant ainsi, le moine s'avançait vers les deux cavaliers, leur serrait la main et leur demandait des nouvelles de leurs familles.

C'était un curieux personnage que frère Jacques. Sa constitution athlétique, sa santé florissante, son inaltérable bonne humeur, l'auraient fait prendre aisément pour quelqu'un de ces robustes et joyeux gaillards que les conteurs du moyen âge aimaient tant à mettre en scène, et dont le peuple a si bien conservé la mémoire. A l'occasion, il tapait même familièrement sur la joue des jeunes filles, les poussait à se divertir, allait relancer les danseurs au cabaret, et, moitié riant, moitié grondant, il leur faisait honte de leur peu de galanterie. Cependant, sous cet extérieur mondain et peu ascétique, frère Jacques cachait une foi profonde aux dogmes du catholicisme, une confiance sans bornes dans l'efficacité des sacrements, une pureté de mœurs et une austérité de pratiques qui rappelaient les premiers

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