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Qu'ai-je besoin de votre or? Je ne veux point habiter de ville ni avoir de femme. Peut-être en aurais-je choisi une pour n'être pas seul à vous servir, et, si elle s'était rendue agréable à vous, je l'aurais bien traitée. Mais, si vous mourrez, une femme me serait inutile. »

Il dit, et, comme un homme qui a pris sa résolution, il se retire, non sans avoir jeté sur Jeanne un long regard. Il descend avec vitesse l'escalier qui mène à la prison du sire de Rochefort, et bientôt la comtesse n'entend plus le bruit de son pas furtif sur les marches

de pierre.

Cependant Jeanne, restée seule, s'agenouille au milieu de sa chambre.

<«< Mon Dieu, dit-elle, j'ai péché dans mon cœur et je me suis complue à de coupables désirs, oubliant que le bonheur, même quand il n'est pas criminel, est réservé par vous à un petit nombre de créatures, pour lesquelles il n'a jamais qu'une durée éphémère. Hélas! voyant que la terre est belle, surtout lorsque l'été la couvre de ses dons, j'ai cru qu'elle était destinée à des êtres heureux, bien que je n'en aperçusse aucun autour de moi. Puisqu'il n'en est pas ainsi, écartez du moins le malheur du sire Aimery et d'Odile, et ne cessez pas de leur être favorable. Veillez aussi sur Landry, mon serviteur et mon frère, et ne perdez pas Geoffroy, quoiqu'il commette souvent le mal. Pardonnez-moi de ne l'avoir pas aimé comme l'aurait dû une épouse chrétienne; moi, s'il me tue, je lui pardonne ma mort. Mon Dieu, que ma mort soit le seul châtiment de ma faute. Je ne demande pas une grande félicité, dont je suis indigne, mais l'oubli et le repos; car j'éprouve beaucoup de lassitude du peu de jours que j'ai vécus. Le seigneur qui a longtemps fait la guerre et le serf qui longtemps a retourné la glèbe, ne sont pas aussi fatigués que moi. Tandis que mon corps était tranquille, mon âme courait, sans s'arrêter, d'une pensée à une autre pensée; aujourd'hui, comme une voyageuse après une longue route, elle cherche un refuge auprès de vous. Recevez-la dans votre sein et qu'elle s'y assoupisse. »

Ayant ainsi prié, Jeanne se jette sur un siége. Elle tombe dans une vague et douloureuse rêverie, et murmure une plainte confuse. Comme elle n'a goûté aucun sommeil pendant toute la nuit, ses yeux peu à peu se ferment; elle s'endort.

Le soleil avait déjà achevé la moitié de sa course, quand un bruit qui se fit autour d'elle la réveilla. En ouvrant les yeux, elle fut toute surprise de voir devant elle les gens du château et, parmi eux, le fauconnier Hilbert, le vieux sire Raimon et le frère Anselme. Ils se taisent, et la consternation est sur leur visage. Jeanne, se rappelant aussitôt les événements de la veille, pense que Geoffroy a résolu sa

mort, et qu'il les envoie pour l'avertir de s'y préparer. Elle n'éprouve aucun trouble; elle se lève et leur dit :

« Mes amis, que me voulez-vous? vous semblez bien affligés. Quelle triste nouvelle avez-vous donc à m'apprendre? »

Ils baissent tous les yeux, et continuent à garder le silence. Seulement, le frère Anselme fait signe au vieux Raimon de répondre. Celui-ci se tait.

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« Frère Anselme, reprend la châtelaine, vous avez fait signe au sire Raimon de parler. Ne pouvez-vous parler vous-même? »

Le moine balbutia quelques mots inintelligibles.

« Puisque vous n'osez pas répondre, ajouta-t-elle, je vous interrogerai. Ne craignez pas de m'instruire du malheur dont je suis menacée; me croyez-vous sans courage? Où est le sire Geoffroy? -Hélas! le sire Geoffroy.....

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Jeanne pousse un cri terrible; elle chancelle, et le vieux Raimon s'élance vers elle pour la soutenir, et la reçoit évanouie dans ses bras.

VI

Le lendemain, Aimery partit à la hâte de son château des Yvelines, suivi de ses douze compagnons, pour aller au secours de Jeanne. Sur sa route, il rencontra Landry qui fuyait, tenant encore à la main le couteau avec lequel il avait frappé le sire Geoffroy. Il conta en peu de mots, et d'une voix troublée, ce qu'il avait fait pour le salut de Jeanne. Le jeune châtelain lui offrit un asile sur ses terres, le serf refusa; il quitta le pays, et personne n'entendit plus parler de lui. Chacun s'entretint longtemps de la catastrophe mystérieuse qui avait mis fin aux jours de Geoffroy; on ne manqua pas de voir, dans cet événement, l'effet d'un sortilège, ce qui accrut encore la terreur qu'Aimery inspirait à ses voisins.

Quant à Jeanne, elle tomba dans une si grande tristesse, qu'on ne douta plus qu'elle ne fût atteinte de folie. Elle était des mois entiers sans prononcer une parole; elle répandait encore autour d'elle d'abondantes aumônes, mais par des mains étrangères; elle évitait de se montrer, comme auparavant, aux pauvres qu'elle secourait. Elle était devenue presque invisible; les gens du château respectaient la solitude où leur maîtresse désolée ensevelissait le secret de son âme; ils avaient remarqué qu'elle tressaillait douloureusement

chaque fois que l'un d'eux s'approchait d'elle. Au bout de quelque temps, le sire de Gif demanda en mariage cette riche veuve, proie fort convoitée. Jeanne refusa, et, ce seigneur l'ayant menacée de s'imposer par la violence, Aimery intervint, et le sire de Gif n'osa pas persister dans son dessein.

Cependant, la santé de Jeanne déclinait visiblement; elle était d'une maigreur extrême; la pâleur de son visage avait quelque chose d'effrayant; on eût dit un blême fantôme échappé aux ombres du tombeau. Un jour d'été, elle voulut sortir; elle se traîna languissamment, avec de pénibles efforts, au pied du chêne sous lequel, après la délivrance du sire des Yvelines, elle avait passé la nuit. Il faisait, en ce moment, très chaud; Jeanne, pourtant, tremblait de tous ses membres, comme un malade agité des frissons de la fièvre. S'appuyant contre le chêne, elle soupira profondément, et demeura dans une complète immobilité.

Or, il y avait une chasse dans la forêt. D'abord, six énormes sangliers passèrent, aussi prompts que la foudre; soulevant autour d'eux un nuage de poussière, ils rasèrent le chêne; Jeanne ne s'éveilla pas. Puis vint une meute nombreuse de chiens, qui couraient sur les sangliers, l'œil en feu et la langue pendante; leurs aboiements étaient répétés par l'écho lointain de la forêt; Jeanne ne s'éveilla pas. Aux chiens sucédèrent les chasseurs montés sur des chevaux rapides, dont le pas retentissant ébranlait la terre; Jeanne ne s'éveilla pas. Enfin, apparurent les piqueurs et les valets; ils s'appelaient les uns les autres avec de grands cris, et sonnaient dans leurs cornets; Jeanne ne s'éveilla pas.

Mais voici que, derrière les valets, chevauchent au pas un cavalier et une jeune femme qui devisent à demi-voix.

« Pourquoi, cher Aimery, dit Odile, n'êtes-vous pas avec vos compagnons?

Aujourd'hui, je n'aime plus beaucoup la chasse, Odile, et la guerre elle-même ne m'agréerait pas davantage, si elle n'était nécessaire. D'ailleurs, nous sommes trop souvent séparés, et c'est avec plaisir que je puis m'entretenir seul avec toi.

Tout le plaisir est pour moi, Aimery. Car, vous êtes instruit de bien des choses qui me sont inconnues. Moi, que puis-je vous dire dans nos entretiens que vous ne sachiez déjà? Je suis une femme ignorante et d'humble condition; cependant, je regrette peu une chose qui n'a pas empêché mon cher seigneur d'abaisser les yeux sur moi. Mais, où sommes-nous, je vous prie?

-Tu ne reconnais pas le château du sire Geoffroy? Voici devant nous la passerelle par où Jeanne de Rochefort me fit sortir.

Que de fois j'ai depuis songé à elle? J'ai compris pourquoi,

cher Aimery, elle vous sauvé la vie; comme moi, elle vous aimait. Oh! regardez. N'est-ce pas elle-même que je vois ?>>

Odile lui montre Jeanne assise sous le chêne; Aimery considère la châtelaine en silence.

« Pauvre dormeuse, murmure-t-il, comme elle est pâle! Comme son visage est amaigri!»>

Et il se détourne pour cacher ses larmes. Odile est descendue de cheval.

« Aimery, écoutez-moi, dit-elle à voix basse. Quand je voulus prendre sa main pour la porter à mes lèvres, elle me repoussa, et ce souvenir m'a toujours affligée, quoiqu'elle ait eu pour moi, un instant après, des paroles bienveillantes. Ce que je n'ai pu faire alors, je l'accomplirai aujourd'hui.

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Odile, prends garde qu'elle ne s'éveille et ne soit irritée.

N'ayez point souci de cela. Je marcherai si légèrement qu'elle ne m'entendra pas; les sangliers, ni les chiens, ni les chasseurs ne l'ont réveillée, comment la réveillerai-je ? »

Odile marche doucement; son pied ose à peine toucher la terre. Plusieurs fois elle se retourne vers Aimery, le doigt posé sur ses lèvres. Elle s'approche ainsi de Jeanne, sans que celle-ci fasse le moindre mouvement. Elle s'agenouille devant elle et lui prend la main. Aussitôt, elle se relève vivement et recule avec terreur. « Aimery, Aimery, s'écrie-t-elle; elle est morte! » Aimery accourt et saisit à son tour la main de Jeanne.

« Hélas! Odile, tu dis vrai, elle est morte ! >>

Le sire des Yvelines détache son cornet de chasse; il en tire un son éclatant. Les gens du château arrivent; il leur montre la châtelaine et leur dit :

« Votre maîtresse a cessé de vivre ! »

Ils emportent Jeanne en manifestant la plus vive affliction.

Odile et Aimery remontent à cheval; ils s'éloignent livrés à leurs pensées. La jeune femme rompt la première le silence.

« Pourquoi suis-je venue ici? dit-elle. Je suis bien effrayée et bien chagrine. Cher Aimery, nous qui sommes heureux aujourd'hui, le serons-nous toujours?

Qui le sait, Odile? Notre bonheur est comme une lumière exposée à tous les vents; le moindre souffle d'orage peut l'éteindre sans qu'elle se ravive jamais.

-Oh! ne parle pas ainsi! Moi, je veux être heureuse encore! » Aimery, souriant avec tristesse, jette sur elle un regard plein d'amour. Ils disparaissent dans l'épaisseur de la forêt.

ALFRED DE TANOUARN.

DE LA RÉFORME

DES

LOIS D'INSTRUCTION CRIMINELLE

SOUS LA CONSTITUTION DE 1852

M. Jules Favre s'exprimait ainsi, le 11 mai 1864, devant le Corps législatif « J'ai entendu dire un grand nombre de fois que notre Code d'instruction criminelle était la sagesse écrite, et qu'il serait téméraire d'y toucher. Il y a, en effet, un certain nombre d'esprits optimistes qui voient tout en bien, et qui, satisfaits de toutes choses, ferment les yeux à tous les inconvénients et prennent le parti de tout louer afin de se dispenser de la peine de penser. » Si ce reproche s'adresse au gouvernement actuel, il est profondément injuste; aucun autre ne s'est plus vivement préoccupé d'améliorer nos lois d'instruction criminelle. Loin de s'épargner la peine de penser sur un si grave objet d'étude, il a provoqué de toutes les manières la critique de ces lois et l'élaboration de leur réforme. Mais tandis que les méditations de nos deux assemblées républicaines n'avaient rien enfanté de sérieux, il a voulu faire et il a fait.

Mieux qu'aucun autre, il a compris que la loi d'instruction criminelle est l'âme de tout le système pénal. Il est bon de déterminer avec sagesse et précision les faits punissables, d'atténuer ou d'aggraver la répression selon les circonstances, d'organiser un système de peines modérées, humaines, efficaces, exactement proportionnées au crime; mais tout cela demeure stérile quand une procédure vi

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